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Ai^
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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXIII* ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
: UT. — i« MAI 1863.
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PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLAYK
t . , ' >
HUE SAIXT-BBNOIT, 7
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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXXIII* ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME QUARANTE-CINQUIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
lUK SlIRT-BXnOIT, 20
1863
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M-^" LA QUINTINIE
• IMQUlftMB PABTIB (1).
La trêve était bien près d'expîrer lorsque M. Lemontier arrivait
à k\x. Son premier soin, après avoir causé avec son fils, fut de le
faire parUr pour Cheneville, une terre qu*il possédait dans la vallée
du Rhône, au-dessous de Lyon ; là, le jeune homme recevrait en
quelques heures les communications nécessaires. C'était Tépoque
où, tous les ans, le père et le fils habitaient cette résidence, où
Emile avait été élevé et qu'il aimait beaucoup.
M. Lemontier sentait que la présence d'Emile ne pouvait qu'aug-
menter l'irritation du général et stimuler la vigilance hostile de
Tabbé. D'ailleurs, si la lutte de famille prenait quelque échappée
an dehors, il ne fallait pas que Lucie fût compromise par le voisi-
nage de l'objet de cette lutte. Emile souffrit beaucoup de s'éloigner .
du théâtre des événemens et de se sentir réduit à l'inaction; mais il
comprit la sagesse de son père : il remit son sort entre ses mains et
partit, cachant ses angoisses et surmontant sa douleur. Emile avait
une grande force de volonté, on a pu en avoir la preuve dans ses
dernières lettres. Il n'était peut-être pas ce qu'au temps de Gran-
disson on eût appelé un jeune homme accompli ; mais il était naïf,
généreux, enthousiaste, et d'un caractère assez solide pour porter *
la spontanéité de ses élans. S'il avait les jalousies de l'amour, il sa-
vait les renfermer dans les limites de la justice. S'il avait les fer-
feurs du néophyte philosophe, il n'y mêlait pas le sot orgueil de la
(1) Voyei u Retfue do l** et 15 mm, l*' et 15 aYril.
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6 BETOE DES DEUX MONDES^
dispute, et son père le calmait sans peine, car son père était pour
lui le type de la raison et de la bonté.
M'"'' Marsanne et sa fille quittaient la Savoie. Henri Yalmare eût.
désiré les suivre ; mais il sentit qu'il pouvait être utile à M. Le-
montier, et il lui offrit de rester. M. Lemontier accepta. Il y avait
chez ce jeune homme un fonds de dévouement et d'affection dont il
ne se vantait pas, qu'il n'appréciait peut-être pas lui-même, msds
que M. Lemontier connaissait bien, et qu'il savait développer en le
jmettant à l'épreuve. Henri s'établit donc au village du Bourget, sur
la même rive du lac où est situé le château de Turdy, et à une
courte distance. M. Lemontier se rendit à Turdy, décidé à y passer
tout le temps nécessaire et à ne s'en laisser chasser par personne,
conformément au désb: de Lucie et du grand-père.
Pendant que le siège se posait ainsi, M. Moreali, attentif aux mou--
vemens de ses adversaires, faisait aussi son évolution. Il laissait à
Aix son ami le comte de Luiges, qui ne lui eût été de nul secours,
et il allait recevoir à Chambéry un auxiliaire important qu'il atten-
dait avec impatience. Cet auxiliaire, cette force de conviction et de
volonté qu'il voulait opposer à M. Lemontier, c'était le père Ono-
rio, le capucin romain qui, par son influence, avait renouvelé à sa
manière l'&me de Moreali et bien d'autres.
Le portrait de ce religieux se trouve assez nettement tracl dans la
lettre onzième de cette collection, écrite par Moreali à M"* La Quintî-
nie. Si le lecteur veut s'y reporter en cas d'oubli , il saura aussi bien
que nous par quelles épreuves avait passé la croyance de l'abbé,
quelles ambitions légitimes et nobles avaient été refoulées et frois-
sées en lui par le joug somnolent de l'infaillibilité papale, ressource
puérile, mais unique et dernière, de l'orthodoxie agonisante; quels
dégoûts mortels il avait éprouvés en se retrouvant, privé de persua-
sion intime, en face de cette loi aveugle, sourde et muette; enfin
quel désespoir exalté l'avait jeté dans les bras du père Onorio, un
des derniers saints de cette orthodoxie ruinée, un esprit passionné,
une vie austère, une parole saisi3sante, mélange d'inspiration et
d'égarement, le cynisme enthousiaste de la démission humaine.
Il avait fallu à la vive intelligence de Moreali, à bout d'efforts, le
refuge de cette folie sacrée pour ne pas abjurer toute croyance. H
eût fait de vaines tentatives pour accepter la moderne philosophie
spiritualiste, confuse encore à bien des égards, mais édairée d*en
haut, née du divin principe de la liberté, nourrie de la notion du
progrès et en pleine route déjà vers les vastes horizons de l'avenir.
Cette philosophie se personnifiait devant lui dans M. Lemontier et
dans son fils. Il était ébloui, effrayé, indigné de la force de cette
réaction contre les doctrines de mort du père Onorio, son dernier
asile. U était trop intelligent et trop instruit pour ne pas se sentir
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MADEHOISEUE LA QUUrrmiE. 7
débordé et entraîné : cette réaction, on eût pu la paralyser en fai*
sant entrer ses lumières et ses forces dans le domaine de la foi; mais
Féglise ne veut pas de ce concours hétérodoxe, et, comme elle, Ho-
reali avait en lui la haine des hommes libres et des écrits nouveaux,
cette robe de Nessus du prêtre qui a vaillamment combattu toute sa
vie, et qui meurt torturé, consumé, sans avoir pu vaincre.
Horeali, esprit entreprenant et toujours spontané quand même,
était venu en Savoie avec de grandes illusions. 11 avait cru triom-
pher aisément des velléités de Lucie pour le mariage. On a vu qu'il
comptsdt fonder un couvent d'hommes en même temps qu'elle fonde*
rait un couvent de femmes, et qu'il voulait donner au père Onorio la
direction du premier, se réservant pour lui-même tacitement celle
du second. Il était riche, et le saint-siége l'avait autorisé à fonder
son établissement religieux dans ce pays de Savoie, qui pouvait un
jour ou l'autre être envahi par l'esprit gallican en se trouvant an-
nexé à la France. Pour traiter de l'achat d'unepropriété convenable
sans trop donner l'éveil à l'esprit d'opposition que le prêtre sup-
pose toujours déloyal, Moreali s'était fait autoriser à prendre l'ha-
bit séculier. On pensait peut-être aussi que les fidèles de Savoie
étaient aussi jaloux de leurs intérêts que les autres, et que tout
vendeur exploiterait la circonstance.
Ce n'était pas là, dira-t-on, une raison suffisante pour que l'abbé
prit tant de précautions et voulût cacher jusqu'à son nom. En effet;
U en avait donc une autre. Il Tavsdt dite à Emile, et il n'avait pas
menti. Il craignait, sinon pour ses jours, du moins pour sa liberté
d'action, car il avait sujet d'appréhender quelque violent scandale
venant entraver ses projets. Ne la connait-on pas maintenant, cette
raison? Il savait que le général La Quintinie lui avait voué de mor-
tels ressentimens, et U se disait que M. de Turdy, malgré son grand
âge, n'avait peut-être pas, comme M"* de Turdy, oublié son nom. H
fallait voir Lucie, la convaincre, obtenir par l'enchantemerit de la pa-
role ce que ses lettres n'avaient pu opérer. Lucie se refuserait peut-
être à des rendez-vous, à des conférences mystérieuses. Il fallait
pénétrer à tout prix jusqu'à elle. L'abbé avait réussi.
Et pourtant U avait failli échouer. Sa première rencontre avec le
général chez M"*" de Turdy avait été orageuse. Il avait audacieuse-
ment provoqué cette rencontre en se faisant reconnaître et accepter
par la vieille tante, après l'avoir fascinée et conquise par ses soins.
C'avait été l'affaire de peu de jours. Moreali avait d'exquises et
diastes séductions dont il connaissait la puissance. Se fiant donc à
lai-même de plus en plus, il avait prié la tante de le faire dtner
avec le général à l'insu de M. de Turdy et de Lucie. On a vu que le
général s'était rendu à l'appel d'un billet mystérieux. Le général
avait dîné et passé la soirée avec lui sans le reconnaître. Il ne Ta-
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8 BBYUE DES DEUX MONDES.
vait pas vu depuis plus de vingt ans , et même il l'avait rarement
vu, bien que Horeali eût été Farbilre secret de ses destinées con-
jugales.
Vers onze heures du soir, M"' de Turdy étant rentrée dans ses
appartemens et le général prolongeant la veillée avec Taimable et
pieux séculier qui Favait convenablement sondé et assoupli depuis
quelques heures, Moreali s'était fait raconter la vie et la mort de
Û»» La Quintinie. Il avait vu combien le temps avait amorti cette
douleur, et il avait saisi les secrètes opérations de la conscience du
général. Longtemps celui-ci s'était reproché la mort de sa femme
comme un résultat de sa faiblesse envers le prêtre. Devenu dévot
par vanité, pour marcher de pair au sortir du sermon et de la con-
férence avec certains officiers supérieurs de vieille roche et pour
recevoir les cajoleries des évoques et de leur suite, il avait tout à
coup découvert que la mort de sa femme avait été, non celle d'une
victime, mais celle d'une sainte, et il s'était fait à ses propres yeux
un mérite de ce qui avait été si longtemps un sujet d'humiliation et
un remords. Moreali le trouva donc suffisamment préparé, et l'abbé
Fervet se révéla.
Un sentiment humain, un reste de dignité virile, un dernier bat-
tement de cœur pour la femme qu'il avait aimée rendirent le géné-
ral furieux et menaçant pendant quelques minutes. Moreali, non
moins ému, lui offi-it sa poitrine en lui disant qu'il mourrait avec
joie pour avoir travaillé sincèrement à sauver Tâme de M"" La Quin-
tinie. Le général pleura, s'humilia et demanda à l'abbé de le con-
fesser et de l'absoudre, ce qui fut fait en l'oratoire du comte dé
Luiges, à Chambéry, lelendemain matin. L'abbé Fervet n'avait ja-
mais cessé de confesser les hommes.
Dès ce moment, le général, heureux d'avoir trouvé une volonté à
mettre à la place de la sienne quand celle-ci chancelait, et un
homme de mérite et de science à opposer à ce qu'il appelait l'er-
gotage philosophique d'Emile, appartint corps et âme à son ancien
persécuteur, à son ancien ennemi, à l'homme dont l'influence spiri-
tuelle avait failli empêcher son mariage et soulevé depuis, dans son
cœur incertain et troublé, des tempêtes d'indignation et de jalousie.
Pendant ces opérations de l'abbé, le capucin était en route. Il
était appelé pour prendre connaissance d'une propriété que Moreali
avait commencé à marchander et qu'il voulait savoir appropriable
aux desseins de l'anachorète. Moreali hésitait maintenant dans la
réalisation de ce projet en voyant la résistance de Lucie à un projet
analogue; mais il espérait que l'éloquence fougueuse et l'aspect fas-
cinateur du saint agiraient sur elle.
Le jour de l'expiration de la fameuse trêve imaginée par Moreali
pour donner à Onorio le temps d'arriver, un frère quêteur se pré-
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MADEMOISELLE LA QUINTINIE. 0
aenta à la porte du manoir de Turdy. On le fit entrer dans les cui-
sines. Le général était averti, il ne bougea pas. Misie, habituée aux
charités de Lucie et prévenue d'ailleurs par Moreali, qui disposait
de ses étroites convictions, alla demander à sa jeune maîtresse ce
qu'il fallait donner au religieux mendiant. Lucie était dans la biblio-
thèque avec M. Lemontier, arrivé depuis peu d'instans. On était en
train de servir là le souper du grand-père, qui était assez bien pour
sortir de sa chambre, mais encore trop faible pour descendre au
salon.
Quand Lucie, tout en causant avec M. Lemontier, eut envoyé son
aumône, Misie revint lui dire que ce pauvre frère était bien fatigué,
qu'il avait les pieds en sang, et qu'il demandait à coucher sur une
botte de paille dans un coin du vieux château ou des écuries.
— Qu'on lui donne un lit, une chambre, un bon souper et tout
œ qu'il voudra, répondit Lucie. — Et elle se remit à parler d* Emile
avec M. Lemontier.
Elle était heureuse de le voir enfin, cet homme d'une sereine in-
telligence, d'une vaste érudition et d'un caractère aussi pur que son
esprit. C'était un de ces persévérans chercheurs de lumière que le
vulgaire de tous les temps discute, raille, critique ou injurie, mais
qui, plus ou moins d'accord entre eux, creusent en chaque siècle
plus profondément le sentier dont l'avenir fait de larges voies. Il
n'avait pas l'orgueil de l'apostolat et ne* se croyait pas un révéls^
teur. Nulle intelligence n'était plus modeste, nul extérieur plus
simple. Sa parole était douce, claire, sans ornemens inutiles. 11
écoutait plus qu'il ne démontrait. Son esprit était toujours occupé
de comprendra afin de juger sans passion et de conclure sans par-
tialité. Et sous cette tranquillité d'âme il y avait de la vraie force,
on indomptable courage, des trésors de bonté, une patience inal-
térable.
Bien qu'Emile eût parlé de son père avec enthousiasme, Lucie
ne le trouva pas au-dessous de ce qu'elle avait rêvé, car Emile l'a-
vait avertie de l'étonnante simplicité de ses manières; il lui avait
prédit qu'au lieu d'être éblouie, elle serait charmée. Lucie se sen-
tadt aussi à l'aise avec M. Lemontier que si elle l'eût toujours connu.
Déjà elle l'avait présenté au vieux Turdy, qui l'avait reçu avec une
joie expansive, et qui maintenant s'habillait pour venir passer une
ou deux heures avec eux avant de retourner à sa chambre de malade.
Le général, avec qui Lucie avait dlnë, ne paraissait pas. M. Le-
montier lui fit demander par Misie la permission d'aller le saluer.
Le général fit répondre qu'après le souper de M. de Turdy il atten-
drait le nouvel hôte au salon. M. Lemontier ayant complété toutes
les notions que devaient lui fournir Lucie et son grand-père, des-
cendit au salon et y trouva le général flanqué du capucin. Ce n'était
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10 BEYUE DES DEUX MONDES.
pas le moment de causer d'affaires : Taffectation du général à ne pas
congédier ce vieillard silencieux et fatigué prouva de reste à M. Le^
montier qu'on reculait pour ce jour-là devant les explications.
Mais quel était ce nouveau personnage inconnu à Lucie et qui se
trouvait subitement lié avec le général? Un passant? un pèlerin re-
cevant rhospitalité d'un jour, ou un espion de Moreali? M. Lemon-
tier, qui l'examinait tout en causant de choses d'un intérêt général
avec M. La Quintinie, comprit vite que ce n'était ni un passant ni
un intrigant, mais une sorte de missionnaire de bonne foi. L'homme
était très vieux ou très usé par les austérités. Sa figure commune
et terne avait tout à coup de grands éclairs sans cause apparente.
L'œil éteint tenait assoupies des flammes qui s'échappaient comme
des décharges de lumière électrique. Le front très élevé, serré aux
tempes, contrastait dans sa nudité avec le front court et large du
général.
Il était vêtu de bure et souillé de poussière, sa peau et ses vête-
mens diOéraient peu de couleur. Il exhalait une odeur de terre et
d'humidité. Il parlait mal le français et paraissait le comprendre plus
mal encore. En revanche, il ne comprenait pas du tout l'italien que
le général s'efforçait de lui parler. Assis près de la fenêtre ouverte,
il avait peut-être froid, mais il ne s'en apercevait pas ou ne s'en
souciait pas. Il appartenait à ce tempérament insensible ou invulné-
rable qui est propre aux exaltés, aux martyrs et aux fous.
M. Lemontier observait son profil socratique, évidé pour ainsi
dire, comme si la maigreur des jeûnes n'eût laissé en saillie que les
lignes osseuses et emporté la trace de tous les instincts. Le front
seul avait poussé en hauteur, et par là ce n'était plus Socrate, mais
quelque chose de plus et de moins, un Indien , un stylite. Le père
d'Emile sentit que l'homme n'était pas méprisable, et il lui parla en
bon italien bien rhythmé. Une lueur de satisfaction éclaira les traits
du pauvre moine, qui, fourvoyé, ennuyé et résigné, s'était changé
en statue.
Il raconta naûvement à M. Lemontier qu'il venait de Frascati,
qu'il avait voyagé en chemin de fer, par mer, en diligence et à pied.
De tout cela nul étonnement, nul souci. Du changement de pays
et de climats aucune préoccupation. Mulle remarque sur son che- .
min. Il avait marché dans ses pensées ^ disait-il; il n'avait rien vu.
— C'est très beau de marcher ainsi, lui dit M. Lemontier, quand
les pensées sont nobles. Vous pensiez à Dieu?
— A Dieu toujours et à beaucoup de petites choses que je deman-
dais à Dieu de m'expliquer.
— Par exemple?
— D'abord pourquoi l'on tient à aller vite , comme si l'on croyait
avancer en changeant de place!
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MADEMOISELLE LA QUIIHINIE. 11
— Dieu VOUS a-t-il répondu ?
— Oui, il m'a dit que cela ne servait de rien, et que la mort de^
meurant partout, il n'était pas besoin de se hâter pour la rencon-
trer.
— Et que lui demandiez-vous encore?
— Si les anges voyagent.
— Et Dieu...
— Dieu m'a dit qu'ils allaient plus viteique la vapeur«
— Aussi vite que la pensée?
— Encore plus vite, plus vite que le mal, aussi vite que la grâcel
— Très bien ! Si le bien va plus vite que le mal, le mal sera donc
devancé et réduit à l'impuissance?
— Cela, c'est un mystère. J'y ai songé quelquefois.
— Avez-vous questionné Dieu là-dessus?
— Non; il m'eût dit que cela ne me regardait pas. J'ai un jour à
vivre!
L'entretien continua sur ce ton, M. Lemontier examinant le cer-
veau de ce moine comme un produit curieux du travail ascétique,
le morne répondant par sentences obscures et malignes comme
celles d'un sphinx.
C'était au tour du général à ne pas comprendre. Il s'évertuait à
saisir im mot dans chaque phrase, se demandant d'où venait à
l'homme mbverst'f cette audace tranquille d'interroger un saint. Son
ëtonnement devint de la stupeur quand, au bout de vingt minutes,
le capucin, qui n'avait pu échanger avec lui dix paroles, et qui lui
marquait une extrême froideur, parut s'être pris d'abandon et de
B}inpatbie pour M. Lemontier, et, tout en se retirant, lui tendit la
main en échangeant avec lui le souhait de felicmima nolle. Puis il
revint sur ses pas et lui demanda si sa fille était malade, qu'il ne
l'avait pas vue? Il prenait M. Lemontier pour le père de Lucie, ce
que H. La Quintinie avait pu lui expliquer à cet égard ayant été
complètement perdu. M. Lemontier ne marqua pas de surprise et
profita du quiproquo pour s'instruire. Sûr de n'être pas compris du
général, qui le suivait la bouche béante, U demanda à son tour au
capucin s'il connaissait la signora Lucia.
— Non, dit l'autre, mais elle m'a fait l'aumône et accordé l'hos-
pitalilé. On dit qu'elle est charitable et pieuse. J'aurais voulu la
remercier. On m'a dit qu'elle savait très bien ma langue, elle aussi.
— Nous y voilà, pensa M. Lemontier. Il promit au moine qu'il la
verrait le lendemain matin, — car vous ne comptez point partir
demain? ajouta-t-il.
— Non, s'il est vrad que vous ayez besoin de moi îci^ répondit le
père Onorio complètement dupe de son erreur de personnes. Je vnis
où Ton m'appelle, comme je sors d'où Ton me chasse. On m'a dit
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12 EETUE DBS DEUX MONDES»
qu'un père me réclamait , c'est vous? et qu'un grand-père voulait
jne battre, où est-U? Me voilà! Qu'il en soit ce que Dieu voudra,
mon pauvre corps est à lui et ne vaut pas la peine qu'il le protège.
Il s'en alla sur cette plaisanterie en souriant d'un air lugubre et
doux.
Le général eût bien voulu savoir. M. Lemontier lui fit payer sa
réserve en lui répondant d'une manière évasive et en se hâtant de
prendre congé de lui jusqu'au lendemain.
— Vous retournez à Aix? dit le général sèchement.
— Non, mon fils n'y est plus, et M. de Turdy m'a engagé à pas-
ser quelques jours chez lui.
— Ahl monsieur votre fils...
— Est allé m'altendre chez moi.
— Alors... nous causerons...
— Quand il vous plaira, général, répondit M. Lemontier en re-
prenant le chemin de la bibliothèque, où Lucie l'attendait.
. — Ce diable d'homme! pensait le général en se couchant. Il était
si pressé de parler, et il semble que ce moine lui en ait ôté l'enviel
Pourquoi donc, sac à laine! ai-je oublié tant que cela l'italien, que
Je croyais savoir? — Il s'endormit en feuilletant un vocabulaire de
poche à Tusage des commençans.
M. Lemontier conseilla à Lucie de voh' et d'écouter le moine, de
le laisser catéchiser, et de faire accepter à M. de Turdy la pré-
setnce de cet apôtre dans sa maison pendant le temps nécessaire.
Et même, ajouta-t-il, il n'est pas impossible que je vous demande
de rappeler Moreali. Vous avez peut-être été un peu vite; il eût
mieux valu ne pas le chasser. Je suis là, je veille, et je me charge
de recevoir tous les assauts. Nous devons, je crois, au lieu d'entre-
tenir les craintes et Tirritation du grand-père, l'amener à sourire de
cette vaine persécution et à la laisser s'user d'elle-même autour de
lui. Du moment que vous êtes sauvée de l'entraînement religieux,
nous sommes tous sauvés. Il ne s'agit plus que de faire avorter les
crises sans les trop éviter. Donnez de la gatté et un peu de malice
prudente au grand-père; je vous réponds qu'appuyé sur nous, et
sûr de vous désormais, il retrouvera des forées dans ce petit exer-
cice de sa vitalité.
M. Lemontier ne se trompait pas. Dès le lendemain, M. de Turdy
était sous les armes, enchanté d'avoir à travailler, lui aussi, au ra-
chat de la liberté de sa petite-fille, et assez fort pour reprendre ses
habitudes.
Le capucin réclama un entretien avec Lucie. On le reçut au salon,
toute la famille présente. Là Lucie refusa d'entendre aucune exhor-
tation secrète, mais elle s'engagea à écouter le moine aussi long-
temps qu'il lui plairait de parler sans que ni elle» ni M. Lemontier,
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M&DEKOffilLU; Là QTnNTimX. iS
m 8cm|;nnd-père se permissentun mot d'interraption. Gela nefair
aiât pas le compte du général, qui craignait que l'orateur n'eût pas
ses coudées franches; mais Onorio fit bien, voir qu'il ne s'embarras-»
sait de rien et qu'il méprisait profondément les subterfuges. Il était
Fantithëse du jésuitisme, il était l'anachorète des anciens jours;' il
en avait la foi, la vigueur et la science tbéologique. Seulement cet
homme du passé transporté au xix* siècle, n'ayant plus sa raison
d*être, chantait dans le vide, et l'écho de sa voix retournait sur lui-
même sans rien ébranler de solide au dehors.
Q parla avec une grande abondance de cœur pourtant, car il avait
personnifié Dieu à son image; il s'entretenait avec lui d'égal à ^;al,
tantôt avec une tendresse touchante, tantôt avec une trivialité co-
mique. Il aimait ce Dieu de sa façon à* l'exclusion abaolue et complète
de tout être réel. Il dialoguait avec lui à la manière des sibylles, ré-
pétant ses réponses sans nul souci de les rendre ridicules en les
traduisant mal à l'assistance, se livrant à une pantomime comique
parfois et parfois sublime de persuasion et de simplicité. Il dit des
choses admirables et des choses révoltantes. Il fut éloquent et pué-
ril. Le vieux Turdy riait à son aise; l'orateur n'y faisait pas la
moindre attention. Le général admirait de confiance, devinant au
geste et à l'inflexion apparemment que tout devait être magnifique.
M. Lemontier était attentif, et quand il y avait à louer, il laissait
échi^per un mot d'approbation qui étonnait grandement le général.
Lude étût grave et triste; elle sentait profondément le néant de
cette doctrine de mort dont un représentant sincère et courageux
lui disait le dernier mot. Elle avait traversé avec dégoût les trans-
actions de mauvaise foi de la propagande, elle entendait , mainte-
nant la parole d'orthodoxie, lé de profundh de l'humanité, la né-
gation de la vie divine. On ne déserte pas sans un reste de frayeur
-et de regret l'autel refroidi dont on a longtemps couvé la flamme
et guetté le réveil. Ce regret fut le dernier. Quand le capucin eut
fini de prêcher le renoncement absolu, elle lui dit simplement :
. — Je vous remercie, père Onorio, vous m'avez ramenée au vrai
Dîeut
Le grand-père et M. Lemontier l'avaient comprise. Le capucin,
exténué de fatigue, se retira en bénissant l'assistance. Le général
crut triompher; il prit le bras de M. Lemontier et l'emmena dans le
jardin.
— Eh bieni lui dit-il, est-ce que ce n'est pas concluant, ce que
TOUS venez d'entendre?
— Concluant pour le suicide, répondit M. Lemontier.
' — Gomment? quoi? il a parlé sur le suicide?
H. Lemonti^ résuma clairement le discours du capucin et en fit
toucher du doigt toutes les conséquences au général. — La plus
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lA BEYUE DES DEUX MONDES.
grave, ajouta-t-U, serait que M"* La Quintmie eût été pe;-suadée
sans retour» car elle se fersdt religieuse dès demain. Est-ce votre
iatention qu'il en soit ainsi, général?
-^ Non pas, sac à laine! jamais I*.. Biais croyez-vous réellement
que ce moine, au lieu de lui parler raison, lui ait conseillé de faire
desvœux?
— U nous Ta conseillé à tous, et à vous tout le premier.
— A moi ! à moi I Moi, me faire capucin 7. . .
— Au nom de la logique certes.
— Mais vous vous moquez?
— Je vous donne ma parole d'honneur que tout ce que nous fai-
sons sur la terre est péché au dire de ce prédicateur. Votre habit
propre et commode eét un péché, le dîner sain et copieux que vous
prendrez tantôt est un péché. Votre santé, votre activité, votre au-
torité, votre prière, votre croyance, votre affection paternelle, votrt
jOlle dle-méme, tout est péché en vous et autour de vous.
— Eh bieni alors... que veut-il donc que je devienne?
— Ce qu'il est lui-même, un spectre, un cadavre, rien!
— Tenez, monsieur Lemontier, reprit le général en arpentant les
allées à grands pas, je sais qu'il y a des exagérés ;... il y en a par-
tout!. •• Vous êtes un libéral... Vous savez bien qu'il y a des jaco-
bins?... On m'avait vanté ce moine comme très éloquent...
— U l'est.
— Il parait, vous l'avez applaudi; mais vous ne l'avez pas goûté
pour ça, et ce n'est pas l'homme qu'il fallait. Je vais le renvoyer.;.
— Je doute que M. de Turdy y consente. Cette éloquence Ta
diverti...
— Oui, c'est un athée, luit il a ri tout le temps! Il ne faut pas
que la religion prête à rire !
— Vous eussiez ri de même... si vos oreilles eussent été plus ha-
bituées à l'accent campanien du prédicateur.
— Ah 1 il a un accent particulier, n'est-ce pas? C'est donc cela
que je perds un peu de ce qu'il dit! Ah çàl il a donc été... gro-
tesque?
— Oui, mais avec beaucoup d'esprit, et à dessein. Cette verve
italienne soutenait son raisonnement. Il raillait les incrédules, les
ambitieux, les chrétiens tièdes, tous ceux qui prétendent faire leur
salut sans renoncer aux biens de ce monde et aux douceurs de la fa-
mille. U les contrefaisait plaisamment, et, prenant ensuite les fou-
dres du Dieu de Job, il les pulvérisait et les foulait aux pieds. U ap-
pelait le diable à son aide, et Dieu commandait à Satan de torturer
dans l'éternité ces âmes froides ou perverses. Il y avait du Dante et
du Michel-Ange parfois dans sa vision de l'enfer. C'était fort beau,
je vous assure, et j'aurai du plaisir à Fentendre encore.
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• MADEMOISELLE LU QUINTINtE. 15
— Ça ne vous fait donc rien, à vous? vous ne croyez à rien?
— Je crob en Dieu, général; mais, pas plus que vous, je né crois
aa diable.
Le général ne répondit pas. Il pensait à sa femme que la peur de
Tenfer avait tuée. Il se demandait à lui-même s'il y croyait. -^
L'image d'un démon armé d'une fourche se présenta devant lui; il
cmt voir un Kabyle et chercha à son côté désisuîné son bon sabrt
pour taillader ce gringalet. Puis il sourit, et dit à M. Lemontier : -^
Non, je ne crois pas au diable ; c'est un époùvantaU pour les caponsi
Puis, un peu mortifié de cette concession où M. Lemontier l'avait
entraîné, il reprit avec humeur :' — Hais tout cela est en dehors de
nos affaires, monsieur Lemontier, et nous en avons de sérieuses à
régler.
— Je le sais, général, et je suis venu ici pour m'entendre avec
Vods.
— Nous entendre, je ne demanderais pas mieux, sac à laine! vous
ne me déplaisez pas : vous me paraissez un homme bien élevé et de
bon sens, Emile est un gentil garçon;... mais c'est un exalté, et nous
ne pourrons jamais nous entendre. Yoilà^ j'ai dit.
— Laissez-moi dire à mon tour.
— Qu'est-ce que vous pouvez dire? Je vous connais bien... Je ne
vous ai pas lu, je ne suis pas un savant; mais on m'a parlé de vous,
vous êtes aussi entêté que moi, vous n'abjurerez pas plus vos erreurs
que je ne ferai fléchir mes croyances.
— Nous ne fléchirons ni l'un ni l'autre; nous laisserons nos en-
firnd complètement libres.
— ^ Vous n'empêcherez pas ma fille de pratiquer?
— Je m'y engage de la part d'Emile.
— Ah I voilà quelque chose de gagné! vous êtes plus sage que
lui, je le disais bien I mais...
— Mais quoi, général?
— Vous la détournerez de ses devoirs; vous y travaillez déjà,
vous êtes ici pour ça. Hein? vous voyez! on ne m'en fait pas ac-
crmre, à moi!
— Permettez, général, reprit M. Lemontier avec fermeté : si je
devais travailler à modifier les idées de M"« La Quintihie, je m'en
attribueras le droit, n'en doutez pas, et ce droit-là, Émîle ne pour-
rait jamais l'aliéner non plus pour son compte; niais nous n'agi-
rions pas à la manière des catholiques; nous laisserions à Lucie
liberté absolue d'écouter, de lire, d'examiner toutes les ihstructions
et toutes les exhortations contraires aux nôtres. D'où viennent les
erreurs iiivétérées selon nous? Des croyances sans examen possible,
sans discussion permise. Que les prêtres parlent et qu'ils noùâ lais*
aent parler, nous ne demandons pas autre chose.
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19 BEYUB DES DEUX HORDES. ^
— Gq>9ndant>..^ Emile lui a déjà persuadé de renvoyer d'ici sob-
directeur de conscience, un homme excellent, dévoué^... qui Vautor
rise à se marier, pourvu que le mariage soit chrétien et convenable,
. ^— Je vous jure, monsieur, que mon fils n'a rien conseillé ik M^'* La ,
Quîntinie, et que M, l'abbé Fervet...
— Vous savez son nom ?
— Oui, général, je sais beaucoup de choses qui le concernent, ti:
la preuve que, tout en travaillant à combattre son influence^ je m:
désire pas Tempêcher de travailler contre la mienne, c'est que j'aî
déjà demandé à H. de Tux'dy de lever la sentence de bannissemeiil,:
et à M"' Lucie de faire bon accueil à votre protégé.
. —Est-ce vrai?... allonsl c'est agir en galant homme, il n'y a paft.
à direl Je vais conseiller au capucin de déguerpir et ialre prier.
Tabhé de reparaître.
-r Quant au capucin, dit M. Lemontier avec une malice grave»^
prenez garde!... M. l'abbé Fervet comptait beaucoup sur lui, et .
M*'* La Quintinie a peu^-être le désir de l'entendre encwe.
Le général s'oublia. — Au diable le capucin! s'écria<*t-îL G'eot'
un vieux fou qui a'aura pas compris les instructions de Fabbé, ou
qui aura voulu faire à sa tête!... Mais comment savez*vous de qudle
part il venait ici?
-^ Le bon père me l'a dit lui-même.
— ' Allons, c'est un âne! grommela le gteéral entre ses dents.
Il courut écrire à l'abbé, et chargea le père Onorio de lui porter
la lettre. En même temps, pour s'en débarrasser, il lui donna quel-
ques louis que le saint regarda avec un sourire d'étonnement M
jeta sur la table en disant : — Je ne suis pas de ceux qui vendent ;
la parole de Dieu. J'ai besoin de cinq sous pour ma journée, on me
les a donnés, et je vous remercie. . '
n prit la lettre, son bâton, sa besace, et partit pour Aix, où^Mo-
reali lui avsdt annoncé qu'il le retrouverait.
Moreali était un vivant bien différent de ce mort. Il n'était pas
cuirassé contre les outrages. Celui qu'il avait reçu de Lucie, malgré
le soin qu'elle avait pris de l'adoucir en le reconduisant et Thu^
milité qu'il avait réussi à lui montrer, saignait au fond de son
cœur. Il avait la volonté de faire prédominer en lui l'esprit de cha-
rité; mais s'il n'était déjà plus assez homme pour aimer réellement,
il Tétait encore trop pour ne pas haïr. Le père Onorio vit qu'il re-
culait devant l'humiliation de retourner à Turdy après en avoir été
chassé. — Que tu es encore loin de l'état de perfection, mon pauvre
motifigrwre! lui dit-il. — Il l'appelait ainsi pour le railla- de son-
reste d'attache au monde. — Tu as encore besoin de lutter^ pour
ne pas bouder et regimberl Tu ne travailles point, tu te laisses vivre \
au gré du diable I J'ai été comme toi; mais je prenais les bons
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MADBirOlSfeLLB U QUINTINIE* 17
moyens, je me mortifiais, je portais le cilice... Toi, tu as toujours
la peau fine et les mains blanches. Tu attends les tentation^, au
risque d*y céder, et quand elles viennent, elles te trouvent désarmer
Je te le dis : tant que tu n'auras pas détruit sans retour la sensibi-^
Uté du corps et de l'esprit, tu souffriras sans profit et sans honneur.
Selon le père Onorio, Fétat de perfection, celui qui a été préconisé
par les ascètes, et qui représente à leurs yeux la véritable ortho-,
dèflde^ le premier degré de la sainteté, c'est d'arriver à ne plus être
ai{>abte ni de pécher ni de mériter. On devient une chose, la chose
de Dieu. H vous éprouve, on le met presque au défi de vous faire
crier, tant on est endurci contre toute souffrance humaine, phy-
gique ou morale. 11 peut aller jusqu'à vous ôter la foi, comme une
trop grande compensation et une trop vive jouissance : on se ré-
signe, on se passe de foi, on devient stupide, tant que dure l'épreuve;
■Uttft^ pour svbir sans péril cette épreuve décisive, il faut avoir m
bien détruit en soi le goût et la faculté de pécher que Satan ne puisse.
rien contre vous. C'est la victoire de saint Antoine, c'est un nouveau
degré de sainteté.
Aîn ces hommes admettent pour eux une loi de progrès, comme
BOUS la réclamons pour les sociétés; mais quel étrange progrès à
rebours est le leur!
Horeali avait adopté cette doctrine, il se débattait au seuil de la
pratique. Il avait eu trop de passions et il avait encore trop d'intel*
ligenoe pour se plier jusqu'à terre.
— Ne me demande pas de m'humilier devant la jeune fille, dit-il.
Devant le vieillard, devant le philosophe, soit : j'essaierai; mais elle!
jeae le puis, c'est aller contre la loi de Dieul
*— Monêignarey reprit le moine, il n'y a rien à faire avec toi. La
diair et le sang te tiennent. Je m'en retourne à Frascati.
— Non, dit Moreali, j'obéirai, je traverserai ce lac,. .. sitôt qu'elle
iD*aura écrit elle-même !
— Ab! comme ta l'aimes, gibier de Satan! reprit le moine avec
raoœnt ironique d'un profond mépris. Allons, cède-moi ton ora-
toire, je vais me prosterner là, et je t'avertis que j'y resterai doaze
heures, douce jours, s'il le faut, sans bouger. Je m'offre pour toi en
ncrifiee, je ne me relèverai que quand tu m'auras dit : — J'y ai été!
Et il se jeta par terre de sa hauteur devant un autel portatif que
MMeali cachait dans une petite chambre pour faire ses dévotions,
quel que fût son domicile.
Le bruit de ces vieux os qui résonnaient et semblaient craquer
sur le carreau fit tressaillir Mareali. 11 releva le moine. — J'y vais,
dii-il« j'y vais sur l'heure ! Prie pour moi, mais ne m'attends pas;
f y reslern peut-être, mais je ts jure que j'y vais.
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iS BEVOB DES DBUX MONDES.
M. Lemontier s'était entendu de nouveau avec Lucie et son grand*
père. Il leur avait annoncé Moreali, il les avait décidés à le voir^ à
l'entendre, à lui laisser la prédication libre. Cette liberté était là
légitimation et la garantie de celle que M. Lemontier aurait lui-même
de répondre à Moreali et de tenir tête au général. Le vieux Turdy
comprit tout et surmonta s^ répugnances. Moreali avait désiré un
entretien particulier avec lui. Il fallait savoir le but de Moreali afin
de le déjouer, si c'était un but perfide. M. Lemontier n'avait pas
oublié la remarque sur laquelle Henri Yalmare avait appelé son at-*
tention. Moreali était*il influencé par des sentimens personnels in-
compatibles avec la gravité de son âge et les prescriptions de son
état?
Henri venait d'arriver à Turdy, où on le retenait à dîner presque
tous les jours, quand Moreali se présenta. M. Lemontier engagea
Henri à tout observer avec le plus grand calme, surtout dans les
momens où lui-même, accaparé par le général ou distrait par quel-
que autre soin, serait forcé de perdre de vue la contenance dé
l'abbé. Il lui recommanda encore, si ses soupçons se confirmaient,
de n'en faire part qu'à lui seul et de n'en rien écrire à Emile.
Moreali approcha prudemment. Il s'arrêta à la grille du manobr
et envoya deux cartes à M. de Turdy et à Lucie, afin qu'ils ne pus-
sent lui reprocher d'être entré sur la seule invitation du général.
Lucie prit le bras de M. Lemontier et alla elle-même recevoir Mo-
reali. — Vous venez en chrétien, monsieur, lui dit-elle, soyez le
bienvenu. Mon grand- père regrette d'avoir méconnu vos inten-
tions; mais voici un nouvel ami, M. Lemontier, qui l'a calmé et per-
suadé. Je suis aussi heureuse d'avoir à vous faire rentrer ici que
j'ai eu de chagrin à vous en faire sortir.
Moreali s'inclina. La présence de M. Lemontier lui coupa la pa-
role : il sentit qu'il le haïssait; Emile ne lui avait pas inspiré d'a-
version. Il se remit vite. Il fut digne, poli avec ses hôtes, froid et
comme dédaigneusement généreux envers Lucie. On servait le dî-
ner; on l'invita à rester, et eii attendant le dernier coup de cloche
il se promena au fond du jardin avec le général. Il vit bien vite que
celui-ci avait énormément faibli en son absence. Le général se plai-
gnait du capucin, il rendait justice à l'esprit de tolérance de M. Le-
montier, à la bonhomie sans rancune du grand- père, à la discré-
tion d'Emile, qui était parti afin de ne blesser personne, à la docilité
de Lucie, qui ne se refusait à aucune tentative de conciliation, à
Henri Valmare, qui avait été initié malgré lui à des dissentimens
fâcheux, mais qui était un caractère sûr, un garçon disicret. Bref, le
pauvre général eût bien voulu être content de tout le monde et né
pas pousser plus loin sa résistance. N'était-ce pas assez d'avoir 6b^
tenu que Lucie, en épousant Emile, fût libre de pratiquer?
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HADBICOI0SIXB LA QUINTINIE. iO
— Vous êtes facQement dupe^ monsieur le général! répondit Mo*
reali. Cela ne doit point étonner de la part d'un caractère chevale-
resque comme le vôtre; mais les devoirs austères de mon état m'ont
appris à connaître les ruses de l'incrédule et les transactions des
mauvaises conaciences. Si M. Lemontier accorde toute liberté à sa
Ibtnre beUe^lle^ c'est parce qu'il sait déjà qu'elle a abjuré cette
fiberté entre les mains de M. Emile.
— Si je le croyais? fit le général déjà empourpré de colère; mais
sa^K)6ez-vous à ce petit Énrile tant d'ascendant sur elle? Elle ne
Taime pas, elle ne m'a jamais dit qu'elle Taimât. Elle ne tient point
à lui! Elle est femme, elle s'amuse de l'obstination de cet original-
Ut, gui prétend l'obtenir de moi malgré eUe et malgré vous. E31e est
flattée de la démarche et de l'insistance du père,... qu'elle tient
en grande estime pour ses talens. Elle est instruite, c'est une
liseuse, elle aime les beaux esprits. Et puis elle se plaît à m'inquié-
ter et à me taquiner à présent. Elle se tient sur la réserve, elle
m'en veut de la scène de Tautre soir. Tai été un peu emporté, je
m*en accuse et m'en confesse; mais vous entendez bien que je ne
peux pas lui en demander pardon. Un père est un père, il ne peut
pas plus avoir de torts envers ses enfans qu'un chef envers ses in-
férieurs.
— C'est ma conviction! reprît vivement Moreali, C'est la loi de
Dieu qui prime toutes les lois humaines. L'esprit révolutionnaire a
en vain restreint et annulé en quelque sorte dans ses codes l'auto-
rité paternelle : elle subsiste en son entier dans la conscience du
yrai chrétien. H'^' La Quintinie invoquera sans doute contre vous
ces lois civiles qui ont assigné un âge de majorité, c'est-à-dire
d'impunité aux enfans rebelles...
— Jamais! s'écria le général, rendu à ses instincts de despo-
tisme; je la tuerais plutôt !
* — Ne parlons pas de tuer, reprit en souriant Moreali; sachons
hous faire obéir sans éclat et sans violence. H"' La Quintinie est aux
prises avec les suggestions de l'esprit du siècle, avec Satan lui-
même.
— Oui, oui, dit le général, qui eût bien voulu concilier ses pro-
pres opinions entre elles; Satan, c'est le siècle, vous l'avez dit; c'est
la révolution !
— Eh bien! elle est chez vous, la révolution! reprit Moreali. Bile
ronge votre famille au cœur, et vous lui avez ouvert la porte. M. Le-
montier est un de ses brandons; il est lancé sur votre maison, il la
dévorera jusqu'au scandale, et déjà votre fille est atteinte. Qu'elle
aime ou non le jeune homme, elle veut faire acte d'indépendance;
elle se sépare de vous aujourd'hui, demain elle se séparera de l'é-
glise. Tenez, monsieur le général, je n'ai plus rien à faire ici, moi;
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.20 BfiTUE DB8 DEUX MONDES*.
je suis dédaigné, méprisé. C'est tout simple! que suis-je pour
M"' Lucie? Ah ! qu'un ami pèse peu dans la conscience qui a mé-
connu déjà la voix du sang! C'est à vous de voir si vous voulez
tomber dans ce discrédit devant Dieu et devant les hommes, d'avoir
' courbé la tête sous le vent révolutionnaire et d'avoir fait alliance
intime avec les ennemis de la religion et de la société.
Moreali avait touché juste. Le qu'en dira-^^n conservateur et
'dévot était bien plus sensible au général que le fait. Quand Moreali
le vit ranimé, il le calma. Ils se parlèrent à voix basse, discutant
un plan de conduite. Quand le dtner les appela, ils étaient d'accord
sur tous les points.
Le dîner fut un peu égayé par l'esprit d'Henri Yalmare et la sé-
rénité maligne du vieux Turdy. M. Lemontier se gardait bien des
airs de triomphe. Il observait Tenjouement refrogné du général et
lisait dans son attitude grosse d'orages l'effet de sa conférence avec
Moreali. Quant à ce dernier, il s'observait si bien qu'il fut impossible
de surprendre un regard de lui dirigé vers Lucie, l'ombre d'une
émotion quelconque au son de sa voix ou au frôlement de sa robe*
Après le dîner, on marcha un peu, puis on rentra au salon. Henri
resta dehors avec M. Lemontier, et le vieux Turdy provoqua une
explication entre le général et sa fille en présence de l'abbé. Il la
provoqua bénignement, disant qu'il aurait lui-même voix au cha-
pitre et rien de plus, qu'il fallait entendre toutes les raisons, que
celles de l'abbé pouvaient avoir leur poids sur l'esprit de sa petite-
fille, et qu'il ne voulait plus, lui, s'opposer à* ce qu'elles fussent
^ écoutées dans tout leur développement. Il ajouta que si ces raisons
persuadaient Lucie, il retirerait son opposition. 11 allait exiger que
son gendre assurât la même autorité à la décision de Lucie lorsque
Moreali se leva.
— Monsieur de Turdy me fait, dit-il, une position qui m'honore
et dont je lui suis reconnaissant; mais en dehors de l'autorité pa-
ternelle je ne reconnais ici aucune autorité directe. La mienne est
tellement nulle que je me récuse. Je ne me suis présenté ici que
pour demander humblement pardon à M. de Turdy de lui avoir
déplu. Ce pardon m'est généreusement accordé, je n'ai plus qu'à
me retirer sans vouloir courir le risque de lui déplaire encore.
— Vous ne me déplairez pas, monsieur, reprit le vieillard, puis-
que c'est moi qui vous provoque à parler. Si vous vous y refusiez,
je croirais que vous agissez sans franchise et que vous vous réservez
d'influencer secrètement le général sans vous compromettre auprès
de moi.
— Ce serait m'attribuer, dit Moreali, l'ascendant d'un esprit fort
sur un esprit faible, et vous ne ferez, monsieur, ni cet affront au
caractère du général, ni cet honneur à mon mince mérite.
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JCADBMOISELLB LA QUINTINIE. 21
H. Lemontier ratra fort à propos, le vieux Turdy allait perdre
patience. ÉvideiDOient Horeali voulait brouiller les cartes. M. Le-
montier sut apaiser tout le mondé, mais il ne put engager l'abbé k
exprimer son opinion. Lucie fut indignée de cette démission perfide.
•^ Vous ne réussirez pas, dit-elle à M. Lemontier, à faire parler un
oracle qui ne croit plus en lui-même. M. Moreali sent que sa cause
n'est pas bonne, puisqu'il l'abandonne.
L'dBil du prêtre s'enflamma de colère, mais sa voix fut calme et
don ton obséquieux et railleur. — 11 n'y a pas ici, dit-il, de cause
qui me soit personnelle. Il n'y a que celle du devoir qui est la sou-
mission filiale. Que je déserte ou non cette cause par mon silence,
vous ne la gagnerez jamais devant Dieu, mademoiselle La Quintinie,
et comme vous savez cela aussi bien que moi* il est de toute inuti*
•lité que je vous le rappelle.
Lucie provoquée fut sévère. Ce n'était peut-être pas ce que la
prudence eût conseillé; mais M. Lemontier ne lui avait pas recom-
mandé la dissimulation. 11 voulait au contraire qu'on forçât l'ennemi
à la franchise. Lucie s'en chargea vigoureusement. — Monsieur
l'abbé» dit-elle, si en ce moment, au lieu de me prononcer pour le
mariage, je me prononçais pour le cloître, mon père s'y opposerait :
que me c<mseilleriez-vous?
— D'obéir à votre père» répondit l'abbé avec précipitation et
conune se mentant résolument à lui-même.
— Mais vous m'aideriez pourtant à vaincre sa résistance?
— le me jetterais à ses genoux pour qu'il vous laissât chercher
n'importe dans quel état les voies du salut; mais il est* des routes
qui ne conduisent les âmes qu'à leur perte, et vous n'attendez pas
de. moi que je supplie votre père de vous les ouvrir.
Le vieux Turdy allait répliquer. — Entendons-nous bien, dit avec
douceur M. Lemontier. H. l'abbé ne regarde pas le mariage en lui-
même comme une voie de perdition : il estime mieux la voie du
renoncement, c'est son droit; mais ce qu'il proscrit, c'est le mariage
avec un hérétique, et mon fils est un hérétique à ses yeux.
— N'en faites-vous pas gloire, monsieur? reprit l'abbé.
. — Non, monsieur, il n'y a aucune gloire à protester contre une
loi qui condanme l'esprit d'examen. C'est un devoir très simple
pour ceux qui croient que Dieu veut être compris librement, afin
d'être librement aimé.
— Je ne me laisserai entraîner à aucune controverse, dit l'abbé.
Je suis venu iQÎ avec le ferme dessein de ne blesser aucune opipibn
et de ne blâmer aucune personne. Vous me permettrez de garder
jBes convictions, puisque je refuse d'attaquer les vôtres.
— Ce n'est point là votre mission, reprit Lucie; vous devez cher-
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22 BEVUE DES DEUX MONDES.
cher à persuader et ne pas tant ménager des amours-propres dont
nous faisons tous si bon marché devant vous.
— Le fait est, ajouta M. de Tiirdy, que le capucin d'hier renten7
dait mieux. Il nous a dit notre fait sans s'embarrasser d'être raillé
pu jeté par les fenêtres. Il m'a fait rire; mais, en me traitant de
charogne et de fumier, il ne m'a point fâché, et il a emporté mon
estime, tant la bonne foi est une belle chose I
L'abbé sentit le trait, il ne broncha pas, et chercha son chapeau
pour se retirer.
— Encore un mot, monsieur l'abbé, dit le général, qui recom-
mençait à s'effrayer de rester seul; ne décriez-vous pas un entre-
tien particulier avec M. de Turdy? Vous savez qu'il est assez bien
portant pour s'y prêter, et qu'il ne refuse plus...
— Je sais que M. de Turdy a cette extrême bonté pour moi, ré-
pondit Moreali avec rhumilité hautaine dont il ne s'était pas départi
un seul instant; mais cet entretien serait sans objet à présent. Il
m'accusait... de fanatisme. Je suis heureux de lui avoir prouvé par
ma réserve et de lui montrer par ma retraite que je n'entends pas
livrer bataille contre les opinions qui prévalent ici.
Il salua et partit. M. Lemontier sentit que l'ennemi se dérobait-
Il espéra un instant que cette défection rendrait le général plus trai-
table. Ce fut le contraire. On lui avait fait la leçon, il se monta pour
en finir plus vite, et signifia à Lucie que sa décision était inébran-
lable. Lucie s'anima et déclara encore de son côté que, si elle n'é-
pousait point Emile, elle ne se marierait jamais.
— €'e8t comme il te plaira, répondit le général irrité. Tu atten-
dras ma mort, et, comme j'ai Tintention de ne pas finir de si tôt, tu
auras le temps de faire tes réflexions. Je regrette que tout cela se
dise devant vous, monsieur Lemontier. Vous l'avez voulu, je n'en
suis pas moins votre serviteur; mais je ne peux pas céder. Vous vous
consulterez pour voir si vous pouvez céder vous-même. C'est l'uni-
que solution possible.
Il se retira, et Lucie, héroïque et tendre avec son grand-père,
l'embrassa en souriant. — Ne vous tourmentez pas, lui dit-elle;
ceci est le paroxysme de T énergie de mon père. Vous savez bien
qu'après les grandes explosions, les grandes lassitudes le prennent.
Encore quelques jours de patience, et il cédera.
Mais quand elle eut reconduit le vieillard à sa chambre, elle revint
à M. Lemontier, et, se jetant dans ses bras, elle fondit en larmes.
— Mon ami, je crois que tout est perdu, lui dit-eile. Si l'abbé est
parti, c'est parce qu'il s'est assuré que mon père ne faiblirait plus.
— Courage! lui répondit M. Lemontier; je n'abandonne pas la
partie, moil
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lUDEMOISBULE ÏA QUOCTINIE. 23
Le général n'avait pas la dose de fermeté que lui attribuait Lucie»
et Vabbé n'avait point compté qu'il l'aurait. Il avait tourné l'ob-
stacle, U s'était réservé d'agir seul.
Le lendemain matin, Lucie apprit avec stupeur que son père était
parti dans la nuit. On lui remit une lettre de lui ainsi conçue :
a Ces luttes me fatiguent et me dégoûtent. Je retourne à mon
poste, où le devoir me réclame. Puisque vous avez disposé de votre
cœur sans mon aveu, je cède, mais sous une condition expresse :
M- Lemontier quittera le château de Turdy, et vous entrerez aux
carmélites. Vous y passerez un mois dans une claustration absolue.
Si, après ce temps écoulé, à l'abri des mauvais conseils et des fu*
nestes influences, vous persistez dans votre choi^, je vous donne
ma ^ole de n'y plus apporter d'obstacles.
« A.-g; La QuiNTiifiB. »
Lucie eut d'abord un élan de joie ardente, puis une peur froide»
sans pouvour se rendre compte de ce qu'elle redoutait. Elle se dé-
battit contre cet instinct de pusillanimité. Elle savait bien que son
père était devenu un peu perfide; mais il engageait sa parole, il en
remettait le gage entre ses mains, il signait sa lettre. Elle se repro-
cha son doute et courut trouver M. Lemontier.
— Cette épreuve ne serait rien pour moi seule, lui dit-elle , mais
je la trouve atroce pour mon grand-père et pour Emile; mon père
n'eût point imaginé cela. Ah ! mon ami, l'abbé Fervet me fait peur!
le voilà qui aime & faire souffrir!
— Lucie, répondit vivement M. Lemontier, qu'estr-ce que c'est
que cette claustration des carmélites? Les prêtres ont-ils le droit de
franchir la grille?
— Non, aucun sans exception.
— Mais le jour où vous chantiez dans cette chapelle, M. Moreali...
— Il était dans le chœur extérieur, séparé du nôtre par une grille
et un voile.
— Hais au confessionnal?
— Un mur sépare la pénitente du prêtre. D'ailleurs je ne me suia
jamais confessée à l'abbé Fervet, et je ne me confesserai plus à au-
cun prêtre.
— Jamais?
— Jamais! cela ferait souflfrir Emile; mais pourquoi me faites-
vous ces questions-là? Que craignez-vous pour moi?
— Je ne sais, répondit M. Lemontier, qui répugnait à soupçonner
l'abbé, et qui ne voulait pas éclairer Lucie sur certains dangers dont
eUe n'avait certes jamais conçu la pensée; nous voici aux prises
avec deux honmies bien différons l'un de l'autre, mais fanatique»
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2& BEVUE DES DEUX MONDES.
tous deux : Tabbé qui regarde la souffrance comme un moyen de
salut, le capucin qui dirait avec une parfaite douceur : Tuez4a, si
elle est en état de grâce ! Us ont peut-être des complices de leur
folie et des ministres dévoués de leurs audaces. Je me demandais
si» à rinsu de votre père, ils ne pourraient pas vous enlever et woœ
faire transférer dans un autre couvent qui serait pour vous une vé-
ritable prison où votre père lui-même aurait de la peine à vous dé««
couvrir. Je m'exagérais sans doute le danger. On n'enlève ainsi que
les personnes qui s'y prêtent par leur faiblesse et leur crédulités
Pourtant... je ne suis pas tout à fait sans inquiétude. On peut voua
obséder, vous irriter au point de vous rendre malade,. .. et les ma^
lades sont sans défense.
— Oui! répondit Lucie : ma mère!... *
— N'acceptez donc pas les conditions du général, reprit M.«Ije-
montier; proposez-lui-en d'autres, auxquelles nous réfléchirons en*^
semble aujourd'hui. Gagnons du temps, et ne montrez pas l'impie
tience d'une solution trop prompte.
— Ah ! mon ami, répondit Lucie; je vous remercie de ce conseil.
Que deviendrait mon grand-père sans vous et sans moi? Je vous
l'aurais laissé avec confiance,... ou bien à Emile I Hais on exige que
vous partiez, et certes on ne veut pas qu'Emile revienne. Emile ce-
pendant ne me trouvera-t-il pas bien lâche de reculer devant quel-
ques semaines de prison quand le consentement de mon père est à
ce prix?
— Emile pensera, commç moi, qu'en fait de couvent il faut se
rappeler ces vers de La Fontaine :
Je Tois fort bien comme on y entre,
Et ne vois point comme on en sort.
Ne parlez pas de cette lettre au grand-père; je vais tâcher de voir
et de pénétrer M. Fervet.
M. Lemontier se rendit à Aix et y trouva l'abbé avec le père
Onorio. Ce dernier fut pour lui une providence. Incapable de men-
tir et de louvoyer, il déjoua toute l'habileté de Moreali, qui voulait
se tenir sur la réserve, et il déclai*a qu'à la place du général (il était
maintenant désabusé de son erreur de personnes) il aurait conduit
sa fille au couvent de force, que là il l'aurait confiée aux carmé-*
lites et soumise chez elles à un régime analogue à celui de la pri-
son cellulaire, que l'on aurait bien vu alors si l'on n'avait pas les
moyens d'éluder et de braver les lois révolutionnaires qui prétendent
protéger et délivrer les filles majeures. Pour lui, il se souciait fort
peu de ces lois païennes et socialistes; il était prêt à prendre toute
la responsabilité de la révolte, de tous les prétendus crimes et dé-^
lits que les tribunaux se flattent d'atteindre. Il ne s'en cacherait
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MADEMOISELLE LA QUINTIME. 26
pas. On pouvait l'envoyer en prison, au bagne, à l'échafaud, il irait
en riant; et si cela ne sei-vait à rien, si, après avoir gagné du temps
et tenté de réduire le corps et Fesprit de la pénitente par des ri-
gueuis salutaires, on n* avait pas fait sortir d*elle le démon qui l'ob-
sédait; si euGn la force publique la réintégrait à son domicile, alors
00 s'en laverait les mains, on n'aurait rien négligé pour la sauver et
pobr être agréable à Dieu.
U fit cette virulente sortie au grand déplaisir de l'abbé, qui voyait
le danger de dévoiler ainsi ses plans; mais il la fit, et nul ne pou-
▼ah Tempôcber de la iaire. Habitué à tonner du haut de la chaire
et à voir son auditoire de paysans romains frissonner sous les fou-
dres de son éloquence, le capucin n'admettait pas l'idée qu'il pût
donner des armes contre lui, ou que Ton osât s'en servir.
M. Uemontter sourit de l'aplomb de ce Barbe-Bleue tonsuré qui
comptait lui faire peur; mais ce qui le frappa, ce fut l'anéantisse-
iDent de l'abbé, qui n'osait contredire son maître et qui s'efforçait à
peine d'atténuer l'exubérance forcenée de ses menaces. Mis au pied
du mur autant par le capucin que par M. Lemontier, il avoua qu'un
austère régime de piété attendait M"* La Quintinie aux carmélites;
nais il se défendit d'avoir tendu aucun piège. Le général n'avait-il
pas annoncé à sa fille qu'elle aurait à subir l'épreuve d'une claus-
tiBtion absolue? Quant à la durée de l'épreuve, il ne partageait pas;
il n'avait jamais partagé, disait-il, l'idée de la prolonger contraire^
ment au gré du général. U l'avait fixée à trois mois, et il se flattait
qu'au bout de ce temps M^'"" La Quintinie serait complètement reve-
nue au sentiment de ses devoirs.
— Trois mois! s'écria M. Lemontier frappé de surprise. Le gé-
néral a-t-il deux paroles? la sienne et la vôtre? U n'a demandé
qu'un mois, un seul, entendez-vous?
-^ Vous faites erreur, dit Moreali, vous avez mal lu.
— Non pas! l'écriture du général est fort lisible, reprit M. Le-
montier en tirant la lettre de sa poche.
La lettre ne présentait pas d'ambiguïté. Au moment d'écrire le
chiOre convenu sans doute avec l'abbé, le courage avait manqué au
géoénJ, l'amour paternel avait parlé plus haut que le prêtre, peut-
6tre aussi la crsdnte que Lucie, épuisée par une lutte trop longue,
ne reprit en désespoir de cause l'envie de se faire religieuse.
Cette défection de M. La Quintinie mortifia l'abbé, qui se mordit
les lèvres. Le capucin haussa les épaules avec mépris et demanda
qu'on lui traduisît la lettre. Quand il vit que le général y donnait
sa parole d'honneur de céder au bout d'un temps déterminé, il
fut indigné et demanda à l'abbé si cela était convenu avec lui.
L'abbé avoua qu'il avait fait cette transaction avec les scrupules du
général.
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^6 REYUE DES DEUX MONDES
— Momignorel lui dit Onorio en lui lançant un regard terrible,
il y a des faibles» des impuissans et des tiëdes jusque sur.les mar?-
<hes de l'autel I
Puis il tourna le dos et s'en alla prier, demander peut-être à son
bon ami, le petit dieu de sa feiçon, une inspiration meilleure pour
empêcher ce mariage, qu'il considérait comme un ^and scandale
religieux et comme un triomphe à arracher aux hérétiques.
M. Lemontier tenait enfin l'abbé tête à tête, et il tenait aussi le
fond de sa pensée ; mais il fallait saisir la véritable cause de ses
desseins, fanatisme ou terreur religieuse, affection trop vive pu ran-
•cune de prêtre envers Lucie. Un autre soupçon encore avait tra-
versé son esprit; mais il ne voulut pas s'y arrêter, craignant de
•céder à une interprétation préconçue de la conduite de l'abbé, et de
perdre de vue l'objet plus pressant sur lequel Henri avait appelé la
rectitude de son examen. Il profita de l'espèce de confusion où les
paroles du capucin avaient jeté Horeali pour lui parler au contraire
avec ménagement et douceur. Il lui dit qu'il avait assez fait pour
seconder les vues du père Onorio et satisfaire sa propre conscience,
«t qu'il serait bien temps de songer aux malheurs qui pouvaient
frapper M. de Turdy et Lucie dans cette lutte impitoyable. Il essaya
d'émouvoir son cœur et d'y trouver ce qu'il contenait encore de sen-
timens humains, de quelque nature qu'Us fussent,
L'abbé fut impénétrable. S'il n'avait pas la hardiesse et la puis-
sance d'initiative du c^acin, il avait au besoin la réserve souve-
raine et opiniâtre du prêtre diplomate. Rien ne put l'entamer. Il
plaignit en termes doucereux et glacés les chagrins auxquels s'ex-
posait Lucie. Il prétendit avoir fait son possible pour concilier les
devoirs de son ministère avec les exigences de la situation. Il conr
seillait à Lucie de se remettre avec confiance aux mains des saintes
filles du Garmel, et même de s'exposer avec courage aux ennuis
d'une retraite austère. Si elle est véritablement attachée à votre
fils, ajouta-t-il, qu'elle le lui prouve en subissant cette épreuve si
courte, et si elle croit encore en Dieu, comme elle le prétend,
qu'elle prouve à Dieu son désir de s'éclairer en s'enfermant seule i
seule avec lui dans le sanctuaire.
— Je ne lui donnerai point ce conseil, répondit M. Lemontier.
J'ai assez étudié sur pièces l'histoire des couvens pour savoir que
s'ils peuvent abriter des mysticismes sincères. Us peuvent cacher
des fanatismes atroces. Lucie est d'une forte santé, d'un caractère
bien trempé et d'un jugement parfaitement lucide; mais j'ignore
jusqu'où peuvent aller les forces d'une femme aux prises avec l'iso-
lement, les menaces et les persécutions. Si son père est assez im-
prévoyant pour l'y exposer, je sens qu'U est de mon devoir de la
préserver, moi, et je m'oppose au nom de mon fils et au mien à ce
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qu'elle accepte le cruel défi qu*^on lui jette. Je ne veux pas croire,
monsieur, ajouta M. Lemoutier, qu'un homme de votre science et
de votre mérita ait, comme l'ont cru quelques personnes, troublé
!a raison de M^* La Quintinîé par la peur des supplices étemels;
mais si, contrairement à vos conseils et à vos intentions, cette mal-
heureuse personne était morte dans l'égarement du désespoir, un
tel exemple devrait vous rendre plus prudent que vous ne semblez
vouloir Pétre à l'égard de sa fille.
La figure de l'aJbbé eut une légère contraction de souffrance ou
de dédain; mais U n'accepta en aucune façon le reproche.
— Est-il possible, monsieur, répondît-il, qu'on ait osé vous en-
tretenir à Turdy de cette vieÛle histoire? S'il y avait là quelqa0
chose de vrai, le général m'eût-il accordé sa confiance et son affec*-
tion? Sachez donc la vérité. M*^ La Quintinie... Mais j'ai été son
confesseur, et vous pourriez croire que je vous raconte ce que tout
le monde ne sait pas. Je dois me taire et laisser au ^mps et aux cir-
constances le soin de vous désabuser.
M. Lemontier crut saisir quelque chose de volontaire dans cette
réticence de l'abbé, et il lui sembla que celui-ci cherchait à lire
dans ses yeux s'il savait quelque chose de partîculiei^ sur la vie et la
mort de M"^ La Quintinie. A son tour, il le regarda avec une atten-
tion déclarée. Il vît un nuage envahir ce front de marbre, et tout à
coup, prenant le parti de l'attaque à tout hasard : — Prenez garde,
monsieur l'abbé, lui dit-il d'un ton froid et ferme, prenez biea
garde/...
— A quoi, monsieur? s'écria le prêtre, perdant soudainement
tout empire sur lui-même. De quelle diffamation, de quelle calom*^
nie me menace-t-on à Turdy? Quel libelle préparez-vous contre
l'église et contre moi?
— Si vous vous emportez sdnsî, réporidît M. Lemontier en sou-
riant, nous ne pourrons plus nous entendre, et pourtant j'espé-
rais qu'au lieu de nous invectiver, nous nous quitterions emportant
Vestime l'un de l'autre. Vous me refusez la vôtre , et me traitez
de libelliste? rien que cela, monsieur l'abbé î... Je ne sab pas ré-
pondre, moi, à de telles accusations; je n'ai pas encore assez étudié
le vocabulaire terrifiant du père Onorio !
— Mais que vouliez-vous dire, reprit l'abbé pâle et tremblant, en
me jetant ce défi au visage : Prenez garde?
— irétait-ce pas la conclusion de mon plaidoyer pour Lucie?
Prenez garde à sa raison, à sa santé, à sa vie? Rappelez-vous que
sa mère avait l'esprit faible, et que...
— Et que quoi?... N'ayez pas de restriction mentale, monsieur!
— Yous m'avez donné l'exemple, monsieur l'abbé l Permettez-
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28 REYUE DBS DEUX MONDES. '
moi d'en rester là et de remettre toute autre explication à un mo^
ment où vous vous sentirez plus bienveillant à mon égard.
L'abbé, resté seul, se sentit baigné d'une sueur froide. — Suis-je
perdu, se demandait-il, ou ai-je seulement failli me perdre? Le
moment d*agir à tout prix est-il arrivé?
n se demanda s'il consulterait le père Onorio , et il répondit :
Non! Il ne comprendrait pas, il ne voudrait ou ne saurait... S'il me
blâme... Ah! quand j'aurai arraché ce fer de ma poitrine, je serai
tout à Dieu et ne reculerai devant aucune pénitence.
M. Lemontier trouva Henri à Turdy. On tint conseil. Lucie écrivît
à son père pour lui dire qu'elle se soumettrait à de plus longues
épreuves, pourvu qu'elle n'eût point à quitter son grand-père, qui
n'était plus d'âge à se passer de ses soins. Elle ne parla pas de
M. Lemontier, qui se réserva d'écrire lui-même au général dès qu'il
pourrait lui fournir quelque preuve palpable des véritables inten-
tions de l'abbé. On écrivit aussi à Emile de se rendre à la résidence
militaire du général, de s'y faire voir, et de se tenir prêt à commu-
niquer avec lui, si besoin était.
Après le dtner, le médecin ayant recommandé à M. de Turdy de
faire un peu de promenade en voiture aux heures tiëdes de la jour-
née, Lucie et M. Lemontier l'emmenèrent du côté de La Motte et
au-delà, dans les gorges pittoresques qui conduisent aux riches
plateaux herbus de Ronjoux, ombragés de châtaigniers séculaires.
Henri, ayant à donner beaucoup de détails et d'instructions à Emile,
resta à écrire dans la bibliothèque.
Quand la nuit le gagna, il se disposait à allumer les bougies ;
mais il crut entendre des pas furtifs dans la galerie qui conduisait
aux appartemens de Lucie et de son grand-père, voisins l'un de
l'autre et communiquant ensemble à l'intérieur. Cette galerie était
parquetée, le plancher craquait faiblement sous des pieds discrets.
La lenteur et la précaution de cette marche dans l'obscurité trahis-
saient je ne sais quelle méfiance qui étonna Henri.
Il se tint immobile, jeta son cigare dans la cheminée, et attendit
dans le grand fauteuil, dont le dossier dépassait sa tète. Il crut un
instant à la tentative de quelque larron. Quelqu'un ouvrit douce-
ment derrière lui la porte de la bibliothèque et s'arrêta au seuil,
quelqu'un que Henri ne put voir, mais dont la respiration précipitée
trahissait l'émotion. Dne voix, qu'il reconnut pour celle de Misie,
dit tout bas : Personne I On se retira, et on marcha plus vite et plus
franchement vers l'appartement de M. de Turdy. Ces pas n'étaient
plus ceux d'une seule personne. Henri les laissa s'éloigner un peu
et sortit dans la galerie, qui était dans une obscurité complète. H
s'y .tint aux écoutes. La voix de Misie disait, sans beaucoup de pré-
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MADEHOISELLB Lk QUINTINIE. 29
caolîoQS,:. — Entrez ici. Oui, c'est son boudoir. EUe est sortie. Ik
sont tous dehors.
Heari' se rappela être sorti en effet du jardin pour voir monter la
famille eu voiture. U avait fait quelques pas sur le chemin. On avait
peat-étre cru qu'il s'en allait à pied au Bourget, comme cela lui ar-.
rivait souvent. U était rentré au manoir sans rencontrer aucun do-
mestique. Le hasard avait fait que Misie ne le savait pas là.
liais qui donc introduisaitr-elle ainsi secrètement dans Tapparte^
ment de sa maîtresse? Henri était trop porté à tout redouter de la
p^rt de Moreali pour ne pas supposer que lui seul, par l'ascendant
de aoa ministère, pouvait entrs^er cette pauvre femme à une tra-
hisiOD.
Surprendre les gens sur le fait était bien facile; mais Henri n'eût
rkD su 4Ûnsi de leur motif et de leurs desseins. Alors il alla écouter
jusqu'à la porte de Lucie. U y avait plusieurs pièces, et on ne s'è*
tait pas arrêté dans la première. 11 n'entendit rien. 11 essaya de se
glisôar dans l'appartement de M. de Turdy : Misie, peut-être dans
la prévision de quelque surprise, en avait retiré la clé. Henri resta
pris d'une heure dans cette angoisse, souvent prêt à perdre pa-
tieace, mais toujours retenu par l'espérance de pénétrer le mystère.
Eafin il entendit Misie qui parlait dans l'antichambre de l'appar-
tement de Lucie^ où. elle était restée selon toute apparence, et qui
disait : — Eh bieni monsieur l'abbé, est-ce fini? Ils vont ren-
trer.
Henri recula lentement jusqu'à la bibliothèque, et, se plaçant
derrière la porte, il recueillit l'entretien suivant dans le corridor :
— Avez-vous bien éteint les bougies, monsieur l'abbé?
— Parfaitement, mais je n'ai pas terminé... Groyez-vous qu'ils
sortiront encore demain à pareille heure?
— Oui, je le croîs.
— Pourrai-je revenir avec les mêmes précautions?
— C'est bien dangereux, monsieur l'abbé! Vous me ferez chasser!
— Écoutez I Si je peux revenir, mettez sécher du linge sur la ter-
rasse, quelque chose de grand, des draps, que je verrai de loin : un
quart d'heure seulement I
— U faut bien que je fasse ce que vous commandez, monsieur
fabbé, puisque c'est pour le salut de cette chère maîtresse!
— JBien, Misie, Dieu vous en récompensera! Conduisez-moi par
Fescalier du vieux cb&teau.
Ils passèrent devant Henri; ils étaient arrêtés tout près de lui
pour se consulter. Il attendit qu'ils fussent loin pour sortir de l'en-
doB par le fond du jardin et aller au-devant de la voiture qui rame-
nait les maître^ du manoir et M. Lemontier. 11 invita pe. dernier à
descendre pour se dégourdir un peu les jambes, et, tout en suivant
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30 REVUE DES DEUX HOlfDES.
la voiture qui rentrait au pas, il le mit au courant de ce qui venait
de se passer»
— Ce n'est pas le moment des commentaires, lui répondit tl, Leri
montier, poursuivons ce que tu as mené avec tant de prudence. Ob^
servons, et ne laissons pas soupçonner que nous avons les yeux ou-,
verts. Rentre avec nous au château et laisse-moi agir. Avant tout
cependant il faudrait savoir s'il n'y a personne de caphé dans l'aptr
partement de Lucie, et il faudrait s'en assurer à l'insu des^don^esr
tiques. >
M. Lemontier prit Lucie à part dès qu'elle fut rentrée et hii de-
manda si Misie faisait le service de son appartement.
— Non, dit^^e; mais, chargée de la lingerie, elle entre souvent
ches moi.
— Votre femme de chambre est-elle dévote?
-^ Louise? Pas du tout. Elle est en réaction contre Hisie^ doni
elle est jalouse. •
rr^ Voulez-vous Toccupor ici, en bas, ainsi que Misie, et m'auto-:
riser à visiter votre appartement?
. — Certes ! Mais croyez-vous donc qu'il y ait chez moi quelqu'un
de caché?
— Non; mais je ne sais s'il n'y a pas quelque tentative de sur^
prise, quelque préparatif d'enlèvement. Occupez vos femmes, soyez
très calme, et laissez-moi agir.
Lucie obéit en tremblant un peu. M. Lemontier examina l'appar-
tement avec le plus grand soin. 11 s'assura qu'il n'y avait personne
et qu'aucun meuble ne portait de traces d'eflfraction. Il regarda les
serrures, les verrous, les croisées; tout fonctionnait bien.
Quand tout le monde se fut retiré, il resta dans la bibliothèque
avec Henri, et ils y veillèrent à tour de rôle. Lucie, avertie par eux,
examina minutieusement tous les objets de son appsurtement et n'y
trouva rien qui ne fût intact et à sa place accoutumée. Elle remar-
qua seulement que les bougies qu'on mettait tout entières chaque
soir sur sa cheminée avaient brûlé une heure envii'on. Elle visita
tous ses papiers. Aucun ne manquait. On n'avait touché à rien».
Qu'était-on venu faire chez elle? Sous le coup d'une inquiétude
d'autant plus irritante qu'il était impossible d'en préciser la cause*
Lucie dormit peu. La nuit pourtant se passa sans qu'aucun bruit
insolite fit aboyer les chiens et troublât le sommeil du vieux Turdy.
Le lendemain, la famille monta en voiture après dtner sans mar-
quer aucun soupçon à Misie, qui bien évidemment était seule com-
plice du mystérieux projet de Moreali. Henri, qui avait fait semblant
de s'en aller, rentra inaperçu comme la veille, mais cette fois à des-
sein et grâce à de grandes précautions* D'une des fenêtres du logis
neuf, il vit Misie occupée à étendre sur la terrasse du vieux château
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M^EMOISELLB LA QUINTINIB. 31
le drap blanc qui devait servir de signal à MorealL Alors il se glissa
et s'enferma dand Fappartement de M. de Turdy. Il mit le verrou
sur la porte qui communiquait avec le boudoir de Lucie, après s*être
assuré qu'en retirant la clé U verrait et entendmit par le trou de la
serrure tout ce qui se passerait dans ce boudoir. Bientôt après il
entendit entrer Hisie, qui toussa pour avertir l'abbé» puis l'abbé
ptela sans baisser la voix, Misie lui ayant assuré que cette fois per-
sonne ne pouvait les surprendre, parce que le valet de chambre
était sorti et que Louise avait la migraine.
— C'est bien, dit Moreali, laissez-moi seul.
— Pourtant monâeur l'abbé pouiTait avoir besoin de mon aide...
— Non, vous dis-je, j'ai tout ce qu'il me faut.
Misie béâtait, comme si elle eût été retenue par un remords ou
par la curiosité. L'abbé insista, elle sortit.
Aussitôt Henri entendit les bruits furtifs d'un travail inexplicable,
et il dut attendre pour s'en rendre compte que Moreali fût rentré
dans le petit espace que son œil pouvait embrasser. U le vit alors, &
la darté de plusieurs bougies, interroger minutieusement un carré
de lampas bleu qui remplissait un panneau de boiserie dont il avsdt
en parue levé le cadre. Il était monté sur une chdse et atteignait
sans peine le haut du carré. Quand il eut exploré tout l'intervalle
entre la muraille et l'étoffe en déclouant et reclouant coin par coin,
il se hAta de replacer les baguettes du cadre. U fit ce travail avec
une grande adresse et une promptitude surprenante , et quand ce
fut fini, il se laissa tomber sur un fauteuil, comme épuisé de fatigue
et brisé par le désappointement.
Misie rentrait. — Ahl mon Dieul monsieur l'abbé, comme vous
voilà blanc J dit-elle; est-ce que vous vous trouvez mal?
— Ce n'est rien, Misie, un peu de fatigue; mais je n'ai rien trouvé!
— Alors il faut qu'il n'y ait rien.
— Prenez garde, Misie! vous m'avez mis ici aux prises avec un
danger sérieux. C'est vous qui avez pris l'initiative : auriez-vous
parié au hasard? Seriez-vous foUe?
Misie, intimidée par le ton sec et mécontent de l'abbé, répondit
SD balbutiant : Mon Dieu, mon Dieu!... je n'ai rien pris sur moi...
Tous m'avez demandé des détails sur la mort de madame. Je vous
û dît ce que je croyais savoir. Je sais bien qu'elle rêvait souvent
tout haut. Pourtant elle me l'a dit plus de trois fois, et sans paraître
égarée : u C'est là. Mine! dans ce carré-là! Dans dix ans d'ici, rap*
pslle-tm bien, petite, tu chercheras et tu trouveras. C'est mon vœu,
moB seul et dernier vœu! C'est le repos de mon Ame... J'ai confiance
en toi, Mîsie I Toi seule ici as de la religion ! n
— Mais, en vous disant c^eti là y vous disait-elle que ce fût dans
cette l^M8serie qui pouvait être enlevée, renouvelée?
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S2 BEYOE DES DEOX MONDES.
— Elle ne voulait pas me dire son secret tout entier, ou elle ne
savait plus, la pauvre dame 1 Aussitôt qu'elle avait dit : « C'est mon
dernier vœu, c'est le repos de mon âme ! » elle croyait voir l'enfer,
jetait de grands cris et perdait la raison.
Henri vit Tabbé essuyer son front baigné de sueur. C'était une
sueur glacée, car il était toujours livide.
— Enfin elle est morte calme, reprit-il, vous me l'avez assui^?
— Très calme, monsieur Tabbé.
— Et sans vous reparler de l'objet caché?
— Non ; elle paraissait l'avoir oublié.
— Et vous êtes bien sûre qu'on n'a jamais fouillé la tenture?
— Aussi sûre qu'on peut l'être quand on n'a pas quitté la mai-
son plus de vingt-quatre heures depuis vingt ans.
— Et vous n'avez jamais vu l'objet auparavant?
— Jamais! Je n'ai jamais su ce que c'était.
— Ni à qui il était destiné?
— Non ; elle disait : Le nom est écrit dessus.
— On n'a jamais déplacé ni réparé la boiserie de cette pièce?
— On a refait la peinture. J'y ai eu l'œil ; on ne s'est aperçu d'au-
cun secret, et j'ai tant regardé avant et depuis!... Vous avez re-
gardé aussi, il n'y en a pas!...
— Misie! sur tout ce que vous avez de plus sacré, vous n'avez
jamais parlé de cela à personne?
— Jamais, monsieur l'abbé; je vous l'ai juré, je le jure encore!
— Pas même à mademoiselle ?
— Oh I pour cela non ! M, de Turdy m'avait dit que le jour où je
répéterais à mademoiselle un seul mot de ce que madame avait dît
dans ses derniers temps, il me mettrait à la porte. Monsieur ne vou-
lait pas que sa petite-fille eût l'esprit frappé de ces choses-là. J'avais
juré à monsieur d'obéir, et la religion me défendait de me parjurer.
— C'est bien, Misie, vous avez fait votre devoir; mais vous aviez
promis à madame de chercher l'objet, et vous êtes sûre d'avoir
cherché partout?
— Oui, monsieur l'abbé, j'ai fait mon possible. Il n'y a pas un
endroit de la tenture où je n'aie passé les mains, pas un coin des
boiseries où je n'aie regardé et frappé. Je n'aurais jamais osé dé-
clouer, par exemple, et pour soulever les boiseries jl aurait fallu un
ouvrier... Les maîtres auraient eu beau être absens,... les autres
domestiques m'auraient trahie. Et puis je n'y croyais plus, à ce que
madame avait dit... Mais il est temps de vous en aller, monsieur
l'abbé. Vous n'avez rien découvert, c'est qu'il n'y a rien, allez! Il
ae faut plus s'en tourmenter, la pauvre dame rêvait...
— Et pourtant, Misie, vous pensiez que la découverte de ce vœu,
comme elle disait, eût pu sauver l'âme égarée de sa fille?
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HÂDEM0I8EIXE LA QUINTINIE. 33
— Je m'étais fait cette idée*-làl... Et quand vous m'avez ques-
tionné sur l'amitié de mademoiselle pour M. Emile, cela m'est re-
venu oomme un rêve que j'avais oublié. Mais vrai, monsieur l'abb&I
voilà neuf heures bien sonnées. Il me semble que j'entends la voi-
ture qui gagne la côte. Venez, venez, reprenez vos outils, n'oubliez-
vous rien ?
Dès qu'Henri eut rejoint M. Lemontier, il lui fit part de sa décou-
verte. Il fut convenu que tout serait rapporté à Lucie, mais non à
M. de Turdy, dont on avait jusque-là respecté la tranquillité d'es-
prit en ne l'initiant pas aux nouvelles crises de la situation.
Dès le lendemain, Lucie donna à Misie la conmûssion d'un achat
de linge à Lyon, et elle la conduisit elle-même au chemin de fer dans
sa voiture. Elle emmenait le grand-père et sa femme de chambre
dfner et coucher à Chambéry chez la vieille teinte, après avoir donné
i tous les domestiques diverses occupations au dehors. M. Lemon-
tier resta donc seul à Turdy. Henri vint l'y rejoindre. Ils s'enfer-
mèrent chez Lucie avec les outils nécessaires à une perquisition
complète; mais ils conunencèrent par raisonner leur exploration. Si
M"* La Quintinie avait fait murer Vobjely elle eût été forcée d'avoir
recours à d'autres confidens de son secret que Misie. Misie eût su et
eût dit à l'abbé cette circonstance si propre à donner de la réalité
au dépôt : ou il n'y avait pas de dépôt, et tout s'était passé dans
l'imagination de la malade, ou le dépôt avait été confié à la muraille
au moyen d'un secret qu'on pouvait espérer trouver, même après
les recherches de Misie et de l'abbé. Au bout de deux heures d'un
examen minutieux, M. Lemontier ayant fait sauter avec une pointe
le mastic dont les peintres avaient rempli une fente assez large
entre deux baguettes sculptées, il remarqua au fond de cette fente
un corps sans résistance qu'il put attirer avec l'outil. C'était de la
ouate et non de l'étoupe ordinaire. Il introduisit une pince très fine
et retira un sachet de cuir de Russie cousu avec soin , conmie une
amulette, mais assez grand pour contenir plusieurs lettres ou une
petite liasse de papiers bien serrés. En introduisant là cet objet, on
avait simplement profité d'un accident de la boiserie, accident que
les ouvriers avaient fait disparaître par la suite, sans rien soupçon-
ner de ce qu'il recelait. M. Lemontier mit l'objet dans sa poche sans
rouvrir.
— Puisque tout nous favorise, dit-il à Henri, je veux agir vite
auprès de l'abbé.
— Vous ne le trouverez pas à Aix, répondit Henri. J'y ai été ce
matin. J'ai su que Moreali et le capucin allaient passer la journée à
Hautecombe.
— J'irai, reprit M. Lemontier. Va-t'en à Chambéry, dis à Lucie
XLV. 3
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M BBTUE DES DEUX MONDES.^
que toat va bien, et qu'elle revienoe deomin sans ^crajjitew Tu re-
viendras, toi, m'attendre ici, où noafi.paseeirons la nmt sans nouveau
trouble.
M. Lemontier prit une barque et gagna raJt4)aye de Hautecombe,
où le père Onorio, irrité du bruit et des frivoles occupations des
baigneurs d'Aix, avait été s'installer pour quelques jours.
Il était trois heures quand M. Lemontier rejoint l'abbé^ qui,
avant de se remettre en route pour Aix,. priait, prosterné, d^ns une
chapelle. Il lui mit la main sur l'épaule, en lui disant avec autorité :
— J'ai à vous parler, monsieur!
Moreali ne tressaillit pas, et, après avoir baisé la poussière avec
affectation, comme pour montrer qu'il s'humiliait devant Dieu, il se
leva. et regarda son adversaire d'un air de dédain, souriant. Ils sor-
tirent ensemble et s'ei\foncërent dans la montagne, Lemontier mar-
chant le premier, jusqu'à ce qu'il se trouvât assez à l'écart des che-
mins frayés et dés distractions qui s'y promènent.
— Monsieur, dit-il à l'abbé, J'ai été plus heureux que voas : j'ai
trouvé ce que vous avez en vain cherché hier et avant-^hier dans le
boudoir de M"* La Quintinie.
Moreali resta immobile, comme recueilli, assez maître de lui pour
ne trahir ni colère, ni terreur, ni surprise. Il pensa que Misie l'avait
trahi; il ne voulut pas dire un mot par lequel il put être compromis
plus qu'il ne l'était. Un frisson nerveux le faisait sui-sauter de temps
en temps, mais il se dominait avec une étonnante force de volonté.
M. Lemontier dut prendre toute l'initiative de l'explication.
— Avez-vous quelque raison de croire, dit^l, que cet objet vous
ait été destiné?
— Sans doute la destination était indiquée sur l'objet même?
— Non, monsieur, l'objet ne porte aucune, espèce de suscrip-
tion.
— Alors je le réclame, il m'appartient.
— C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur. Vous avez cher-
ché à vous emparer d'une chose que vous supposiez devoir vous ap-
partenir; mais n'eùt-il pas été plus simple de vous en ouvrir à M. de
Turdy, au général, ou à M"** Lucie elle-même, et de leur réclamer
cette chose, vous fiant à leur honneur, s'il est vrai que cela con-
tienne le dernier vœu d'une mourante? Votre excessive méfiance des
autres a porté ses fruits. A son tour, la famille doit se méfier et s'as-
surer que le sachet trouvé par moi couvre un envoi à votre nom.
Un des membres de cette famille, à votre choix, découdra l'enve-
loppe et verra la suscription, s'il y en a une.
L'abbé, se dominant toujours, répondit : — Des trois personnes
de cette famille, l'une est absente, et n'est pour rien dans la pro-
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MAOEMOtSBLLE LA QUINTIKIE. 35
peâtioir que tous me faites. Envoyez-lui l'objet. Je m'en rapporte-
nû à sa prudence et à âa loyauté.
— C'est-à-dire que vous lui écrirez télégraphiquement que c'est
qodque secret de confession, et qu'il faut vous le restituer sans
l'ouvrir? Mais il n'en peut être aini^ que quand nous aurons acquis
la certitude du fait en voyant votre nom sur l'adresse.
* — Le général s'en assurera.
— Alors, reprît M. Lemontier eu appuyant sur les mots, vous ne
craignez pas que cette confession, au lieu de vous être destinée» ne
soit adressée au général lui-même? '
La figure de Moreali se décomposa et devint effrayante. Cette
idée s'était présentée à lui si souvent qu'il se crut perdu.
— Monsieur Lemontier, dit-il, vous avez déjà ouvert le paquet !
— T<on, monsieur, répondit paisiblement Lemontier, je n'en avais
pas le drdt.
— Vous le jurez!
— Sur mon honneur! mais vous n'avez confiance en personne,
pas même au père Onorio, qui ne vous eût certes pas autorisé aux
recherches furtives que vous avez faites, au risque d'être surpris et
traité comme un voleur de nuit!
L'abbé se leva comme s'il eût voulu aller se jeter aux pieds du
capucin. M. Lemontier, qui s'était assis près de lui sur une roche, le
retint et le força de se rasseoir en lui disant : Le temps presse, je
ne puis attendre maintenant que vous vous consultiez: 11 me faut
une réponse. Dépositaire de cet objet, j'ai aussi des devoirs à rem-
plir. Je ne me permets avec vous aucun commentaire ; mais je ne
puis défendre à mon jugement d'entrevoir des vérités terribles. Je
ne crois pas que Lucie doive jamais les soupçonner. Je ne crois pas
non plus que ni le père ni l'époux de M"*^ La Quintinie, qui les ont
peut-être pressenties antrefois, doivent les connaître aujourd'hui.
C'est la pensée de ce danger extrême qui m'a fait venir à vous pour
vous demander, non pas la révélation de vos secrets, mais la valeur
ou la vanité de mes craintes. Un mot suffit à chacune de mes ques-
tions. Qui peut ouvrir ce paquet? M. de Turdy.^
— Non!
— Le général?
— Non!
— Lucie?
— NonI
— Vous alors î
— Moi seul.
— Même s'il est adressé à un autre?
— Vous n'y consentirez pas?
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S6 BETUB DBS DEUX UOHDBSi
— A mon tour, je dis non.
— Si je vous disais de l'ouvrir I '
— Je dirais encore non.
— D'en prendre connaissance avec moi?
— Non, toujours non.
— Avec l'autorisation de Lucie?
— Vous la lui demanderiez?
— Non, je vous en chargerais. ^
— Ceci change la situation, nous serions au moins daa^ la l^a*
lité, Lucie étant seule et unique héritière de tout ce que sa mère a
laissé. De plus elle est majeure ; je me charge de lui demander son
consentement. Où vous retrouverai-je demain, rnoosieur l'abbé?
— Pourquoi pas ce soir?
— Impossible. M""" La Quintinie est absente jusqu'à demain matin,
— Elle est à Ghambéry? Âllons-y ensemble, monsieur I Par le
chemin de fer d'Aix, nous y serons de bonne heure encore, je ne puis
passer la nuit dans ces angoisses.
— Vous les avouez enfin? Allons, je n'en abuserai pas^ je serai
plus généreux que vous. Partons.
Ils n'échangèrent plus un mot. En traversant le lac, U* I^mon-
tier observa la contenance morne et pourtant digne de l'abbé. II
était vaincu, mais non brisé. U suivait de l'œil le làlage ouvert par
la barque, et semblait livré à une méditation profonde plutôt qu'au
^ sentiment amer de la défaite.
En chemin de fer, il parut ranimé comme s'il eût trouvé, sous l'in-
fluence de cette marche rapide, une solution ou une résolution. A
Ghambéry, il se tint dans la rue pendant que son compagnon entrait
chez M>^* de Turdy. Lucie, prise à part, dit à M. Lemontier qu'elle
lui donnait plein pouvoir de disposer du paquet comme il l'enten-*
drait, et même de ne jamais lui dire ce qu'il contentât. Elle s'eQ
remettait aveuglément à sa prudence et à son honneur. U courut
rejoindre Moreali avec un mot de la main de Lucie, qui l'autorisait
complètement. Ils allèrent s'enfermer dans la maison du comte de
Luiges, lequel était toujours à Aix»
— Attendez ! dit l'abbé au moment où M. Lemontier, prenant un
canif sur le bureau du comte, allait ouvrir le sachet, j'ai besoin de
mes forces, de ma raison, de ma mémoire. Je suis fatigué, j'ai faimt
— J'ai faim aussi, répondit M. Lemontier. Allons chercher une
table d'hôte queloonque. Je vous invite à dîner, si vous voulez bien
le permettre.
— Inutile de sortir, reprit l'abbé; je vais envoyer chercher...
M. Lemontier refusa. L'abbé le regarda en face, et ses yeux se
remplirent de larmes; mais il ne se plaignit pas du terrible soupçon
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3U2»lB}ISELi:.E LA QUIlITimE. 37
muet, trop provoqué par sa conduite précédente. Ils sortirent, dî-
nèrent ensemble sans se parler et rentrèrent chez le comte. C'était
une vieiUe maison, riche, silencieuse, servie par de vieux domes-
tiques dévots; le jour baissant, ils i^ortèrent une lampe et dispa-
rurent.
M. Lemontier coupa la soie tout automr du sacbet et en tira une
grosse lettre, qui devint fort mince après le d^duUlement de trois
enveloppes épaisses. La première ne portait qu6 ces mots : pour
être enverfe dam dix nn»; la seconde : pour Être lue le Jour de la
première communion de ma fille; la troisième enfin , que M. Le-
nKmfîer n'ouvrit pas, portait cette adresse bien lisible : à mon mariy
le colonel La Quiniinie.
— Voilà ce que j'avais prévu, dit-il, c'est une confes^on au véri-
tabie confesseur, une confesàon qui vous épouvante, et à présent,
monsieur l'abbé, regardez-vous votre adversaire comme un ennemi
sans délicatesse et sans générosité?
Horeali cacba sa figure dans ses mains et fondit en larmes, puis,
tendant ses deux mtôis humides et froides sur la table : — Pardon-
nez-moi, dit-il, pardonnez-moi en chrétien et en philosophe I
— Je vous pardonne tout ce qui m'est personnel, répondit Le-
montier; mais je ne puis toucher vos mains en signe d'estime ou
d'amitié, je les crois souillées d'un crime que ce repentir tardif ne
peut expier en un instant.
— Monsieur Lemontier! s'écria Moreali avec énergie, je ne suis
pas sa coupable que vous le croyez : Lucie n'est pas ma fille I J'ai
aimé sa mère avec passion, je l'aime elle-même comme l'enfant de
mes entrailles spirituelles, mais je n'ai pas séduit M""' La Quintinie,
je n*aî manqué ni à mon vœu de chasteté, ni à mon devoir de con-
fesseur et d'ami. S'il y a dans cette lettre dont vous prendrez con-
naissance, je le veux, une révélation contraire à la confession que
je vais vous fûre, cette révélation est l'osuvre du délire; mais j'ai
mes preuves, moi : elles sont là, dans ce bureau dont j'ai la clé, et
je veux les mettre sous vos yeux... quand vous m'aurez écouté, non
comme un ami, vous vous y refusez, mais comme un juge. Je vous
accepte pour ce que vous voulez être.
— C'est mon droit, répondit Lemontier, car j'ai celui de devenir
le père de Lucie, et j'en ai la volonté. Je dois et veux savoir par
conséquent quels liens l'unissent à vous. Parlez. — Il remit la lettre
de M^ La Quintinie dans le sacbet, y posa son coude, fixa sur
Tabbé ses yeux clairs et calmes, et le philosophe attendit la confea-
aion du prêtre.
George Sand.
(La dtmière partie au prochain n*. )
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DE
L'ÉQUIVALENCE DE LA CHALEUR
DU TRAVAIL MÉCANIQUE
I. Exposé de la théùrie mécanique de la chaleur, présenté à la Société chimique de Paris le 7
et le 91 février 1802, par M. Yerdet. — II. Commentaire aux travaux publié» sur la char-
leur considérée au point de vue mécanique, par M. Résal, ingéniear des mines, 1861. —
m. De la Contraction musculaire dans ses rapports ante la température animale, par
M. J. Bédard. — IV. Étude Ustorique mxr la théorie de la chaleur, par M. Ch. Laboolaxe.
— Y. De l'équivaienl mécanique de la chaleur, par M. J.-B. Bélanger, 1863.
La physique moderne est entrée depuis vingt ans dans une phase
particulière. A mesure qu'on a mieux étudié la gravitation, la cha-
leur, la lumière, Télectricité, le magnétisme, l'affinité chimique, et
qu'on a mieux connu les lois spéciales de chacune de ces propriétés
de la matière, on a distingué plus nettement leurs relations néces-
saires; on a reconnu pour plusieurs d'entre elles qu'elles s'engen-
drent les unes des autres suivant des règles précises, et l'on a été
conduit à étendre et à généraliser ce principe: A vrai dire, ce n'est
qu'un retour à la méthode primitive et naturelle. Après avoir séparé
la science en plusieurs branches pour la commodité de l'esprit et
la facilité de l'étude, on devait être ramené à l'unité initiale. Après
l'analyse devait venir la synthèse; mais ce mouvement s'est pré-
senté, dans ces vingt dernières années, avec tous les caractères
d'une nouveauté. Cette évolution de l'esprit scientifique s'est mar-
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EQUIVALENT MECANIQUE DE LA CHALEUR. 39
quée dans le livre de M. Grove sur la Corrélation des Forces physi-
que*. Il faut avouer que le physicien anglais mêle bien des incerti-
tudes à quelques aperçus ingénieux, qu'il esquive les difficultés
principales, qu'il agite plus de questions qu'il n'en résout, qu'il
entre rarement au cœur du sujet, et qu'il n'apporte à l'appui de sa
théorie qu'un très mince bagage de faits. Il eut du moins le mérite
d'exposer avec quelques vues d'ensemble des idées qui étalent dis-
séminées dans des travaux de toute sorte, et d'en faire tant bien
q^e mal mi corps de doctrines.
Depuis que le livre de M. Grove a paru, c'est-à-dire depuis une
quinzaine d'années (1), on a fait dans la voie qu'il avait vaguement
esquissée des progrès sérieux. On a renversé quelques-unes des
barrières qui séparaient les différentes parties de la physique, et la
vue, s'étendant plus librement, a saisi des rapports qui jusqu'alors
étaient restés cachés. En entrant plus avant dans les faits, on a
commencé à débarrasser la science des fluides hypothétiques, des
entités latentes, des qualités occultes, des redondances fallacieuses.
C'est ainsi que la chaleur et la lumière en sont venues à présenter
des phénomènes tellement connexes que plusieurs physiciens osent
insinuer qu'elles sont une seule et même chose, et qu'il n'y a de
différence que dans notre perception. De ces rapports nouvellement
établis enti-e des phénomènes qui avaient été longtemps regardés
comme à peu près étrangers l'un à l'autre, nous pourrions citer en-
core quelques exemples. Nous nous bornerons à en signaler un des
plus remarquables, et ce sera l'objet de cette étude : nous voulons
parler de l'équivalence de la chaleur et du travail mécanique.
La théorie de cette équivalence, commencée vers 1842 par un
physicien de Manchester, M. Joule, et par un médecin allemand,
M. Jules-Robert Mayer, s'est répandue peu à peu dans le monde
scientifique. D'abord obscurcie par bien des confusions, elle s'est
dégagée lentement du brouillard. Elle brille aujourd'hui d'un vif
éclat. Elle est, dans l'étude de la corrélation des phénomènes natu-
rels, la partie la plus claire et la plus certaine. Elle forme, dans cet
ensemble encore trop peu défini, un groupe complètement achevé.
Si quelques doutes existaient encore à ce sujet dans certains es-
prits, ils ne peuvent manquer d'être levés par les deux excellentes
leçons que M. Verdet a faites au mois de février de l'année dernière
à la Société chimique de Paris. Il a résumé tous les faits relatifs à
cette théorie fondamentale, et les a présentés avec la précision et
Télégance que donnent à de semblables exposés les formules de
l'analyse mathématique. Si cette forme ne nous permet pas de le
(1) 11 fat tnduit en français en 1856 par M. Tabbé Moigno.
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&0 REVUE DES DEUX MONDES.
suivre ici dans les détails techniques de ses leçons, nous essaierons
du moins d'en retracer les traits principaux.
I.
Beaucoup de faits pourraient servir d'origine à l'exposition de la
théorie nouvelle. On n'a que l'embarras du choix. Nous sommes en
eflet comme enveloppés par les manifestations de la chaleur et du
travail mécanique. Il suffirait de prendre Tune d'entre elles, la pre-
mière venue, et de l'examiner de près, pour y découvrir la rela-
tion des deux élémens qui nous occupent. M. Verdet prend pour
point de départ l'étude de la machine à vapeur, et il se conforme
ainsi à l'ordre historique des idées. C'est en effet par l'usage tou-
jours croissant des moteurs à vapeur que l'attention a été appelée
sur les phénomènes dont nous allons parler. Ce sont les machines à
vapeur qui ont mis sans cesse sous nos yeux et fait entrer dans la
pratique journalière de notre vie le spectacle du travail créé avec
de la chaleur. C'est en contemplant les immenses résultats que
notre siècle obtenait au moyen de ces organes, en voyant tous ces
mouvemens produits, ces poids énormes soulevés, ces métaux tra-
vaillés, ces efforts de toute sorte réalisés, en regardant tous ces
bras de fer s'agiter, toutes ces roues toiu*ner, c'est, disons-nous,
en examinant d'une part tout ce travail accompli et en se repor-
tant d'autre part au foyer incandescent qui était Torigine de toute
cette force, c'est en rapprochant cet effet et cette cause, que l'in-
stinct public, avant même d'avoir la consécration de la science, a
pu s'écrier: «Ce travail vient de cette chaleur! Ce travail n'est
qu'une transformation de cette chaleur! »
Examinons donc le jeu d'une machine à vapeur, et prenons, pour
fixer les idées, une machine à détente et à condensation. La ma-
chine produit un travail quelconque. Elle a pris son mouvement
uniforme. Que se passe-t-il dans l'intervalle de temps qui corres-
pond au mouvement de va-et-vient du jpiston? De l'eau ayant une
température basse est amenée du condenseur dans la chaudière et
s'y vaporise; une certaine quantité de vapeur est introduite sous le
piston, elle le presse et se détend; le piston se meut et la vapeur
retourne au condenseur, où elle revient à l'état d'eau à basse tem-
pérature. Pendant cette série de phénomènes, un travail extérieur
est produit par la machine. La série se renouvelle et avec elle un
nouveau travail, et ainsi de suite. Si nous ne considérons que les
déplacemens des corps qui sont en jeu et les effets mécaniques sen-
sibles aux yeux, nous n'apercevons pas d'où vient le travail exté-
rieur qui a été produit. Après la période correspondante à un mou-
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ÉQUIVALENT MECANIQUE DE LA CHALEUR. 41
vement alternatif du pîsto^, toutes les pièces de la machine se
retrouvent comme elles étaient avant cette période; elles sont iden-
tiquement dans le même état; elles possèdent la môme vitesse, la
même capacité de mouvement. Quant à l'eau, si on la suit du con-
denseur & la chaudière^ de la chaudière au corps de pompe» du corps
de pompie ^u condenseur, on voit qu'elle se retrouve tout entière,
car les quantitéja qui peuvept s'en perdre dans la pratique sont né-
gligeables danç notre raisonnement théorique. Aui^ dépens de quoi
s'est donc produit le travail? Qu'est-ce qui s'est consommé? Ce
Q'est pas. dan3 l'usure de la machine, ce n'est pas dans la vapeur
qui peut éventuellement disparaître du système que nous trouve-
rons une raison sufiisante de ce travail, car ce sont là des accidens
légers qui ne sont point en proportion convenable avec le résultat
constaté. Encore une fois d'où vient ce résultat? Ici notre pensée se
reporte naturellement au foyer, au charbon qui brûle et qui com-
munique de la chaleur à l'eau pour la transformer en vapeur. Cette
vapeur, après avoir agi sur le piston, retourne dans le condenseur
et Y abandonne de la chaleur en revenant à l'état liquide. Chaleur
communiquée à la vapeur, chaleur restituée par la vapeur, ces deux
quantités sont-elles égales?
Si elles le sont, nous demeurons en face d'un phénomène inex-
plicable. Notre machine fait sortir du travail de rien. La quantité
de chaleur que le foyer a communiquée à la vapeur au commence-
ment d'une période se retrouve à la fin dans le condenseur tout en-
tière et toute prête à être de nouveau utilisée. Quant à la quantité
de chaleur que le foyer a perdue par d'autres motifs, il est clair que
nous n'avons pas à en tenir compte et qu'elle n'a pas contribué au
travail. Voilà donc une création de travail sans dépense, un effet
sans cause!
Si au contraire la vapeur, après avoir travaillé, apporte au con-
denseur moms de chaleur qu'elle n'en a reçu de la chaudière, tout
s'explique, et le travail produit par la machine devient évidemment
pour nous l'équivalent de la chaleur qui a disparu.
On voit donc que nous nous trouvons en face d'un phénomène
fondamenlal, d'une expérience décisive à faire. Hâtons-nous de dire
qu'elle a été faite, et qu'elle a pleinement confirmé la seconde de
nos deux hypothèses, la disparition d'une certaine quantité de cha-
leur qui se transforme en travail. Hâtons-nous de poser cette con-
clusion à ce premier exposé de la nouvelle doctrine; mais avouons .
tout de suite que l'expérience dont nous parlons a eu une histoire
malheureuse, qu'elle a servi quelque temps à infirmer les résultats
que nous sommes aujourd'hui en droit d'en tirer, et que maintenant
peut-être encore, par un reste des fausses lueurs dont elle avait
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A2 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord obscurci k question, elle éloigpe de la vérité quelques es-
prits timorés. Les essais furent faits par M. Him, ingénieur civil à
Colmar, à Foccasion d'un prix proposé par la Société de physique
de Berlin sur la question de l'équivalence de la chaleur et du tra-
vail mécanique. M. Him avait opéré sur de puissantes machines; il
s'était servi des moteurs d'une grande usine pendant leur marche
industrielle ; il avait répété et poursuivi ses études pendant plu-
sieurs années. Ses résultats semblaient donc à l'abri des diverses
causes d'erreur qui entachent souvent les travaux de laboratoire
exécutés sur une échelle trop restreinte. Ses conclusions n'en étaient
donc que plus désastreuses quand il prétendait retrouver dans le
condenseur toute la chaleur que la vapeur avait enlevée à la chau-
dière. Le président de la Société de physique de Berlin écrivait à
M. Him en 1857 : «Vous avez fait, monsieur, vis-à-vis de notre pro-
gramme, à peu près ce que Jean-Jacques fit vis-à-vis de celui de
l'académie de Dijon. La société demande la détermination exacte de
l'équivalent mécanique de la chaleur : vous vous êtes efforcé de
prouver qu'un tel équivalent n'existe pas. Cependant un examen
approfondi de vos expériences a amené la commission à penser que,
loin de démontrer ce nouveau principe, ces expériences, si l'on en
discute les résultats d'une certaine manière, tendraient bien plutôt
à prouver l'existence de l'équivalent en question et même fourni-
raient des chiffres assez concordans avec ceux qu'ont déduits d'au-
tres expérimentateurs. » Une longue controverse s' engagea alors
entre M. Clausius, qui examinait les mémoires présentés à la So-
ciété, et M. Him, qui soutenait ses premières affirmations par de
nouveaux travaux. La vérité se dégageait d'autant plus difficilement
à travers cette discussion qu'il n'était pas toujours facile d'analyser
les expériences de M. Him, développées avec une abondance uix
peu germanique dans d'assez volumineux mémoires. La lumière a
pourtant fini par se faire; l'inexactitude des raisonnemens que
• M. Him appliquait à ses données expérimentales a été mise en évi-
dence, et ses chiffres mêmes, sainement interprétés par M. Clau-
sius, ont donné le résultat que nous avons annoncé. La dernière et
la plus utile des consécrations n'a point même manqué à cette con-
clusion définitive. Au mois de juÛlet 1862, M. Hira a publié un
nouveau mémoire où il rectifie ses premières assertions, adorant ce
qu'il avait brûlé et brûlant ce qu'il avait adoré.
Cette transformation de la chaleur en travail , que nous avons
essayé de faire entrevoir dans un cas déterminé, dans le jeu d'une
machine à vapeur, nous allons tout à l'heure la retrouver dans
l'examen des faits les plus divers. Nous trouverons également la
transformation inverse, et nous verrons à chaque instant le travail
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EQUIVALENT MÉCANIQUE DE LA CHALEUR. M
se transformer en chaleur. Si nous faisons mouvoir par un effort
mécanique une roue à palettes dans un réservoir d'eau, nous échauf*
ferons cette eau ; bien d'autres faits de cette nature apparaîtront.
Nous pourrons alors attribuer une généralité absolue au phénomène
de la transformation réciproque de la chaleur et du travail ; mais;
comme nous nous proposons avant tout d'indiquer rapidement Ten-
semble de la théorie nouvelle, nous admettrons dès maintenant que
cette généralité est démontrée, et nous poserons sans plus tarder
une nouvelle question. Dans la transformation qui nous occupe, y
a-t-il un rapport constant entre la quantité de chaleur qui disparaît
et la quantité de travail qui apparaît? On connaît les unités aux-
quelles ces quantités se comparent; l'unité calorifique, la calorie,
est la quantité de chaleur qui est capable d'élever d'un degré ther-
mométrique la température d'un kilogramme d'eau; l'unité de tra-
vail, le kilogrammëtre, est la quantité de travail qui est capable
d'élever à la hauteur d'un mètre un poids d'un kilogramme. Quand
des calories se transforment en kilogrammètres ou réciproquement,
y a-t-il entre ces deux quantités un rapport numérique constant?
fine calorie produit-elle dans tous les cas le même nombre de kilo-
grammètres? Un kilogrammètre donne-t-il dans tous les cas le
même nombre de calories?
Si Ton consulte les faits, on y trouve une réponse affirmative. Un
nombre considérable d'expériences répétées depuis vingt ans, qui
ne seront point toutes citées ici, mais dont les plus mémorables du
moins seront mentionnées dans le cours de cette étude, se pressent
pour attester la fixité du nombre qui représente l'équivalence de la
chaleur et du travail. Une calorie équivaut à 425 kilogrammètres,
non pas, on le pense bien, que toutes les expériences aient donné
ce nombre exact : ce serait un résultat trop contraire à la pratique
des recherches expérimentales; mais c'est la moyenne que M. Ver-
det propose d'adopter après avoir examiné une série de travaux
assez concordans pour nous donner pleine confiance dans le nombre
qui ressort d'une comparaison faite avec soin. C'est le nombre qui
de\Ta désormais servir aux calculs industriels et scientifiques. Dès
maintenant donc, et sous le bénéfice des confirmations expérimen-
tales, dont les pages qui vont suivre seront l'objet, on peut consi-
dérer comme acquise la fixité du nombre qui représente l'équiva-
lence. C'est ce nombre qui est généralement connu sous le nom
d'équivalent mécanique de la chaleur.
Passant maintenant de l'ordre des faits à l'ordre des raisonne-
mens, nous demanderons si on aurait pu concevoir qu'une calorie
ne donnât pas toujours le même nombre de kilogrammètres. Et
d'abord n'oublions pas que le phénomène est réversible, et que nous
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hh RETUE DES DEUX MONDES.
pouvons, suivant les cas, convertir de la chaleur en travail ou du
travail en chaleur. Imaginons un instant qu'il n'y ait pas <îans cette
transformation réciproque un rapport fixe; supposons qu'il y ait
des machines, des organes, des systèmes, par lesquels on puisse
obtenir des rendemens variables (et nous ne parlons pas, bien en-
tendu, du rendement utile, qui peut varier, mais du rendement in-
trinsèque, calculé en tenant compte de toutes les transformations
utiles ou non) : il est clair qu'en accouplant ces machinesl,' ces or-
ganes, ces systèmes dans l'ordre le plus avantageux, et les aban-
donnant à leur action seule, nous pourrions, au moyen d'une quan-
tité de chaleur ou de travail donnée, obtenir des quantités de chaleur
ou de travail croissant d'une façon illimitée, résultat tout à fait
inadmissible. C'est là ce qu'on appelle une démonstration par l'ab-
surde.
En donnant le nombre 425 pour l'équivalent mécanique de la
chaleur, il n'est peut-être pas inutile d'aller au-devant d'une ob-
jection : on est quelquefois surpris au premier instant de la gran-
deur de ce nombre. — Eh quoi! se dit-on, tant de kilogrammètres
pour une seule calorie ! — Mais l'étonnement se dissipe vite; il tient
à\ine appréciation inexacte des unités qui sont en présence, et dis-
paraît dès qu'on se rend un compte suffisant de leurs valeurs res-
pectives. La calorie est une unité moins modeste qu'il ne semble
d'abord, et l'on en reprend une idée plus avantageuse quand on
réfléchit au temps que met une masse d'eau pour s'échauffer sur
un foyer ordinaire. Le kilogrammètre au contraire n'a point l'im-
portance que semble lui attribuer la pompe de son nom ; A25 kilo-
grammètres ne représentent en somme que le travail d'un cheval-
vapeur pendant six secondes environ. Par conséquent le travail d'un
cheval- vapeur pendant une heure correspond à 600 calories. Ce
résultat, ainsi présenté, n'aura sans doute plus rien qui puisse
étonner les personnes mêmes qui auraient été portées à le trouver
singulier sous la forme où il se produisait précédemment.
Dès que l'esprit a conçu la notion de l'équivalence de la chaleur
et du travail, Ù demande à en pénétrer le principe, à en saisir non
plus la manifestation, mais la signification intime. Maître des faits,
il veut en posséder la raison. Quand il a vu la transformation de la
chaleur en travail,, il veut savoir pourquoi et comment cette trans-
formation s'accomplit, quel est le procédé que la nature y emploie.
Il se trouve en face de ce phénomène comme en présence d'un tour
d'escamoteur. Voici bien les calories avant l'opération! Voici main-
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ÉQUIYALENX lOSGAïaQUE DE LK CHALEUR. &&
tenant le travail accompli qu'on lui montre en échange des calories
qui ont disparu! Mais quel est le* secret de cette étonnante substi-
tution? — A vrai dire, on n'a dans aucun cas surpris ce secret sur
le vif; mais la théorie en donne une explication plausible.
C'est ûnsi qu'on a toujours vu la physique placer des hypothèses
sur les pihénomènes qu'elle étudiait. On conçoit d'ailleurs qu'une
explication» fû^-eUe mauvaise, n'infirme en rien ce qui a été ob-
servé. Le danger commencerait seulement du jour où l'on voudrait
dénaturer les observations et plier les faits pour les amener de force
dans les données d'une hypothèse. Pourvu que l'on se garde de ce
périU l'hypothèse est utile par les vérifications qu'elle suggère, par
les aperçus qu'elle ouvre.
Avant donc d'aller plus loin, avant d'entrer dans la série des faits
qui mettront tout à l'heure la notion de l'équivalence dans une com-
plète lumière, noiis nous arrêterons encore un instant pour esquisser
l'hypothèse qui a été faite à ce sujet, et qui réunit aujourd'hui les
suffrages les plus éminens; mais il est nécessaire qu'on n'oublie pas,
quelle que soit l'opinion qu'on s'en forme, que les faits fondamen-
taux auxquels elle s'applique demeurent hors de doute. Que cet
aperçu théorique obtienne ou non l'assentiment du lecteur, nous
n'en serons pas moins en droit, après l'avoir indiqué, de reprendre
sur le terrain des faits la suite de notre exposé.
Et d'abord les travaux publiés pendant ces vingt dernières années
sur la chaleur démontrent qu'elle est un mouvement vibratoire.
MeUoni, dans un mémoire lu à l'académie de ]>[aples le 2 février
18^2 et inséré la même année dans la Bibliothèque universelle de
Genève, avait longuement comparé les phénomènes de la chaleur
rayonnante et les phénomènes lumineux. De cette étude, il avait
conclu que, quand un corps porté à une certaine température est
placé au milieu de corps qui ont une température plus basse, un
mouvement vibratoire se propage dans le milieu ambiant. Qu'est-ce
qui vibre? Sont-ce les molécules matérielles et ordinaires des corps
interposés? Est-ce au contraire un éther jusqu'ici insaisissable à
tontes nos recherches, et qui remplirait les interstices de ces molé-
cules? C'est ce que MeUoni ne pouvait dire; mais il affirmait la vi-
bration. Il cherchait d'ailleurs une preuve expérimentale en essayant
de produire directement des interférences de rayons calorifiques
comme on produisait déjà des interférences de rayons lumineux. Il
n'obtint pas lui-même cette sanction de son hypothèse ; mais, cinq
aimées plus tard MM. Fizeau et Foucault montrèrent que l'on peut, en
ajoutant de la chaleur à de la chaleur, produire du froid, tout comme
en ajoutant de la lumière à de la lumière on produit de l'obscurité.
L'hypothèse de Helloni ét£Ût ainsi démonti*ée par les faits.
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i6 REVUE MS DEUX MONDES»; .
C'est donc en étudiant la chaleur daas son passs^ge. d'un corps à
un autre à travers l'air ambiant qu'on en a saisi la nature intime ;
mais si dans cette propagation on a constaté d'une n^niëre certaine
qu'elle est un mouvement vibratoire, n'est^il pas naturel d'admettre
qu'il en est également ainsi dans l'intérieur même des corpa?
Ce que nous appelons chaleur devient donc pour nous un mouve^
ment de molécules. Dirons-nous que ce senties dernière» molécules
du corps même qui vibrent? Dirons^nous que ce sont les molécules
d'une substance éthérée qui en remplit les pcH*e&? Peu nous importe*
Il nous suffit de constater l'existence d'un mouvement moléculairee
Mais d'une autre part qu'est-ce que le travail, sinon le mouvement
d'une masse? Ainsi l'idée de chaleur comme celle de travail se ré-
solvent maintenant pour nous dans l'idée commune de mouvement,
et rien ne doit plus nous étonner si ces deux phénomènes sont liés
par une équivalence que régissent les lois ordinaire^» de la mécanique.
Rien ne se perd, rien ne se crée dans la nature. Ex nihilo nihUj
in nihilum nil passe reverti. Cela est vrai non-seulement des mo-
lécules matérielles, mais aussi de la force ou cause de mouvement
qui est la propriété essentielle de chaque molécule. Si donc une
molécule ou une masse possède à un moment donné une certaine
capacité de mouvement, elle n'en perdra une portion qu'en la cé-
dant à une autre molécule ou à une autre masse. 11 y a longtemps
que Descartes a dit : u Je tiens qu'il y a une certaine quantité de
mouvement dans toute matière créée qui n'augmente et ne diminue
jamais, et ainsi, lorsqu'un corps en fait mouvoir un autre, il perd
autant de mouvement qu'il en donne, comme lorsqu'une pierre
tombe de haut contre la terre, si elle ne retourne pas et qu'elle
s'arrête, je conçois que cela vient de ce qu'elle ébraple cette terre
et ainsi lui transfère tout son mouvement. » Descartes exprimait
ainsi une vérité fondamentale de la mécanique; mais il ne compa^
rait entre eux que deux mouvemens du même ordre. Observons ce^
pendant que dans l'exemple qu'il donne il y a nécessairement de la
chaleur produite par le choc, et que sa proposition n'est viaie qu'à
la condition d'assimiler complètement cette production de chalem^
à une communication de mouvement. Nous sommes ainsi amenés à
comparer entre eux et à regarder comme s'engendi*ant directement
les uns des autres ces mouvemens visibles qui constituent le travail
dans son acception ordinaire, et ces mouvemens moléculaires que
nos yeux ne peuvent apercevoir et qui constituent la chaleur. Quand
un travail engendre de la chaleur, c'est donc qu'une quantité de
mouvement passe de la masse d'un corps aux molécules de ce corps
ou d'un corps différent. Si c'est au contraire la chaleur qui a en-
gendré un travail , on peut dire qu'une quantité de mouvement est
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ÉQDIYALBirr HACAm^E M LA CHALEUR. IfJ
passée des motdcules du corps à la masse de oe corps ou d'on corps
dillërent.
Pc>ur coDcefoir comment les derniers atomes d'un corps peuvent
être aramés d'une TitesBO considérable qui n'est pas apparente^ mais
çui peut, à un moment donnée se convertir en effets d'un autre ordre,
?eu^on un exemple grossier? On voit quelquefois un boulet de
canon s'avancer lentement sur le sol; il parait presque mort, et on '
croirait que le moindre effort va suffire pour l'arrêter; mais en réalité
le boulet tourne sur lui^-mème avec une vitesse énorme. Qu'on vienne
à mettre le pied sur lui et à en dénaturer le mouvement en en fixant
ainsi un point, le boulet blesse ou tue l'imprudent qui l'a touché.
Nous poirrons dire maintenant, pour résumer notre hypothèse,
qoe tout corps, à un moment donné, possède une certaine vertu
intérieure, qui peut se manifester soit sous forme de chaleur, soit
sous fcmne de travail. Il est à cet ^ard un terme, celui de force
vive, que le langage usuel a souvent emprui^ à la. science, en le
détournant, il est vrai, de son acception rigoureuse. On nous per-
mettra de suivre cet erremcait. Nous dirons ainsi que la force vive
qn'un ccnrps possède àim instant donné, peut, suivant les circon-*
stances, se révéler sous deux aspects, force vive calorifique, force
vive mécanique, de telle sorte que les deux manifestations soient
complémentaires et reproduisent le total de la force vive qui était
rcfafermée dans le corps.
avant d'en finir avec cet aperça théorique, examinons, à l'aide
des lumières qu'il nous donne, le jeu de la machine à vapeur dcmt
BOUS avons déjà parlé plus haut. Nous supposons, avons-nous dit,
fat machine en pleine marche, ayant pris son mouvement uniforme.
Qu'on veuille l]4en considérer, comme précédemment, l'intervalle de
temps qui sépare deux momens où le piston occupe exactement la
mêitte position. A la fin de cette période, toutes les parties de la
noachine possèdent la même quantité de force vive qu'au commen-
cement, car leur masse d'une part est invariable, et d'autre part
elles ont la même dudeur et la même vitesse, puisque nous suppo-
sons le jeu régulier. Dans cet intervalle cependant un travail ex-
térieur a été produit, un poids a été élevé ou toute autre résistance
a été vaincue, et ce travsdl n'a pu se produire qu'aux dépens d'une
partie de la force vive qui était dans la machine; mais puisque nous
venons de voir que cette machine en^ possède encore la même quan-
tité, c'est donc qu'en même temps qu'elle en perdait d'une part elle
en gagnait de l'autre une quantité égale.. En même temps qu'elle en
dépensait sur l'arbre moteur (nous laissons de côté le travail que la
machine produit sans qu'il soit recueilli utilement), elle en emprun*-
tait autant au foyer de la chaudière. Cette machine nous apparaît
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AS UYUE ras DEUX MONDES*
donc comme un véhicule de force vive. Elle absorbe de la force vive
mesurable en calories, eUe rend de la force vive mesurable en kilo-*
grammètres. Et puisque, dans l'état de fonctionnement uniforme dû
nous Texaminons, elle ne garde rien pour elle, puisqu'elle dépense
tout ce qu'elle reçoit, il y a entre les quantités de force vive mesu^
rées à l'entrée et à la sortie un rapport d'équivalence, nous pouvons
dire d'égalité. Pour chaque calorie qui entre, il y a A25 kilogram**
mètres qui sortent.
III.
Mais abandonnons le champ de l'hypothèse pour revenir sur le
terrain des faits, et c'est mûntenant que nous allons voir nos pre-
mières données se confirmer par une série de vérifications* À la
lumière de cette notion nouvelle, il y a toute une révision de la
science à £ûre. Partout où il y a simultanément phénomène calori-
fique et phénomène mécanique, c'est-à-dire dans presque tous les
cas que la pratique et la théorie peuvent nous présenter, la nouvelle
loi introduit entre les deux phénomènes une relation nécessaire, jus-
qu'ici inconnue, et qui, maintenant démontrée, fera découvrir des
vérités intéressantes, reconnattre des erreurs ou combler des lacunes.
Toutes les lois physiques et chimiques ont désormais besoin d'être
considérées sous un nouvel aspect; l'astronomie, la physiologie vont
s'éclairer de lueurs inattendues. Il ne s'agit pas ici, comme on le
pense bien, de faire cette révision générale de la science; il ne s'agit
même pas d'indiquer comment elle peut être faite : nous nous con-
tenterons de citer quelques exemples, empruntés pour la plupart
aux leçons de M. Verdet.
Que va devenir, pour commencer par là, l'ancienne notion du
frottement? Depuis longtemps, lorsque deux corps se mouvaient au
contact l'un de l'autre avec des vitesses différentes, une certaine
partie du travail développé par le corps frottant disparaissait sans
que l'on s'en rendit un compte bien net. La science (^cielle était
fort réservée à cet endroit. Elle posait dans ses calculs un coefficient
relatif au frottement et elle se hâtait de passer outre. Elle se^ gar-
dait d'appuyer sur ce phénomène, qui ne laissait pas de se présen-
ter sous des dehors assez singuliers. Quant à l'opinion commune, elle
regardait assez volontiers le frottement comme une force mystMeuse
qui absorbait par elle«-méme une ca*taine quantité de travail entre
les deux surfaces frottantes. On se laissait aller à admettre une sorte
d'annulation de travail sans mesurer la portée dangereuse d'une
pareille doctrine. Ce n'est pas qu'on ne sût déjà que tout fi-ottement.
est accompagné d'un dévebppement de chaleur; mais il semUait
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BQUirALSHT'.iaCANIQUB IfiE lA CHALEUR. h9
qve ee fut là un phénomène toat à fait accessoire. Les choses
GhaQge&l de fiuse actuellement, et c'est ce phénomène autrefois né-
gligé qui nous rend» compte maintenant de ce qui avait pu paraître
mjfsiérieiix. Tout le travaÙ consommé dans le frottement, et qui ne
seretrouYe pas sous une autre forme appréciable, se retrouve sous
forme de chaleur. Toute équivoque disparaît, et le bilan du travail
moteur s'établit ayeo exactitude.
Cette conversion directe du travail en chaleur, à laquelle corres-
pondent des phénomènes usuels et faciles à reproduire, avait néces-
ssûrement frappé de bonne heure certains esprits. Elle a été l'objet
d'expériences fréquentes, saisissantes, et, ayant de se résoudre en
une h précise, elle a vaguement préoccupé divei*s savans qui sont
restés aux «hords de la vérité. Rumford fut un de ces précurseurs.
C'était un Anglais d'Amérique^ un esprit éclairé et indépendant, un
peu inquiet et porté à dédaigner les vieilles théories. Tour à tour ^
colonel anglais dans les luttes contre les Américains, ministre de la
guene chea l'électeur de Bavière, puis phikuathrope à Paris, où il
avait épousé la veuve de Lavoisier, il fut savant à ses heures et à sa
manière* Ses travaux, malheureusement un peu trop, sommaires,
n'ent pas toujours eu l'influence qu'ils auraient mérité d'avoir. Ses
mteMÀres sur la chaleur, publiés en 180A, contenaient les faits les
plus intéressans.
On admettait alors, sur la foi de Lavoisier et de Laplace, que le
calorique était une matière renfermée dans les interstices des corps,
et qui en sortait ou y rentrait sous l'influence de certaines causes.
Bumford, mécontent de cette hypothèse, entreprit de la soumettre
à une expérience décisive. « Si le calorique, disait-il, est une ma-
tière logée dans les corps de façon à en remplir les intervalles po-
reux, comme Teou remplit les pores d'une éponge, il est clair qu'un
même corps n'en contient qu'une quantité déterminée et ne pourra
en émettre indéfiniment. C'est ainsi qu'une éponge gonflée d'eau,
suspendue par un fil au milieu d'une chambre remplie d'air sec,
donne de Thumidité à cet air; mais l'éponge est bientôt épuisée
d'eau et mise en état de ne plus pouvoir en fournir. Au contraire
une cloche, étant frappée aussi longtemps qu'on voudra, donne tou-
jomrs du son sans aucun signe d'épuisement. L'eau est une substance,
et il n'en est pas de même du son. i> Pour examiner à ce point de
▼ne les phénomènes calorifiques, Rumford faisait tourner une barre
de bronze sur une autre barre semblable dans un vase rempli d'eau;
k luurre tonniante était chargée d'un poids de 5,000 kilogrammes
et faisait 82 révolutions par minute. Rumford observait réchauffe-
ment de l'eau, qui était considérable et capable de mettre de grandes
\ de liquide en ébullition; mais le dégagement de chaleur pnn
1 ILV. 4
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50 REVUE DES DEUX ]fONDE6.
doit par les barres frottantes était^il indéfini ou limité? C'est à vé^
rifier ce fait que Runiford s'attachait, et il trouvaift que, tant que la
barre tournait, la chaleur se dégageait indéfiniment. 11 prouvait en-
suite, par un examen minutieux, qu'on ne pouvait attribuer le 'dé-
gagement de chaleur ni à la décomposition de l'eau, ni à la décom-
position de l'air, ni aune foule d'autres phénomènes omcomitans
auxquels on aurait pu être tenté de l'attribuer. Montrant ainsi que
cette chaleur sortait indéfiniment des barres frottantes, il en con-
cluait, comme nous l'avons dit tout à l'beure, que le calorique ne
peut pas être une matière, mais qu'il est xm mouvement. Qui ne
voit qu'il n'y avait qu'un pas à faire pour en tirer une^ conclusion
plus intime, et pour dire, comme nous le disons maintenant, que
cette chaleur indéfiniment dégagée par les barres de bronze n'était
qu'une transformation du travail indéfiniment employé à produire
le mouvement de rotation? 11 y a plus, l'expérience de Rumford se
prétait à une détermination numérique de l'équivalence des deux
phénomènes : d'une part le travail employé à la rotation était faci-
lement appréciable, et de l'autre les procédés calorimétriques pour-
valent aisément faire connaître la quantité de chaleur absorbée par
l'eau. Aussi plusieurs déterminations numériques du nombre fon-
damental de l'équivalence ont-elles été faites dans des essais ana-
logues à celui de Rumford.
Par d'autres voies, Rumford approchait encore de la notion de
l'équivalence de la chaleur et du travail. Faisant forer une pièce de
canon à la fonderie royale de Munich, il constatait réchauffement
de la masse de bronze. Et comme on essayait de rendre compte de
cet échauffement en admettant une différence de capacité calorifique
entre le bronze massif et le bronze en limaille, il ee hâtait de mettre
à néant cette fausse explication &ï mesurant directement la capa-
cité calorifique du bronze dans les deux cas et en prouvant qu'elle
ne variait point. Mais voici un autre fait bfen 4:urietix. Il expéri-
mentait un canon de fusil dans lequel il introduisait toujours la
même charge de poudre, et tantôt il n'y mettait pas de balle, tantôt
il y plaçait une, deux, trois et même quatre balles; les unes sur les
autres. « J'étais dans l'habitude, dit-il, de saisir avec la main gauche
le canon aussitôt après chaque décharge pour le tenir pendant que
je l'essuyais en dedans avec une baguette garnie d'étoupes, et j'étais
fort surpris de trouver que le canon était beaucoup plus échauffé
par l'explosion d'une charge de poudre donnée quand il n'y avait
point de balle devant la poudre que quand une ou plusieurs, balles
étaient chassées par la charge. » Quoi de plus saisissant que cette
expérience dans laquelle une certaine quantité de chaleur disparaît
en même temps qu'un travail est produit, et dans laquelle cette
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ÉQCIYÀLBNT<M£GAmQU£ D£ lA CHALEUR. 51
cwFélatioa est assez manifeste pour être sensible à la main? Et ne
aeraitnon pas tenté de s'étonner, si Tbistoire des découvertes bu;-
naaines n'était pleine de ces anomalies, que Rumford n'en ait pas
donné la véritable explication? Quoi qu'il en soit, cette expérience
méfite d'être reprise avec précision, et nous la recommandons à nos
officie» d'artillerie; il leur serait sans doute facile de constater
qu'un canctt s'échauffe moins lorsqu'il tire à boulet que lorsqu'il
tîie à blanc avec une simple gargousse, et l'étude de ce phénomène
pcmiraitleur donner d'utiles enseignemens.
L'expérience de Rumford sur le frottement a été reprise avec les
eorpe les plus divers «et sous des formes variées dès que l'on eut
compris ce qu'on en pouvait tirer« M. Joule, dont le nom se présente
à chaque instant quand onétudie la nouvelle théorie, faisait tourner
une petite roue à palettes dans, une masse d'eau ; le mouvement
étftit donné par la chute d'un poids. Il mesurait donc facilement le
travûl correspondant à la rotation. L'échauffement de l'eau s'obser-
vait directement au thermomètre^ Il trouva ainsi pour le riq)port
d'équivalence le nombre &2i. Une autre série d'expériences faites
en remplaçant l'eau par du mercure donna le nombre &25. L'eau
ou le mercure, conune on voit, servait en même temps à M. Joule
de corps firettant et de calorimètre. Dans une troisième série d'es-
sais, M. Joule fit frotter un anneau de fer sur un disque de même na-
tore dans une masse d'eau, ce qui était, à proprement parler, l'ex-
périence même de Rumford; il arriva par ce procédé au nombre
A25. M. Favre fit firotter de l'acier contre de l'acier et donna pour
résultat de ses essais le nombre &13. On pourrait citer plusieurs
autres déterminations de ce genre, et si l'on en a fait beaucoup, on
eB fera sans doute encore uaplus grand nombre par la suite. Ces
expériences demandent un soin minutieux et une ingénieuse appré-
ciaticm des circonstances qui peuvent motiver des corrections dans
les données numériques; mais rien de plus simple, de plus satisfai-
sant pour l'esprit que leur principe. Le frottement y apparaît di-
rectement comme un des phénomènes dans lesquels le travail se
transforme en chaleur.
C'est donc avec des notions plus saines que l'on peut maintenant
examiner ce qui se passe dans les cas innombrables où deux corps
se meuvent au contact l'un de l'autre. Et l'on n'est plus tenté d'ad-
mettre que dans le jeu d'une machine, qui a pour effet de soumettre
diverses surfaces à des frottemens, une partie de la force motiîce
soit mystérieusement absorbée. Une portion de cette force se perd
à communiquer du mouvement soit à l'air ambiant , soit aux sup-
ports de la machine; c'est là une perte que l'on peut suivre. Une
antre partie est employée à user les surfaces frottantes, à décom-
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62 lf£¥UE DES MUX MON^S. .
poser les liquides dont elles sont enduites; ce sont encore là des
effets que Ton peut apprécier. Mais cette notable portion du travail
moteur qui était consommé sans qu'on pût en rendre compte par
ces divers motifs, on sait maiuitenant qu'elle ne disparaît comme
travail qu'autant qu'elle se retrouve comme cbaleur. Cette chaleur
pourra se perdre en échauffant les organes de la machine, elle
pourra se répandre sans effet utile dans l'atmosphère; mais du moins
rien ne demeurera inexpliqué, et nous pourrons poursuivre dans
toutes leurs phases les transformations successives du travail mo-
teur, Dira-t-on que c'est là un mince résultat, qu'on ne pourra
suivre ces changemens que par l'imagination, et que la pratique
n'en atteindra pas la mesure ? Et d'abord rien ne prouve qm'on ne
puisse pas tirer de précieuses applications de cette notion nouvelle
du frottement; mais en tout cas, qu'on ne s'y méprenne pas, elle
nous délivre d'une grande hérésie scientifique que bien des per-
sonnes ont côtoyée sans doute, et où U est à penser que quelques-
unes sont tombées autrefois. Supposer, comme on était tenté de le
faire jadis, à propos du frottement, qu'un travail moteur s'anéantit
sans rien produire, c'est xme erreur du même ordre que de croire
qu'un travail moteur peut naître de rien. Ce sont deux absurdités
réciproques et solidaires. Les vieilles idées courantes stu* le frotte-
ment renfermaient donc, plus ou moins cachées dans leurs flancs,
toutes les billevesées qui ont signalé la recherche du mouvement
perpétuel.
Des considérations du même ordre s'appliqueraient à la théorie
des chocs, où les phénomènes calorifiques entrent pour une part
considérable. Si on tire avec une carabine rayée contre une cible
très résistante, on constate que la balle est brûlante après le choc.
La chaleur développée par ce choc, si on la supposait concentrée
tout entière dans le plomb dont la balle est formée, en élèverait la
température à plus de 500 degrés. Elle serait donc plus que suffi-
sante pour liquéfier le plomb. Si on tire à boulet sur une cible très
dure, on voit souvent jaillir un éclair de lumière au moment où le
boulet frappe la cible. On peut dire qu'en général nous estimons
trop bas la quantité de chaleur qui est due aux chocs. On a calculé
que si un corps tombe de la hauteur où l'attraction terrestre est à
peine appréciable , il donnera en touchant la terre deux fois plus
de chaleur que n'en dégagerait la combustion d'un poids égal de
charbon.
Nous venons de voir l'étude du frottement tout à fait régénérée.
Celle de la dilatation des corps va aussi se transformer complète-
ment en vertu des idées nouvelles. Ici vient se placer d'abord une
expérience mémorable, fondamentale, exécutée en 1845 par M. Joule,
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ÉQDIYALBNT'lKÉGàlfKlUE DE LA ^mALEDR. 68
et qui anéantit une erreur depuis longtemps accréditée. On admet*
tait généralement, il y a quelques années encore, et cette opinion
trouvait place dans renseignement classique, que la dilatation d'un
corps, cdlé de l'air par exemple, absorbait de la chaleur. Tout le
inonde se rappelle que dans les cours de physique on mettait un
thermomètre sons le récipient de la machine pneumatique : on ob-
servait rabaissement de température qui suivait les premiers coups
de piston donnés pour faire le vide, et on déclarait sans plus ample
an^yse que la difatation de l'air absorbait la chaleur qui disparais-
^sait en cette circonstance; mais ne va-t-il pas falloir, en face de
l'expéiience de M. Joule, modifier l'énoncé de cette explication?
H. Jèule prit deux récipieds métalliques de capacité égale, réunis
par un court tuyau que fermait un robinet. Dans l'un des récipiens,
il introduisit de Tair sous la pression de vingt-deux atmosphères,
le robinet de communication étant fermé; dans l'autre, il fît le vide.
Le système des deux récipiens était entièrement plongé dans un ré-
servoir plein d'eau où des thermomètres sensibles permettaient
tf apprécier les phénomènes calorifiques qui viendraient à se pro-
duire. L'expérience ainsi préparée, le robinet qui fusait communi-
quer les deux récipiens fut ouvert; l'air comprimé se précipita dans
l'espace vide, et dans un instant très court le système des deux
vases fut rempli d^air sous la pression de onze atmosphères. Cette
dilatation du gaz absorba-t-elle, oui ou non, de la chaleur? L'an-
cienne physique eût répondu oui sans hésiter ; elle admettait que
dans toute dilatation une certaine quantité de chaleur disparaissait.
Cependant l'expérience de M. Joule montra qu'aucune chaleur n'é-
tait absorbée; les thermomètres plongés dans le réservoir d'eau
demeurèrent immobiles. Certes il y avait là de quoi confondre les
esprits nourris dans les anciens erremens; mais nous qui sommes
maintenant en possession du principe de l'équivalence de la chaleur
et du travail, ne sommes-nous pas portés naturellement à com-
prendre ce résultat, si nous réfléchissons que, pour remplir le réci-
pient où le vide a été fait d'avance, l'air n'a aucun travail à accom-
plir? Pas de travail produit, partant pas de chaleur consommée.
Nous sommes ainsi amenés à rectifier l'assertion des anciens physi-
ciens et à dire que, quand un gaz se dilate dans les conditions ordi-
naires, ce n'est point la dilatation même du gaz qui absorbe de la
chaleur, mais bien le travail qu'il est ordinairement obligé d'ac-
complir pour se dilater.
M. Joule fut d'ailleurs conduit à retourner son expérience pour
en trouver la confirmation. En supprimant le travail de la dilata-
tion, il avait évité tout refroidissement. Si au contraire il obligeait le
giz à produire un travail pour se dihiter, il devait constater une ab-
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5i REVUE DE$ DEUX IION0ES.
sorption de chaleur. Âpres avoir rempli son premier récipient d'air
comprimé à vingt -deux atmosphères, il obligea le ga^ à se rendre
sous une cloche* renversée sur la cuve à eau et à s'y loger sous une
pres^on de onze atmosphères* L'air avait donc pour s'établir, sous
la cloche une certaine masse d'eau à déplacer. A ce U*avail devait
correspondre dans le système une déperdition de chaleur. C'e^t ce
que les thermomètres accusèrent nettement. Rien de plus concluant
que le résultat de ces deux expériences. Rien de plus nati^rel d'ail-
leurs que de threr de la seconde une détermination numérique de
l'équivalent mécanique de la chaleur. M. Joule le fit et trouva dans
ces essais le nombre khi-
Cette expérience capitale vaut qu'on s'y arrête et qu'on examine
attentivement comment les choses s'y passent. Si l'on se reporte au
premier essai que nous avons indiqué, à celui dans lequel l'air passe
du récipient où il est comprimé à vingt-deux atmosphères au réci-
pient où le vide a été fait, et si Ton regarde de plus près le jeu du
phénomène, une objection peut se présenter à l'esprit. Le gaz, di-
^ns-nous, remplit rapidement les deux récipiens sous une pres-
»on de onze atmosphères, sans travail et sans refroidissement. Ce-
pendant, s'il nous prend fantaisie d'isoler par la pensée dans le
premier récipient une petite masse d'air et de la considérer spécia-
lement à l'exclusion des particules voisines, nous serons bien forcés
de reconnaître que cette petite masse d'air, pour se dilater, doit
presser les molécules qui l'entourent, développer ainsi du travail, et
partant se refroidir. Cela est si vrai que le résultat final est en effet
un refroidissement dans le second essai, où la masse entière du gaz,
au lieu de trouver le vide devant elle, rencontre un corps qu'elle
doit déplacer. Mais ne semble-t-il pas dès lors que la petite masse
que nous venons d'isoler par la pensée doit se comporter de la
même manière dans les deux cas, puisqu à tout prendre elle a dans
les deux cas un effort à faire sur ce qui l'entoure immédiatement,
et ne peut-il pas paraître extraordinaire qu elle se comporte diffé-
remment suivant ce qui se passe aux extrémités de la masse? « Sup-
poser, dit M. Verdet, que tantôt elle se refroidit, tantôt elle con-
serve sa température, c'est pour ainsi dire supposer qu'elle est
instruite de ce qui se passe en dehors d'elle, et qu'elle se conforme
à une loi de la nature de la même façon qu'un être animé et doué
d'intelligence. On n'ose guère en général, contre une tliéorie forte
déjà de l'assentiment des plus hautes autorités scientifiques, expri-
mer tout haut de pareilles difficultés, dont l'énonce a quelque chose
d'étrange et de malsonnant; mais on les garde.au fond de l'esprit
et on en reçoit quelquefois une défiance secrète contre la science
tout entière. » Examinons donc de plus près. Dans le premier cas
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EQUIYAlEm^ MEGANIQUB DE LA CHALEUR. 55
sans doute, de même que dans le second, il y a travail produit, par
conséquent refroidissement; mais immédiatement les parois résis-
tantes du récipient d*arrivée arrêtent le mouvement, le gaz revient
à l'état d'équilibre. Dans cette perte de mouvement, le travail dis-
paru se retrouve sous forme d'une certaine quantité de chaleur qui
est restituée au système, et cette quantité est précisément égale à
celle qui avait été consommée dans le premier moment de l'expé-
rience. De là vient qu'en définitive les thermomètres n'accusent au-
cun changement. Cette explication peut d'ailleurs être vérifiée et
Tendue sensible aux yeux : il suffit de plonger le premier récipient
dans un vase d'eau, le second récipient dans un vase différent. On
reconnaît alors le refroidissement qui correspond à la première
phase de l'expérience, l'échaufiement qui suit ce premier phéno^
mène, et on constate facilement l'équivalence des deux effets con-
sécutifs.
Toutes ces expériences de M. Joule ont été répétées avec le soin
le plus scrupuleux par M. Victor Regnault, le grand vérificateur des
travaux modernes. Ainsi développées et étudiées sous toutes leurs
faces, sanctionnées par ce contrôle éminent, elles démontrent clai-
rement que la dilatation de l'air n'absorbe par elle-même aucune
chaleur. Il n'y a de chaleur consommée que par le travail qui ac-
compagne la dilatation. L'effet est ainsi restitué à sa véritable cause,
et tout le monde comprendra la valeur de cette rectification ap-
portée aux anciennes idées.
Une nouvelle pensée guide ainsi l'esprit quand il considère les
rapports de la chaleur avec les changemens moléculaires des corps.
On va voir la notion de capacité calorifique se transformer et s'é-
clairer. Commençons cependant par dire que les considérations qui
vont suivre ne s'appliquent, du moins dans la forme simple où nous
devrons les présenter, ni aux corps solides, ni aux corps liquides.
Là en effet la cohésion des molécules, particularité mal connue et
encore inabordable, masque les résultats. Nous n'aurons en vue que
les gaz que l'on appelle gaz permanens, dont les molécules pa-
raissent complètement libres les unes par rapport aux autres. Des
recherches justement célèbres avaient été faites depuis longtemps
sur la Alatation de ces gaz. On savait que lorsqu'on échauffe l'un
d'eux, le nombre de calories qu'il absorbe sous l'unité de poids pour
élever d'un degré sa température varie , suivant que pendant ré-
chauffement on maintient son volume constant à l'aide d'une enve-
loppe inextensible, ou qu'on lui permet au contraire de se dilater
en laissant seulement constante la pression à laquelle il est soumis.
A ces deux cas correspondaient pour un même gaz deux capacités
calorifiques différentes : capacité calorifique à volume constant, ca-
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56 REVUE DES DEUX MONDES.
pacité calorifique à pression constante, cette seconde toujours pjus
grande que la première. Pour Tair atmosphérique par exwiple^ cçs
deux quantités étaient dans le rapport de 1 à 1^421, La physiqve
avait ainsi dressé des tables qui donnaient pour chaque gaz le? deux
capacités calorifiques, et la différence de ces deux quantité^ i^^vait
reçu un nom, elle^ s'appelait la chaleur latente de. dilatation. C'était
bien en effet Texcédant de chaleur qui était consommé sans pro^
duire un excédant de température dans celui de? deux cas où. Je gai
prenait un accroissement de volume. La physique en restait là.,
Chacun des gaz avait ses deux chaleurs spécifiques, indépend^ut^
en quelque sorte Tune de l'autre; aucun rapport nécessaire ne se/n-
blait lier ces quantités entre elles. Aujourd'hui la question a'édair-
cit à la lueur du principe nouveau, et ce qui était latent devient
patent. Cet excès de chaleur qui est absorbé dans le cas où le gaz
prend un accroissement de volume devient pour nous l'équivalent
exact du travail mécanique que ce gaz développe en se jiUatant.
En mène temps que le rôle de la chaleur latente de dilatation se
trouve ainsi expliqué, une relation fixe, une équation mathématique
s'établit entre les deux capacités calorifiques d'un même gaz» puis*
que le nombre de calories qui représente leur difl*érence équivaut
à un travail mécanique que nous pouvons apprécier et exprimer en
kilogrammètres.
Voilà amsi deux données qui ne paraissaient pas autrefois soli-
daires l'une de l'autre, et dont nous découvrons la relation néces-
saire. L'équation à laquelle elles doivent satisfaire nous permet
donc de faire ime série de vérifications, vérifications d'autant plus
précieuses que les valeurs numériques des chaleurs spécifiques à
volume constant et des chaleurs spécifiques à pression constante
ont été autrefois déterminées, pour les différons corps gazeux, par
des expériences directes, très soignées, très précises, et avant qu'on
soupçonnât le lien qui devait unir ces deux quantités. Cette équa-
tion prend donc une importance capitale. Si l'on suppose connu le
nombre qui représente l'équivalence de la chaleur et du travail ,
elle peut servir à contrôler toutes les valeurs anciennement déter-
minées pour les chaleurs spécifiques. Si au contraire on regarde
ces valeurs comme des données acquises, elle fournira une série de
déterminations numériques du nombre fondamental de l'équiva-
lence. Toutes les déterminations qui ont été faites par ce procédé
oscillent, ainsi qu'on pouvait s'y attendre, autour du nombre &25»
qui peut être regardé comme leur valeur moyenne.
L'expérience des deux récipiens de M. Joule, les indications som-
maires que nous venons de donner sur les capacités calorifiques
montrent dans quel esprit a été révisée l'étude de la dilatation des
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ÉQUIVALENT MECANIQUE DE LA CHALEUR. 67
corps. C'est là d'ailleurs la question qui depuis cinq ou six ans a
joué sans cesse le premier rôle dans la théorie mécanique de la
ctaaletir* Nulle part on n'est plus près des faits primordiaux qu'il
importe de constater. Entre le mouvement vibratoire qui constitue
la chaleur et le mouvemetit de dilatation moléculaire qui augmente
le tolcune du corps, la relation est directe, facile à définir. Elle se
prttc à l'analyse mathématique. Aussi a-t-elle été pour les géo-
mètres robjet de calculs très étendus et très complets. Cette étude,
intéressante par elle-même, en a pris une importance spéciale.
Elle est devenue une sorte de place d'armes dans l'intérieur de
laquelle on a établi les vérités fondamentales qui servent de base
à la théorie dont nous poursuivons en ce moment l'exposition. La
dilatation des corps solides ou liquides, par la raison qu'on a pu
entrevoir tout à l'heure, a présenté des difficultés d'analyse qui'
D'OBt pas permis d'aller au fond des choses; mais celle des gaz, des
vapeurs, a été complètement étudiée dans des mémoires originaux,
parmi lesquels on doit citer un récent Commentaire aux travaux
publiés sur la chaleur considérée au point de vue mécanique^ par
M. Résal, ingénieur des mines, — un mémoire sur VÉquivalent mé-
conique de la chaleur, de M. Bélanger, professeur à l'École centrale,
et un traviûl de M. Gh. Combes en cours de publication dans le
Bulletin de la Société d'encouragement.
Introduites dans l'étude de la chimie, les idées nouvelles n'y fu-
• rent point stériles. On avait bien songé depuis longtemps à com-
parer au travail mécanique proprement dit cette autre sorte de tra-
vail qui est due aux affinités chimiques : c'était là une question tout
à fait pratique, puisqu'on résumé les actions chimiques sont l'ori-
gine de presque tout le travail qui se produit parmi nous , et que
Tune d'elles, la combustion du charbon, fait tourner la plus grande
partie de nos'machmes; mais entre le travail chimique et le travail
mécanique on n'avait aucun terme de comparaison. La chaleur,
envisagée au point de vue où nous l'avons maintenant montrée, se
présenta comme une mesure commune de ces deux natures de tra-
vaux, comparables sans doute entre eux par une conception théo-
rique (1), ïùdis complètement dissemblables en fait. La chaleur au
contraire devenait pratiquement comparable aux uns et aux autres.
Ainsi ce fut un fait facile à constater qu'un kilogramme d'hydro-
gène, en se combinant avec l'oxygène, dégage 3&,&62 calories, et
{1} On peat regarder Tacte de la oombinaisoD entre molécules, entre les atomes de
roxygèoe et ceux du charbon par exemple, comme semblable à l'acte de la chute d*un
CQfps contre la terre. Si le charbon brûle, c*est que les atomes du gaz comburant se
précipitent sur lui. De la masse et de la vitesse de ces atomes on conclurait le travail
dft à cette chute.
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58 R£VUE DES DEUX MONDES.
en se combinant av«c le chlore, 23,783; qu'un kilogramme de gra-
phite naturel, en se brûlant à l'oxygène, produit 7,^796 calories,
1 kilogramme de zinc 565, et ainsi de suite. Or c'est une notion qui
nous est maintenant acquise que chacune de, ces calories peut se
convertir en i25 unités de travail mécanique, Nou3 savons donc
quel effort pourrait vaincre , quel poids pourrait élever chacune de.
ces combinaisons chimiques, si par quelque moyen on arrivait à la
convertir tout entière en effets mécaniques.
. Ici se place une expérience déjà ancienne, mais des plus impor-
tantes, et qui est due à M. Favre. M, Favre a étudié un circuit vol-
taîque qu'il plaçait dans un grand réservoir de mercure formant
thermomètre, et où les diverses parties de son appareil pouvaient
être introduites à volonté. Il y mettait un élément composé d'une
plaque de ziac et d'une lame de platine plongée dans de l'eau aci-
dulée, et réunies par un fil de cuivre gros et court. 11 a d'abord,
mesuré ainsi directement la chaleur dégagée, et a trouvé qu'à la
dissolution de 33 grammes de aine, c'est-à-dire d'un équivalent
chimique de ce métal, correspondait un dégagenaent de calories rç-r
présenté par le nombre fractionnaire 18,68, c'est-à-dire la quantité
de chaleur nécessaire pour élever d'un degré 18,680 grammes
d'eau. Il a remplacé ensuite le fil de cuivre gros et court introduit
dans le calorimètre par un fil long et mince enroulé en spirale et
placé hors du calorimètre. La quantité de chaleur observée a été
moindre, et d'autant moindre que le fil de jonction était plus long; «
mais, s'il rétablissait dans le calorimètre ces différens fils de jonc-
tion, il retrouvait toujours exactement la même quantité de chaleui*
que dans le premier cas. Ainsi dans ces déterminations prépara-
toires il était bien évident que 33 grammes de zinc, en se dissol-
vant, donnaient ime quantité totale de chaleur constamment égale.
Ensuite M. Favre, laissant toujours dans une cavité du calorimètre
son fil enroulé en spirale, en fit l' électro-aimant d'une petite ma-
chine électro-magnétique à laquelle il donna un travail extérieur
à accomplir; elle montait un poids au moyen d'une poulie. Le phé-
nomène alors changea de face. L'expérimentateur trouva que la
quantité de chaleur correspondant à la dissolution de 33 grammes
de zinc était inférieure au nombre indiqué plus haut. Il fit varier le
travail accompli par la petite machine, et il constata que la chaleui-
dégagée variait dans un rapport constant avec ce travail; poui' cha-
que kilogrammètre produit, une quantité déterminée de calories
disparaissait. Ainsi dans le moteur électrique de M. Favre, comme
dans les autres appareils que nous avons déjà décrits, l'équivalence
des deux termes que nous étudions était immédiatement démontrée
par deux séries de valeurs dkectement appréciables. Ici tant de tra-
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ÉQUÏVALÉmr'MêCA^Ï<lftE 4)È tA CHALEUR . 59
vail produit, là tant de chaleur absorbée. De ces essais, M. Favre a
tiré le nombre 44$, un peu supérieur à celui dont M. Verdet a pro-
posé l'adoption.
II ne paraît pas difficile, nonà pouvons le dire en passant, de dé-
couTrir la raison poUlr laquelle M. Favre a trouvé un nombre trop
élevé. En indiquant cette raison, nous sommes amenés à parler in-
cidenmment des effets mécaniques de l'électricité, sur lesquels nous
ne voulons point d'ailleurs nous étendre aujourd'hui, parce que
nous nous réservonij d'en parler avec quelque détail dans une autre
occasion. L'action chimique développée dans la pile de M. Favre se
manifeste à la fois sous foime calorique et sous forme électrique;
il y a chaleur sensible au thermomètre et courant électrique sen-
sible au galvanomètre. Je sais bien que ces deux effets sont liés par
une relation simple et directe (la chaleur est proportionnelle au
carré de Tîntensité du courant); mais est-ce à dire pour cela qu'ils
ne soient qu'une seule et môme chose? Est-ce à dire que, si l'on
tient compte de l'un des effets, il devient loisible de négliger l'autre?
Évidemment non. En même temps qu'une certaine quantité de cha-
lenr se transforme en travail, dans l'expérience de M. Favre, une cer-
taine quantité d'électricité cesse de s'accuser au galvanomètre, et
rien ne nous autorise à faire abstraction des effets mécaniques de ce
phénomène. Si donc M. Favre rapporte à une même calorie un trop
grand nombre de kilogrammètres, c'est peut-être qu'il lui attribue
une portion de travail qui doit en bonne justice être mise au compte
de l'électricité. Encore une fois, nous ne faisons que jeter cette in-
dication en passant. Elle répond à cette idée que, si l'on étudie la
connexité qui lie l'affinité chimique, la chaleur et le travail méca-
nique, il est nécessaire, en dernière analyse, d'y faire entrer aussi
l'électricité. C'est une action à quatre personnages. L'un d'eux,
dira-t-on, joue un rôle accefôoire au point de vue mécanique. Ac-
cessoire, peut-être, mws négligeable, certainement non 1 Rien n'em-
pêche cependant de faire abstraction momentanément de l'un d'eux,
à la condition de bien connaître la réserve que l'on fait, et de ne
pas se laisser entraîner par cette omission dans des raisonnemens
inexacts. Cette réserve, cette omission, nous la ferons d'ailleurs
aujourd'hui, afin d'isoler et de mettre en relief la relation directe
qui a été signalée entre la chaleur et le travail , et que nous nous
sommes proposé en ce moment d'étudier tout spécialement. C'est
en effet là, dans l'action générale, la portion la mieux connue et la
mieux définie. Quant au rôle particulier qu'y joue l'électricité, il
est jusqu'ici resté plus obscur, et nous demanderons en tout cas la
permission de le laisser aujourd'hui complètement dans l'ombre.
Tout en évitant de parler des phénomènes électriques, nous ne
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60 KEYUE DES DI»7K MONDES, i/ ^ <
pouvons cependant passer sous sU^ace une brillante expérience de
M. Foucault, qui eut un grand retentissement il y a quelques an-
nées. On sait le talent de mise en scène avec lequel M* Foucault
rend populaires les vérités physiques. Il prenait un gros disque dé
cuivre qu'il plaçait entre les deux pôles d'un électro-^aiaiaat; UB
système d'engrenages et une manivelle permettaient d'imprimer au
disque un mouvement de rotation rapide. Lorsqu'aucun courant ne
traversait les bobines de Télectro^aimant, on faisait tourner le disqoû
avec la plus grande facilité^ et sans qu'il s'échauffât sensiblemeot^
mais si l'on venait à faire passer un courant à travers les bobines^
les réactions qui s'établissaient entre leur fer aimanté et le disque
de cuivre étaient telles qu'on éprouvait pour faim tourner celuinû
une résistance considérable : un homme suffisait à peine à cet effort^
et le travail qu'il dépensait ainsi écbaufiait graduellement le disque
jusqu'à une température qui a quelquefois atteint 95 degrés* Ainsi
dans cette expérience saisissante le thermomètre enregistrait direo-
tement, sous forme de chaleur, l'effort développé sujr la manivelle
pour entretenir la rotation du disque.
IV.
Mais la théorie mécanique de la chaleur ne nous donne-t*^Ile
d'enseignemens qu'au sujet des corps inorganiques ou inanimés?
Les corps vivans ne sont-ils pas à la fois le siège de phénomènes
calorifiques et de phénomènes mécaniques? Et n'est^n pa3 en droit
de penser qu'ils sont régis, eux aussi, par l'équivalence de ces deux
phénomènes? Si en effet les corps vivans, dans ce qui touche plus
particulièrement au principe de l'action vitale, édiappent évidem-^
ment aux lois ordinaires de la physique et de la mécanique, il est
au contraire naturel d'admettre, tant que l'expérience ne dément
pas cette opinion, qu'ils y sont soumis en ce qui concerne le jeu de
leurs organes. La volonté a sans contredit en elle-même des modes
d'action tout particuliers; mais, dès qu'elle doit agir sur la matière,
eUe se trouve évidemment liée par les lois matérielles, comme un
étranger qui aurait à se conformer aux règlemens du pays où il vit.
Non-seulement les preuves les plus décisives montrent qu'il y a
dans les corps vivans aussi bien que dans le monde inorganique
conversion de la chaleur en travail et du travail en chaleur, mais il
est remarquable que ce soit en réfléchissant au jeu de la vie ani-
male que le docteur Jules-Robert Mayer ait été amené à trouver les
bases de la théorie nouvelle. Elle est complètement esquissée dans
son mémoire sur le mouvement organique et la nutrition (18&5)«
Les travaux du docteur Mayer sont peu connus en France, mais
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ÉQDIYALraT'UiCAMQrE DE lA CHALEUR. 61
deux^teies d'expériences récentes mettent m évidence la relation
qui Ëe dans les corps vivans la chaleur au travail. Nous voulons
parler des i^lierciies de M. Him et de celles du docteur Béclard.
M. fiim a abordé de fh)nt la question et cherché une solution
ittnBmààe^ en opérant sur le corps même de l'homme.
C'est un &it indiqué d'abord par Lavoisier et Laplace, confirmé
par les expériences de Dul<Mig et Despretz, éclairé ensuite par les
txaifisx de MM. Pawe et Silbermann, et maintenant définitivement
loquis àlapbymologie, que la chaleur animale est due entièrement,
oa du moins presque entièrement, aux actions chimiques que pro-
duit la respiration; ce qui peut en être dégagé par d'autres actions,
par la nutrition^ par la chrcolation du sang, est complètement né-
gligeable. L'oxygène inspiré brûle dans le corps des matières hy-
dio^carboDées, et l'animal expire de l'acide carbonique et de l'eau.
L'mlenâté de cette action respiratoire varie beaucoup avec l'âge, le
sexe^ Vétat de santé des divers individus. M. Him s'est proposé de
fétodier sur m même individu à l'étal; de repos et à l'état de mou-
vement.
Pour parler d'abord de l'état de repos, on sait que le corps hu-
main conserve une température tout à fait constante, dont la valeur
est de 37 degrés environ dans nos climats. On peut donc dire que
la ebaleor développée à l'intérieur du corps par l'action respira-
teîra (1) en sort incessunment tout entière sous diverses formes,
éEvaporation pulmonaire et cutanée, échaùffement de l'air expiré,
rayonnement, contact des corps ambians. M. Him a commencé par
vérifier cette supposition, qu'il a trouvée sensiblement exacte.
H plaçait on homme dans un espace hermétiquement clos, en le
hissant d'abord, pendant un temps donné, à l'état de repos absolu.
Le sttjet absorbait l'air par le nez au moyen de deux petits tubes
inUKxiaits dans ses narines et qui communiquaient avec un gazo-
mètre dont le d^it était facilement mesuré; il expulsait les pro-
duits de la respiration par un autre tube introduit dans sa bouche,
etqin aboutissait à ma second gazomètre, où l'acide carbonique et
la vaipeur d'eau pouvaient être dosés. La température de ces divers
gax éluit soigneusement mesurée, ainsi que l'échauffement de l'en-
ceinle dû à la chaleur perdue par le sujet, M. Hirn trouvait que
pour chaque gramme d'oxygène brûlé, l'homme émettait au dehors
environ 5 calories 1/2. Ce résultat confirmait suffisamment le rai-
(1> Cette chaleor, oa. vient de le voir, vairie beaucoup suivant les individus. On peut
cependant, si Ton veut en donner une moyenne grossière, l'évaluer à 100 calories par
beore, la combustion pendant une beure étant estimée à 10 grammes de charbon et
M grammes d^ydngène; or un gramme de charbon en brûlant dégage 8,08 calories,
<il ffUflM driiydMeène en dégage 34,5.
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62 HEVUE DES DfiUX MONiœS.
sonnement d'après lequel toute la chaleur de la combustion devait
se retrouver au d^ors.
Voilà pour l'état de repos. Mais quand rhommë exécute un trar-
vail, les choses se passent-elles de môme? — M. Him enferma en-
core son sujet dans la cbambrette d'expérimentation et lui doniia
pour travail d'élever sans cesse son propre corps sur une roue à
échelons, qui tournait de manièi-e qu'il n'eût pointa changer réel^
lement de place. Il est clair d'une part que l'homme produit éga-
lement un travail s'il déplace une masse étrangère, ou s'il dé^
place sa propre masse en prenant un point d'appui à Texlérieur ;
l'on comprend d'un autre côté qu'en soulevant sans cesse sapropre
charge sur cette espèce d'escalier mobile, le sujet, au point de vue
de la mécanique, produisait le même effet que s'il eût gravi un es«-
calier fixe. Dans ces conditions, M. Him trouva que pour i gramme
d'oxygène brûlé il n'était plus émis dans l'enceinte que 2 calo-
ries 1/2 environ. Ainsi dans ce cas l'action respiratoire de l'homme
est représentée par une moindre quantité de chaleur en raison dû
travail dû à l'ascension sur la roue. Les deux quantités se complë*
tent : ce qui manque en chaleur se retrouve en travail. Le fait n'a
plus rien qui puisse nous étonner, et il y aurait eu au contraire de
quoi nous surprendre si la production d'un effet mécanique n'avait
pas diminué la manifestation des effets calorifiques. M. Him montre
ainsi que tous les efforts extérieurs que l'homme exedxe- viennent ea
déduction de la chaleur qu'il dégage; mais s'il a su mettre le phé-
nomène en évidence, les conditions de son expérience étaient troip
complexes, les corrections à faire à ses diverses données trop dé-
licates pour qu'il pût avec quelque exactitude apprécier numéri-
quement la conversion de la chaleur en travail. M. Him annonce
d'ailleurs, dans son nouveau mémoire publié l'an dernier, qi^'il
recommence les mêmes recherches dans de meilleures conditions.
M. Béclard a pris pour point de départ l'étude de la contraction
musculaire et a observé pendant plusieurs années les phénomènes
qui s'y rapportent.
On savait depuis longtemps que la contraction d'un muscle dé-
gage de la chaleur, parce qu'elle est accompagnée d'une action
chimique, d'une absorption d'oxygène. Alexandre de Humboldt avait
autrefois signalé ce fait, auquel il avait été amené par induction,
sans pouvoir d'ailleurs le vérifier. MM. George Liebig et Helmholtz
avaient plus tard repris cette opinion. Enfin M. Matteucci avait di-
rectement démontré l'absorption de l'oxygène en employant des
muscles de grenouilles. Prenant quelques trains de derrière de gre-
nouilles préparés, il en plaçait un certain poids dans un flacon et
un môme poids dans un second vase. 11 faisait contracter les uns et
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EQUIVAUKT BI£GANIQUE DE tK CHALEUR. 63
laiasait les aiUres en repos; puis il iatroduLsâit de Teau de chaux
dans les deux récipiens et dosait ainsi la quantité d'acide carbo-
Bâque produite^ de façon à connaître la quantité d'oxygène absorbée.
Des ej^^&ences réitérées lui avaient montré que les musdes cou-
tmclés absorbaient beaucoup plus d'oxygène que les autres.
La contraction musculaire est donc une oxydation qui dégage^
comme toute oxydation, une certaine quantité de chaleur; mais, si
on se contente de considérer ce phénomène en lui-*même, il paraît
difficile d'en rien tirer qui puisse servir à la théorie qui nous oc-
cupe. La contraction musculaire en eiTet implique des phénomènes
de volonté 4iu'il semUe impossible d'isoler, et des particularités in-
térieures dont l'analyse parait impraticable. Quand nous ramenons,
par exâ[i^>le, notre avant-bras de manière qu'il fasse un angle droit
avec le bras, nous pouvons agir à la fois sur les muscles fléchisseurs
et sur les muscles extenseurs, et développer ainsi d'une façon ab-
solue des efforts dont la mesure dynamique et calorifique ne pré-
senterait rien de certain. C'est donc d'une autre manière que M. Bé-
clard a abordé ce problème. U s'est proposé de comparer, sous le
rapport calorifique, une même contraction musculaire dans deux cas
diOérens : celui où elle n'est accompagnée d'aucun travail extérieur
et celui où, au contraire, un travail extérieur l'accompagne.
A l'ori^ne de ses recherches, il opéra au moyen d'aiguilles ou
bameçoBs thermo-électriques formés de deux métaux, cuivre et .
fer, qu'il enfonçait dans les tissus musculaires des animaux et qu'il
oiettait en communication avec un galvanomètre dont les déviations
accusaient les variations de température des muscles. U se servait
particulièrement de grenouilles; il les fixait sur une tablette, et il
déterminait des contractions dans une des pattes de l'animal. Tantôt
cette patte se contractait à vide, tantôt elle devait soulever un poids
au moyen d'une corde passant sur une poulie. Mais M. Bédard ne
tarda pas à recixmaltre qu'il ne pouvait rien conclure d'expériences
dans lesquelles l'animal, sous l'impression d'une cause excitante,
contractait son muscle, sans que la contraction eût un rapport bien
déterminé avec l'effort à vaincre. Il se décida, pour avoir des résul-
tats plus sûrement appréciables, à opérer sur l'homme. U fallait dès
lors renoncer à l'emploi des aiguilles ou hameçons thermo-électri-
ques, car ces engins ne pouvaient être introduits dans les tissus
charnus sans danger sérieux, surtout si les expériences se répétaient
fréquemment. L'emploi de ces appareils présentait aussi d'autres
ioconvéniens. Le vernis dont on recouvrait les aiguilles pour empê-
cher qu'elles ne fussent attaquées chimiquement par les sécrétions
du corps venait à se fendiller; des courans dus à des actions chimi-
ques pouvaient dès lors modifier les mouvemens de l'aiguille du gal-
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QA BEVUE DES DEUX MONDES.
vanomètre et masquer les résultats calorifiques. M. Béclard s'assura
qu'en appliquant sur la peau du bras un simple thermomètre et
enveloppant le tout d'un corps mauvais conducteur de la chaleur,
d'une bande de laine par exemple, le thermomètre accusait nette-
ment les variations de temp Liure; il se décida dès lors à recourir
à ce moyen direct d'observation. 11 opéra d'ailleurs sur lui-même
et fit, pendant les étés des années 1858 et 1859, une série continue
d'expériences dirigées avec le soin le plus minutieux.
Nous n'essaierons pas de marquer toutes les précautions ingé-
nieuses que prit l'expérimentateur pour écarter toutes les causes
d'erreur, pour rendre tous les résultats comparables entre eux et
pour dégager le phénomène principal des faits accessoires qui au-
raient pu le modifier. Nous indiquerons au moins la forme générale
de ses expériences. Il était assis sur un siège complètement fixe, les
deu\bras tombant naturellement le long du corps et les avant-bras
coudés à angle droit. Au-dessus de lui, une corde s'enroulait sur
deux poulies et venait, armée de deux mannettes, tomber auprès de
chacune de ses mains. Les deux mains saisissaient ces mannettes, la
paume tournée en haut. C'était en effet dans cette position, M. Bé-
clard l'avait vérifié, que la plus grande partie de l'effort se concen-
trait sur les muscles biceps brachial ^t brachial antérieur sur lesquels
il avait appliqué son thermomètre. La main droite avait d'ailleurs
pour fonction d'agir sur un poids de 5 kilogrammes attaché à la
manne tte droite. La main gauche au contraire tenait simplement la
manette correspondante, à laquelle aucun poids n'était suspendu.
Quant au principe môme des expériences, il consistait, comme on
l'a déjà vu précédemment, à observer successivement une même
contraction musculaire, d'abord à l'état statique, c'est-à-dire sans
aucun travail extérieur accompli, et ensuite à l'état dynamique,
c'est-à-dire avec accomplissement d'un travail extérieur. Le carac-
tère de ces essais est donc une comparaison continuelle entre la
contraction statique et la contraction dynamique. Les effets thermo-
métriques correspondant à la première ne sont jamais observés que
pour être mis en regard des effets analogues qui correspondent à la
seconde. Et c'est de ce rapprochement que M. iBéclard tire ses en-
seignemens.
Deux séries d'essais, chacune double en raison des deux termes à
déterminer, lui fournissent ses conclusions.
Dans la première série, la main droite commençait par soutenir le
poids immobile pendant cinq minutes : état statique. Pour constater
l'état dynamique, cette même main droite, pendant le même inter-
valle de temps, élevait le poids jusqu'à une faible hauteur (16 cen-
timètres] un assez grand nombre de fois; le poids redescendait
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ÉQUIVAtENT MÉCANIQUE DE LA CHALEUR. (^
après chaque ascension sans que la main eût à le soutenir pendant
la descente : c'était la main gauche qui était chargée de remplii
cette fonction à Taide de la cordé et des poulies. En comparant les
observations thermométriques, M- Béclard trouva que la chaleur
due à la contraction statique surpassait d'un degré la chaleur due à
la contraction dynamique. Cette chaleur, qui disparaissait lorsque
le muscle contracté élevait un poids, était évidemment l'équivalent
du travail extérieur que le muscle produisait.
Une seconde série d'expériences fut faite pour ainsi dire en sens
inverse. La main droite commençait toujours par soutenir le poids
à l'état de repos; mais ensuite, au lieu de monter le poids, elle le
soutenait à la descente un certaùi nombre de fois, la main gauche
se chargeant alors, au moyen de la corde et des poulies, de produh*e
les ascensions. Qu' arriva- 1- il? C'est que les phénomènes calorifi-
ques devinrent inverses. Le muscle prit une température plus élevée
quand il soutenait le poids à la descente que quand il le maintenait
à l'état de repos. De même que, dans la première série d'essais, le
travail qu'il accomplissait lui laissait moins de chaleur que l'état
statique, de même, dans la seconde série, le travail qui en dehors
de lui s'accomplissait lui en laissait une plus grande quantité.
M. Béclard mettait d'ailleurs encore ces résultats en relief par
une série accessoire d'expériences qui résumait en quelque sorte
les précédentes. Il commençait par opérer avec la main droite toutes
les ascensions du poids pendant que la main gauche le soutenait à
chaque descente; puis au contraire il le soutenait à chaque des-
cente avec la main droite pendant que la main gauche opérait toutes
les ascensions. Les différences calorifiques observées dans les essais
précédens s'ajoutaient naturellement dans cette dernière expéri-
mentation, et le phénomène étudié s'accusait ainsi plus nettement.
De ces recherches sur la contraction musculaire, on peut donc
tirer l'enseignement suivant : la contraction musculaire est une
oxydation, et si elle ne produit aucun travail extérieur, elle dégage
une certaine quantité de chaleur proportionnelle à la quantité
d'oxygène qui est absorbée; mais si elle produit un travail, elle dé-
gage une quantité de chaleur plus petite, de telle sorte que la
quantité de chaleur et la quantité de travail développées soient
complémentaires l'une de l'autre. La chaleur qui apparaît dans le
muscle contracté comme résultat de l'action chimique est diminuée
de toute celle qui s'est transformée en travail mécanique.
La forme simple et précise des travaux de M. Béclard devait le
porter à chercher la valeur numérique du rapport qui lie le travail
produit à la chaleur correspondante. Il connaissait directement le
nombre de kilogrammètres développés par le mouvement du poids;
XLV. 5
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M REVUE DES DEUX MONDES.
mais il pouvait moins facilement déduire de ses observations ther-
mométriques le nombre absolu de calories que les muscles perdaient
ou gagnaient dans les différens cas. Il supposa dans ses calculs que
la masse musculaire échauffée était équivalente en poids à un demi-
kilogramme. Il supposa que la capacité du tissu musculaire pour la
chaleur était égale à celle de l'eau. C'étaient là d'ailleurs des con-
jectures assez incertaines. Aussi a-t-il donné, en le reconnaissant
lui-même, un nombre beaucoup trop grand pour l'équivalent mé-
canique de la chaleur. Toutefois l'inexactitude de la mesure n'ôte
rien à la certitude du fait observé.
Que ressort-il en résumé des travaux de M. Hirn et de M. Bé-
clard? C'est que la combustion respiratoire, qui joue un rôle pré-
pondérant dans la vie matérielle, développe à l'intérieur du corps
une quantité de chaleur qui peut se répandre tout entière au deh(M^
sous forme calorifique, qui peut aussi partiellement, suivant la vo-
lonté de l'homme, se convertir en mouvement ou en travail. Nous
disons mouvement ou travail, car encore une fois^ que l'homme dé-
place des objets extérieurs ou qu'il se déplace lui-même en prenant
un point d'appui au dehors, qu'il gravisse l'escalier de M. Hirn ou
qu'a soulève le poids de M. Béclard, c'est tout un. Comment d'ail-
leurs s'exerce cette action de la volonté qui transforme partielle-
ment la chaleur animale en effets mécaniques? Comment le nerf qui
est le véhicule de la volonté excite-t-il le muscle? C'est là un pro-
blème physiologique que nous n'avons point à aborder ici. Nous
pouvons seulement faire en passant une remarque qui ne manque
pas d'une certaine importance et qui se déduit naturellement de
tout ce qui précède. C'est que le nerf n'a pas besoin d'avoir en lui-
même, comme on le lui a quelquefois demandé, tout le mouvement
qu'il suscite dans le muscle. Il n'intervient au contraire, suivant ce
que nous venons d'exposer, que pour susciter l'action du mécanisme
a^u moyen duquel le muscle emprunte directement à la chaleur ani*
maie le travail qu'il doit produire.
Il est naturel de se demander dans quelles limites peut se faire cet
emprunt. Une partie seulement de la chaleur animale peut se con-
vertir en travail. Est-ce une fraction plus ou moins forte de la cha-
leur totale? On peut répondre, d'après les données de M. Hirn, que
c'en est à peu près la moitié; mais ici il est important de s'entendre
sur la valeur absolue que prend cette chaleur totale suivant que
l'homme est à l'état de repos ou à l'état de travail. Une objection
pourrait en effet se présenter au nom de l'expérience vulgaire, et il
n'est pas inutile de la prévoir. Le mouvement, le travail, disent
MM. Hirn et Béclard, se produisent aux dépens de la chaleur ani-
male, dont ils consomment une notable partie. Et cependant tout le
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EQUIVALENT MECANIQUE DE LA CHALEUR. 67
monde ssdt qpie pour se réchauffer on se donne du mouvement
Gommenl disparaît cette contradiction apparente? Comment la vé-
rité des théories que nous avons esquissées se concilie-t--eUe avec la
réalité des phénomènes usuels? Oui» le travail correspondant au
mouvemeot consonmie de la chaleur, mais en même temps il pré^
cipite l'action respiratoire jusqu'à l'augmenter quelquefois dans la
proportion de 1 à 10» La combustion s'aoeélère de façon à fournir
aux effets qui lui sont demandés, et il n'est pas étonnant que dans
cette action régulatrice elle dépasse le but et fournisse un excédant
de calorique. On peut remarquer à ce sujet que cette dépense ex-
cédante et pour ainsi dire inutile est d'autant moindre chez les di-
vers sujets qu'ils sont mieux constitués et plus assouplis au genre
de travail qu'ils produisent. L'organisme emploie d'ailleurs pliH
sieurs moyens pour augmenter la combustion d'oxygène à mesure
qu'on lui demfimde du travail; les inspirations deviennent plus fré<-
qventes, jusqu'à produire parfois Tessoufflement; l'air est inspiré
plus profimdément, de telle sorte que l'homme geint quelquefois en
le chassant ; enfin, pour une même quantité d'air -. introduite, une
proportion plus grande d'oxygène est dans certains cas retenue par
les poumons.
Si nous passons maintenant du règne animal au règne végétal,
une différence essentielle apparaît dans les phénomènes de la vie*
On peut dire que la vie végétale est le contraire de la vie animale.
Dans celle-<i, en voit l'oxygène absorbé décomposer dans les corps
les matières hydrocarbonées et en sortir à l'état d'eau et d'acide
carbonique. Le végétal fait l'inverse; il absorbe de l'eau et de l'a^
dde carbonique et rejette de Toxygène en retenant les hydrocar^
buces qui proviennent de cette transformation. Si donc dans l'ani-
mal les corps mis en présence se combinent suivant leurs affinités
chimiques naturelles, dans le végétal ils forment au contraire des
combinaisons diamétralement opposées à celles auxquelles ils sont
portés. Le végétal nous apparaît donc comme un milieu où sont
constamment séparés des élémens qui ont une tendance à se com-
biner et dont la combinaison dégagerait de la chaleur comme le
fiât tout travail dû aux affinités chimiques. Qu'est^e que cela fait
soupçonner? C'est que, pour triompher sans cesse de cette action
cutanée des forces moléculaires, le végétal doit absorber sans
cesse de la chaleur. Cette chaleur qu'il absorbe, il la convertit eh
travail pour lutter contre les affinités chimiques et produire en dé-
finitive des résultats qui leur sont contraires , à la différence de
ranîmaU dans lequel ces affinités chimiques se satisfont et dégagent
de la chaleur qui est sans cesse disponible. Aussi , tandis que l'ani-
mal conserve en général une température constante et à peu près
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68 RETUE DES DEUX MONDES.
indépendante du milieu ambiant, la plante se met en équilibre de
température avec ce qui Tentoure. Ce n'est que dans certains cas
particuliers, dans le cas de la germination et au moment de la flo-
raison, que les phénomènes sont inverses, que la plante absorbe de
l'oxygène, et qu'en vertu de cette combustion elle peut élever sa
température au-dessus de celle de l'air ambiant.
Où le végétal trouve-t-il toute cette chaleur dont il a incessam-
ment besoin? Dans l'action solaire. Le végétal emprunte constam-
ment de la chaleur au soleil et l'emmagasine à l'état de force vive
calorifique. Que les rayons du soleil tombent sur une plage de sable,
le sable s'échauffe, et il renvoie bientôt par rayonnement toute la
chaleur qu'il reçoit; mais que ces mêmes rayons tombent sur une
forêt, les arbres continuellement absorbent et s'approprient une
partie de leur chaleur. Les matières hydrocarbonées qui se forment
sans cesse sur la terre, par exemple les matières spécialement re-
gardées comme combustibles, le bois, la houille, etc., sont ainsi
des provisions de force vive accumulées par une transformation lente
de l'action solaire, et dont nous pouvons disposer à un instant donné
pour les convertir en chaleur, en travail. Quand nous avons amon-
celé du charbon dans le foyer d'une machine à vapeur et que nous
l'enflammons au moyen d'une allumette, d'où sortira tout le travail
que va produire la machine? Est-ce de Tallumette? Eh! non, c'est
tout le travail solaire qui a été emmagasiné anciennement dans ce
combustible que nous rendons soudainement disponible en aban-
donnant le charbon à son affmité pour l'oxygène, absolument comme
nous pourrions, disposant d'une grande masse d'eau qui aurait été
élevée dans un réservoir par un travail antérieur, utiliser la chute
de cette eau en ouvrant le robinet du réservoir. Chaque kilogramme
de houille renferme ainsi virtuellement trois millions de kilogram-
mètres. On peut donc calculer facilement la quantité de puissance
mécanique, toute préparée, que nous extrayons annuellement du
sol de la France quand nous tirons de nos houillères 8 millions de
tonnes de charbon. C'est le travail de 10 millions de chevaux-va-
peur fonctionnant jour et nuit pendant toute Tannée.
C'est encore cette force vive emmagasinée dans les végétaux qui
leur donne leur vertu nutritive ; ils introduisent dans le corps des
animaux les matières hydrocarbonées que l'oxygène y viendra brû-
ler ensuite. Si ces élémens de régénération manquent, le corps,
réduit à s'oxyder lui-même, dépérit et meurt. Cette fonction des
végétaux prendra dans notre esprit une importance particulière, si,
nous réfléchissons que la nourriture animale n'est en quelque sorte
que médiate, et qu'il faut remonter aux végétaux pour trouver l'ori-
gine de toute nutrition.
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ÉQUIYALfiNX MÉCANIQUE DE lA CHALEUR. 60
Le r61e actif du soleil apparait donc dans tout ce qi^i précède. On
peut dire qu'en versant continuellement de la chaleur sur la terre,
Û y verse du travail. Et la voix populaire est d*accord avec la science
en proclamant que cet astre est la source vivifiante de toute trans-
fiMrmatioD matérielle* On a mesuré, sans grande précision bien en-
tendu, la quantité de chaleur que le soleil envoie annuellement à
la terre, (ki peut donc en quelque sorte connaître la quantité de
travail qu'il met virtuellement à notre disposition. Si cette déter-
Biinadon n'ofire par elle-même aucun intérêt spécial, il n*en reste
pas moins certain qu'elle correspond à une notion précieuse : c'est
que nous avons ainsi autour de nous une grande somme de travail
gratuitement produit dont nous devons être amenés à utiliser une
portion de plus en plus grande.
Ce n'est point seulement sur les rapports du soleil avec la terre
que la théorie nouvelle fournit d'intéressantes vérités. Elle n'hésite
point i se demander comment s'entretient la chaleur du soleil et
comment se réparent les pertes qu'il subit sans cesse par le rayon-
nement. Elle répond que les corps qui viennent tomber à la suiface
de l'astre lui abandonnent sous forme de chaleur l'énorme quantité
de mouvement qu'ils possédaient dans leur gravitation à travers
l'espace. Elle admet de plus que ces corps sont pour la plus grande
part empruntés à cette agglomération sidérale qui entoure le soleil
et qui est connue sous le nom de lumière zodiacale. Dès lors et con-
naissant par les travaux de sir John Herschel et de M. Pouillet quelle
est la quantité de chaleur que perd le soleil, elle calcule quelle est
la masse de corps zodiacaux qui doit venir se joindre à cet astre
pour lui restituer sa chaleur. On a reconnu que cette masse n'est
point assez considérable pour faire varier d'une façon appréciable
le volume du soleil. Si notre lune tombait sur le soleil, elle lui com-
muniqueradt une quantité de chaleur suflisante pour couvrir les
pertes d'une ou deux années ; notre terre, en y tombant, couvrirait
les pertes d'un siècle; cependant les masses de la lune et de la terre
disparaîtraient sans donner au soleil un accroissement perceptible.
Il n'est point à espérer que les télescopes puissent saisir et préci-
ser l'accroissement graduel du diamètre solaire. Cette suprême vé-
rification manquera donc à l'ensemble de ces hautes hypothèses as-
tronomiques.
Il &ut citer ces ^éculations hardies sans y attacher plus d'im-
portance que leur degré de certitude n'en comporte encore, et se
bâter de redescendre sur la terre, où la nouvelle thermo-dynamique
nous donne et nous promet une assez riche moisson d'utiles ensei-
gnemens.
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70 REVUE DES DEUX MONDES*
M. Verdet a terminé ses leçons par une courte histoire de la théo«-
rie nouvelle. 'On peut assigner une date fixe à Torigine de cette
théorie, et en reporter la naissance véritable à Tannée 1812. Sanâ
doute, avant cette époque, plusieurs savans purent en entrevoir
quelques parties et en toucher quelques points. C'est ainsi que Ton
trouve dans un mémoire de Lavoisier et Laplace sur la chaleur
(1780) le passage suivant : « D'autres physiciens pensent que I»
chaleur n'est que le résultat des vibrations insensibles de la ma-*
tiëre... Dans le système que nous examinons, la chaleur est la force
vive qui résulte des mouvemens insensibles des molécules d'un
corps; elle est la somme des produits de la masse de chaque molé^
cule par le carré de sa vitesse... » Mais de cette assertion si origi^
nale et si précise il ne paraît pas que Lavoisier et Laplace aient ja-*
mais tiré aucun profit. Laplace surtout abandonna complètement
cette manière de voir, et défendit résolument la doctrine de la ma-»
térialité du calorique. On a vu plus haut comment, au commen*-
eement de ce siècle, Rumford, réagissant contre cette opinion, mit
en évidence des faits intéressans qui ne frappèrent point aâsez le
public de son temps, et dont il nous est facile maintenant d'ap**
précier l'importance; mais un peu plus tard les études relatives à
la chaleur subirent une phase singulière. Sadi Gamot, officier du
génie, fils du célèbre conventionnel, publia en 182i ses Réflexionâ
9ur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à dé--
velopper cette puissance. Cette publication coïncidait avec les pre-
miers développemens donnés à l'usage des moteurs à vapeur. Elle
fit alors une grande sensation, et son importance scientifique s'est
prolongée jusqu'à ces dernières années. On va voir cependant que
la doctrine de Sadi Gamot est diamétralement opposée à celle qui
triomphe aujourd'hui. Sadi Garnot admettait, conformém^t aux
idées répandues autour de lui, que le calorique est un corps maté-
riel. Dès lors, disait-il, il est facile de comprendre que lorsqu'une
certaine quantité de chaleur passe d'un corps chaud à un corps
plus froid, ce transport produise par lui-même une certaine quan-
tité de travail; mais, une fois l'équilibre établi, la chaleur perdue
par l'un des corps se retrouve tout entière dans l'autre, absolument
comme l'eau qui a fait marcher une roue hydraulique se retrouve
entièrement dans le bief d'aval. Dans les idées de Camot, cette
comparaison se poursuit jusqu'au bout. La chaleur est un fluide qui,
en vertu d'une force spéciale, tend comme l'eau à prendre son ni-
veau. La température devient ainsi une sorte de cote de nivellement
propre au fluide calorifique. Le fluide descend d'un corps supérieur
(en température) dans un corps inférieur, et produit ainsi de la
puissance motrice. Il sera possible également, en dépensant de la
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EQUIVALEin MÉCANIQUE DE LA €HAL£UR. 71
puissance motrice, de porter le fluide d'an corps froid à un corps
plus cbftud, tout comme, au moyen d'un effort extérieur, on porte
de l^eau d-ua bassin inférieur à un réservoir plus élevé. On com*
prend facilement le danger et le leurre que renfermait la doctrine
de Sadi Camot« La dialeur, sortant d'un corps en vertu dé cette
force i^éciale du nivellement des températures, devait, chemin fai-
sant, produire du travail et se retrouver ensuite tout entière dans
un corps difiik*ent. La machine à vapeur empruntait ainsi sa puis*
sauce, non pas à une consommation de chaleur, mais à un rétablis-
sement d'équilibre dans le calorique. <( Malgré cette erreur fonda-
mentale, dit M. Verdet, le nom de Sadi Garnot et celui de son
savant commentateur, M. Glapeyron, occuperont toujours une place
importante dans l'histoire de la science. Sadi Camot est l'auteur
des formes de rsdsonnement dont la théorie mécanique fait sans
cesse usage; c'est dans son écrit qu'on trouve les premiers exemples
de ces cycles d'opérations qui prennent un corps danâ un état dé-
terminé, le font passer à un état différent en suiyant un certain
chemin, et le ramènent par une autre voie à son état primitif.
M. dapeyron a éclairci ce que le mémoire de Camot avait d'obscur,
et a montré comment on devait traduire analytiquement et repré-
senter géométriquement ce mode de raisonnement si neuf et si fé-
cond. Ces deux géomètres ont créé en quelque sorte la logique de
lasdence. Lorsque les véritables principes ont été découverts, il
n'y a eu qu'à les introduire dans les formes de cette logique, et il
est à croire que, sans les anciens travaux de Camot et de M. Cla-
peyron, les progrès de la théorie nouvelle n'auraient pas été à beau-
coup près aussi rapides. »
Ces véritables principes qui ont enfin établi la thermo-dynamique
sur des bases solides, on les trouve dans les travaux de ces deux sa-
vane étrangers dont nous avons déjà parlé, M. Jules-Robert Mayer,
médecin à Heilbronn, M. Joule, professeur de physique à Manchester.
Les quatre ouvrages principaux de M. Mayer, Remarques sur les
fi^rcnie la nature inanimée (18&2), le Mouvement organique dans
ses rapports avec la nutrition (18&5), rintroduction à la mécaniqne
du ciel (1848), les Remarques sur l'équivalent mécanique de la clm-
leur (1851), renferment dans leur ensemble les diverses cohsidéra-
tioos que nous avons exposées dans les pages qui précèdent. Son
point de départ fut tout phyâologique. Il raconte lui-même que ses
travaux furent provoqués par l'incident d'une saignée faite à un
fiévreux à Java en 18A0, et par cette remarque que le sang veineux,
dans les régions tropicales, est d'un rouge beaucoup plus brillant
que dans les régions plus froides; mais ses études ne restèrent point
circonscrites dans le champ de la physiologie, et dans l'espace de
dix années cet honmie de génie aborda successivement la plupart
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72 BÏTtm DES DEUX MONOBff. - ..... ,
des points sur lesquels s'est exercée depuis la thermo-dynamique.
C'est lui qui introduisit pour la première fois dans la science le
terme d'équivalent mécanique de la chaleur. Malheureusement
Mayer travaillait seul, sans grand souci de répandre ses idées. Ses
mémoires n'eurent pendant longtemps qu'une publicité fort res-
treinte. Aujourd'hui même, ils sont encore peu connus sous lexur
forme originale. « Vous désirerez sans doute, disait M. John Tyndall
dans une récente leçon de physique à Royal Institution^ vous dési-
rerez savoir ce qu'est devenu cet homme éminent. Sa raison l'aban-
donna; il devint fou et lUt ^nfenné dans ufie. mafeou d'iajiénés.* Il
est dit dans un dictionnaire biographique allemand qu'il y mourût;
mais c'est inexact : il a recouvré la raison, et il vit actuellement,
tout à fait retiré, à-Heilbronn. »
Les travaux de M. Joule ne restèrent pas, comme ceux de
M. Mayer, confinés dans un cercle restreint. Us eurent dès leur
origine un grand retentissement. Développés dans des leçons pu-
bliques à la manière anglaise, appuyés d'expériences mémorables
qui frappèrent tous les esprits, discutés et commentés par le monde
scientifique tout entier, ils eurent une influence décisive sur les
destinées de la thermo-dynamique. Le premier mémoire de M. Joule
est de 1843; il contient des recherches sur la chaleur dégagée par
les courans induits et sur les lois suivant lesquelles varie cette cha-
leur quand un travail est développé. Les célèbres expériences sur
la dilatation des gaz sont de 18A5. Enfin en 1850 parut dans les
Transactions philosophiques un mémoire qui peut passer pour le
manifeste de la nouvelle doctrine thermo-dynamique.
Autour des deux noms de Mayer et de Joule, on peut grouper
ceux de MM. Colding, William Thomson, Helmhoitz, Zeuner, Clau-
sius, Macquom, Rankine, Holtzman. Gomme on le reconnaît par ces
noms divers, la théorie nouvelle s'est faite surtout à l'étranger. Elle
est plus récente en France qu'en Allemagne et en Angleterre. On a
pu voir cependant dans les pages qu'on vient de lire qu'elle s'est
enrichie des travaux de plusieurs Français; mais, entravée par quel-
ques malentendus, elle ne s'est vulgarisée chez nous qu'avec len-
teur. Ce n'est que depuis deux ou trois ans qu'elle s'est produite
dans notre haut enseignement, dans le cours de physique générale
de M. Victor Regnault au Collège de France, dans les leçons de mé-
canique de M. Bour à l'École polytechnique, dans les leçons de
physique de MM. Sénarmont et Jamin à la même école. L'expositioa
publique qu'en a faite M. Verdet contribuera sans doute à lui donner
définitivement droit de cité chez nous et à l'introduire, dans les arts
industriels aussi bien que dans la science, comme une vérité pra-
tique et usuelle.
Edgar Satenet.
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LE JAPON
DEPUIS L'OUVERTURE DE SES PORTS
LB GOUYBRRBlfElIT DE TÉDO, LES PRINCES JAPONAIS
BT LES BQR0P<BIIS AD JAPON.
L'intèrët qae porte TEurope à l'extrême Orient s'est accru sin-
gulièrement depuis quelques années. Il y a un quart de siècle, la
Chine et le Japon nous étaient à peu près inconnus. On possédait
alors sur ces vastes et riches contrées des récits de voyageurs et des
lettres de missionnaires qu'on lisait aux heures de loisir, par dés-
œavrement, sans y attacher une attention bien sérieuse ou même
sans y donner une croyance entière. A part quelques rares savans,
personne ne se souciâdt beaucoup de ce qui se passait dans ce monde
loîntsan. C'est que jusqu'au commencement de ce siècle les intérêts
nuatërîels de l'extrême Orient se trouvaient complètement séparés
des nfttres; aucun lien ne les unissait, aucun besoin ne les rappro-
ebait encore. Il existait sans doute des relations commerciales entre
la Chine et l'Angleterre, et, depuis une époque assez ancienne, entre
le Japon et la Hollande; mais elles étaient irrégulières et sans im-
portance. Le grand, l'unique intérêt qui appela jusqu'à nos jours
l'attention de l'Europe sur la Chine et le j£^on, ce fut l'étude trop
souvent stérile de la religion, des mœurs et de la littérature des *
deux empires.
La navigation à vapeur a changé complètement la situation de
l'Europe \is-à-vis des sociétés de l'extrême Orient; elle nous a en
quelque sorte placés aux portes de cette grande et mystérieuse ré-
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7A RBYUB DBS DEUX MONDES.
gion. Les affaires qui s'y agitent n'appellent plus désormais la cu-
riosité des savans, mais la sollicitude des hommes d'état. Il n'est
plus permis aux générations nouvelles d'ignorer ce qui se passe en
Chine et au Japon : l'histoire contemporaine de ces empires com-
mence à faire partie de notre histoire; leurs richesses forment des
élémens essentiels de notre commerce. Cette révolution dans la na-
ture de nos relations avec l'extrême Orient n'a pas été fort sensible
pour nous : elle s'est faite peu à peu, elle a détruit quelques vieux
préjugés, dévoilé quelques faits nouveaux; mais nos mœurs, notre
état social, nos constitutions politiques n'en ont subi aucune alté-
ration. Il n'en a pas été ainsi en Chine et au Japon. L'arrivée des
étrangers y a excité une émotion profonde, elle y a porté de graves
atteintes à la vie civile comme à la vie intime, et le trouble général
dont elle est la cause y conduira dans des temps peu éloignés à une
rénovation complète. Quand deux sociétés hétérogènes viennent à
se heurter, c'est la moins civilisée qui doit souffrir le plus de ce
rapprochement imprévu.
Lès événemens relatifs à l'histoire contemporaine de la Chine, et
qui sont étroitement liés au développement de ses progrès, ont été
soumis plus d'une fois, et dans la Revue même, à un examen sé-
rieux ; mais tout reste encore à dire sur l'effet immense qu'a produit
au Japon l'intrusion de l'élément européen. Ce pays, presque aussi
étendu et aussi peuplé que la France, est le dernier qui en Orient ait
été ouvert au commerce étranger; îl sort d'un isolement à peu près
absolu, et présente à l'observateur un spectacle étrange et souvent
incompréhensible. Aussi l'Européen qui veut faire une étude sérieuse
de la situation politique du Js^on rencontre-t41 des difficultés qui
au premier abord lui paraissent insurmontables. L'impossibilité
presque absolue de se procurer les documens officiels, l'absence
de toute relation intime avec la classe éclairée, le penchant inné
des Orientaux à cacher aux profanes ce qui se passe chez eux, sont
les principales barrières qui s'opposent à tout projet d'investiga-
tion. Quelques faits récens de cette étrange histoire ont eu cepen-
dant trop d'éclat pour que l'opinion européenne ne s'en soit pas
émue; mais ce qui reste encore plus ou moins hypothétique, c'est
la corrélation qui existe entre ces événemens. Des voyageurs, des
agens des principales nations occident^Res se sont appliqués à dé-
couvrir le lien qui les unit les uns aux autres, et à établir sur des
bases solides l'histoire contemporaine du Japon. Ainsi s'est produit
' un ensemble de renseignemens qui, sans être complets, pennettent
déjà de former un récit logique, et c'est ce récit que j'essaie d'écrire
à l'aide de ces documens et de ceux que j'ai pu recueillir moi-même
pendant un long séjour dans l'empire japonais.
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LE JA?0Or MPUIS SON OUTBRTURE. 75
I.
D y a environ deux cent soixante-dix ans que le général Faxiba,
plus connu dans Tbistoire sous le nom de Taîkosama, fut chargé
par rempereur légitime du Japon, le mikado, de faire rentrer dans
Fobëissance plusieurs grands vassaux qui s'étaient révoltés. Faxiba,
au lieu d'exécuter les ordres de son souverain, profita des pouvoirs
dont il était investi pour se mettre lui-même à la tête du gouverne-
ment. Il relégua le mikado dans son sérail, l'entoura de dignitaires
anxqaels il donna des titres pompeux et de faibles revenus, en fit
une sorte de roi fainéant y et ne lui laissa que l'apparence de l'au-
torité. Le fils de Faxiba, Fide-Yori, était trop jeune pour recueillir
impunément les fruits de cette audacieuse usurpation : il périt bien-
tôt, assassiné par son propre tuteur, le général Hieas. Celui-ci,
laissant le mikado en possession de ses vains titres, alla s'établir à
ïédo, dont il fit la seconde capitale de l'empire, et fonda cette dy-
nastie de chefs militaires qui, sous le nom de chiogouns ou taikouns^
ont régné depuis au Japon. L'organisation féodale du pays s'op-
posait toutefois à la réalisation immédiate de ses plans ; un grand
nombre de princes refusèrent de reconnaître le pouvoir du général
Hieas : il soumit quelques-uns de ces mécontens , et força les au-
tres à adhérer aux lois de Gongensamaj espèce de pacte politique
gui depuis cette époque forme la base de la constitution (1).
En vertu de ces lois, les princes insoumis, les dix-huit grands daî-
mioê ou goVchiSy restaient maîtres à peu près absolus dans leurs
principautés respectives; seulement ils devaient, à certaines épo-
ques, se rendre à la cour de Yédo et y résider pendant un temps dé-
terminé. Hieas voulut, par cette obligation, marquer leur état de
dépendance; mais il les abaissa surtout par la création d'une nou-
velle et puissante noblesse. Ces nouveaux nobles furent les jeunes
datmioSy au nombre de trois cent quarante-quatre, et les hcUtomotos
(capitaines), au nombre de quatre-vingt mille. Vassaux du taïkoun,
les nouveaux nobles devaient lui rendre hommage, lui payer tribut,
se soumettre à une conscription militaire, et restituer dans certains
cas, si leur suzerain l'exigeait, les fiefs dont ils avaient été investis.
Dne assemblée de grands dattnios était chargée de proposer les me-
sures d'intérêt général ; le taïkoun avait à les exécuter lorsqu'elles
avaient reçu la sanction du mikado. Le taïkoun était donc en réalité
le chef du pouvoir exécutif, pouvoir représenté par le gorodjOy ou
conseil des cinq, siégeant en permanence à Yédo.
(I) Gongensama est le nom bous leqael on rend aax mânes de Hioas des faonneor»
\ divins.
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76 REVUE DES DEUX MONDES*
Hieas mourut en 1616, après dix-huit ans de règne. Il avait fait
reconnaître un de ses fils pour son successeur; trois autres de ses
enfans, les gosankés (princes du sang royal), reçurent Tinvestiture
des riches principautés de Kousiou, de Mito et d'Owari. Le mikado
avait été forcé de sanctionner une loi en vertu de laquelle le taï-
kounat devait être maintenu dans la descendance directe de rhéri-
tier choisi par Hieas pu dans les familles gosankés.
Le nouveau taïkoun, appuyé par les trois cent quarante-quatre
jeunes daimios et par les quatre-vingt mille hattomotosy s'établit
sans difficulté sur le trône de Yédo. Les grands daîmios s'habi-
tuèrent peu à peu à un ordre de choses qui leur assurait la jouis-
sance tranquille de privilèges achetés par leurs ancêtres au prix de
leur sang et de leurs richesses. Quant au mikado, gardant toujours
ses prétentions au pouvoir absolu, mais réduit à l'impuissance, il
vécut d'une pension que lui octroyait le taïkoun. Depuis cette ré-
volution, une paix profonde a régné au Japon jusque vers le milieu
de notre siècle; le mikado résidait à Kioto (Miako) (1) et n'exerçait
qu'une inûuence morale sur les affaires de l'état; le taïkoun avait sa
cour à Yédo; il entretenait une nombreuse armée, possédait d'im-
menses revenus, et c'était lui qui exerçait en réalité le pouvoir.
Vers l'année 18â0, sous le règne du taïkoun Minamoto Yeoschi,
le conseil des cinq avait pour chef le ministre Midzouno Etkisenno-
Kami, homme fort instruit et supérieur à la plupart de ses compa-
triotes. Après la conclusion du traité de Nankin, qui termina en
1842 la première guerre des Européenis contre la Chine, en ouvrant
aux étrangers une partie de l'empire du milieu, ce ministre eut
la hardiesse de proposer à ses collègues d'ouvrir le Japon aux
hommes de l'Occident. Cette proposition fut accueillie froidement, et
il se hâta de la retirer; mais il n'avait pas soulevé en vain cette ques-
tion : beaucoup de Japonais distingués s'en occupèrent activement.
A leur tête se trouvaient le prince de Kanga, le plus riche des
gok'chisy le prince de Mito, un des trois gosankés^ et Ikammono-
Kami, daîmio très influent, qui a joué plus tard, comme régent, un
grand rôle dans l'histoire de son pays.
Le prince de Kanga, apportant dans l'appréciation des faitâ si
graves qui tendaient à rapprocher l'Occident de l'Orient le même
esprit libéral qui animait le ministre Midzouno, publia un écrit re-
marquable (2), où il cherchait à prouver combien le Japon avait in-
térêt à ouvrir ses ports avant que les étrangers vinssent demander
d'une manière trop pressante la suppression des anciennes entraves.
(1) L'ancienne capitale du Japon est indiquée sur nos cartes géographiques sous le
nom de Miako, traduction verbale du mot capitale. Le véritable nom propre de cette
résidence impériale est Kioto.
(2) Cest à Tobligeance de M. Tabbé Mermet de Cachon , missionnaire apostolique à
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LE JAPON DEPUIS SON 0U7ERTURE. 77
L*écrit du prince de Kanga, dirigé contre une des opinions les plus
anciennes et les plus enracinées dans l'aristocratie japonaise, causa
une sensation profonde. Le daimio Ikammono-Kami, appelé plus
tard à devenir régent, approuva le langage et les idées du prince;
le vieux gosanké de Mito blâma au contraire énergiquement ses con-
clusions. Descendant d'une famille souveraine, connu par sa bra-
voure, sa prudence et sa force physique, le prince de Mito était re-
gardé comme le vrai type du noble japonais, et jouissait d'une
grande popularité. Ses vassaux lui étaient aveuglément dévoués; à
la cour même du mikado, parmi les adversaires naturels de sa fa-
mille, il comptait de nombreux amis. Le respect et l'affection dont
il se voyait entouré poussaient jusqu'à l'exaltation l'ardeur de son
patriotisme. Il n'y avait, selon lui, qu'un pays civilisé, le Japon; en
dehors de cet empire vivaient les barbares; si la race affaiblie et
dégénérée des Chinois n'avait pu résister à l'agression des hommes
de l'Occident, il n'en pouvait être ainsi des Japonais, qui gardaient
encore le même courage .et la même force qu'à cet âge héroïque
où ils avaient repoussé l'invasion des|Mongols; ils ne repousseraient
pas moins vaillamment les chrétiens, s'ils osaient se présenter, et les
chasseraient comme ils les avaient chassés une première fois sous le
règne du taîkoun Hieas.
Le prince de Kanga et Ikammono-Kami n'osèrent pas faire une
opposition ouverte au prince de Mito; mais celui-ci ayant conseillé
à son cousin, le taîkoun Hinamoto, d'expulser de sa cour le ministre
Midzouno, qui le premier avait eu l'audace de parler de réformes,
Ikammono-Kami usa de son influence avec beaucoup d'habileté, et
parvint à maintenir à la présidence du conseil des cinq le chef du
parti progressiste. Â la suite de cet insuccès, Mito quitta Yédo, et
son adversaire Ikammono-Kami, profitant de son absence, le perdit
dans l'esprit du taîkoun en le représentant comme un homme dan-
gereux, dont la popularité pouvait porter atteinte au pouvoir du
souverain. 11 y eut dès lors guerre ouverte entre Ikammono-Kami
et Mito, c'estr-à-dire entre le parti progressiste et le parti conserva-
teur. Qu'on nous permette d'employer ces dénominations, qui peu-
vent paraître étranges, appliquées à une [société si peu connue, et
qui n'en sont pas moins exactes.
&Ialgré ses sympathies avouées pour la cause du progrès, le taî-
koun Minamoto-ïeoschi se trouva bientôt dans un extrême embar-
ras. On était en 1853, et on venait d'apprendre l'arrivée de la flotte
américaine sous les ordres du commodore Perry. Le taîkoun se voyait
iif%^>4f44 (Ua de Yesso), que je dois la communication de cet écrit du prince de Kanga.
On fetrouYO dans ce curieux document tous les argumens dont les ambassadeurs euro-
péens se senrirent, dix ans plus tard, pour engager les Japonais à entrer en relaUons
to poiMMcea occidentales.
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78 REVUE DES DEUX MONDES.
forcé de prendre ouvertement parti, aux yeux du Japon entier, pour
ou contre les amis des réformes. Le prince de Mito, étçiût accouru,
en hâte à Yédo» fit tous ses efforts pour renverser Ikammono-Kamî ;
mais le taïkoun resta fidèle au parti qu'il avait d'abord embrassé,
et après une courte hésitation reçut avec bienveillance les commu-
nications du président des États-Unis. Quelques jours plus tard^
il mourut. Le mystère qui entoure sa mort n'est pas encore éclaircî.
Nous pouvons donner cependant le récit qui courut à ce sujet parmi
la population de Yédo (1).
Le prince de Mito, après une dernière audience du taïkoun, était
rentré fort agité dans son palais. Plusieurs membres de sa famille
et quelques-uns de ses amis les plus intimes s'y étaient réunis et l'y
attendaient. Sans prendre garde à la présence des domestiques et des
officiers subalternes, il s'était écrié à différentes reprises : « Honte
sur Ikammono-Kami, qui a trahi l'empire! » Un de ses fils l'avait
entraîné dans un appartement intérieur, et à la suite d'une longue
conversation le prince était allé conférer secrètement avec ses amis.
Tout semblait indiquer que la mort du taïkoun et d' Ikammono-
Kami avait été résolue dans cet entretien, puisque le taïkoun avait
été assassiné secrètement par un domestique, proche parent d'un
des confidens du prince de Mito; mais, le meurtrier s'étant tué après
avoir consommé son crime, on rfavait pu établir sa complicité avec
qui que ce fût (2).
Yesada, le fils de Minamoto-Yeoschi , qui lui succéda en qualité
de taïkoun, était idiot et incapable de gouverner. Ikammono-Kami,
dont la famille garde héréditairement le droit à la régence, fut
nommé régent {gotairo). A peine en possession du pouvoir, il força
le prince de Mito à sortir de Yédo en le menaçant de le traduire
devant la justice comme meurtrier de Minamoto. Le départ de son
rival laissa Ikammono-Kami maître suprême, et lui permit, s'il le
voulait, de se tourner complètement vers le parti du progrès. Mal-
heureusement ce prince, s'il n'avait rien conservé des préjugés ja-
ponais, ce qu'il est bien difficile d'admettre, avait trop de ruse et
(1) Je tiens les détails de ce récit de M. A. Gower, attaché à la légation anglaise de
Yédo, un des hommes qui ont avec le plus de fruit étudié la situation actuelle du Japon.
(2) Les Japonais n*ont pas pour la vie le même attachement que les Européens.
Dans aucun pays, on ne rencontre aussi facilement des hommes prêts à mourir pour uft
principe politique, n n'y a pas un village au Japon où ne se puissent trouver des exal-
tés qui prennent pour devise : Je tu« et je meurs! comme les forcenés qui assaillirent
M. Alcock. En général, les Japonais semblent attacher aux biens de la terre beaucoup
moins de valeur que les chrétiens. La perte de leurs richesses, celle du parent le plus
aimé, ne leur causent en apparence qu'une douleur légère. Le lendemain du grand
incendie qui détruisit la moitié de Yokohama et condamna des milliers d'habitans à la
inisôre, les étrangers ne purent découvrir aucune figure abattue parmi fes nombreuses
victimes de ce désastre.
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LE JAPON DEPUIS SON OUVERTURE* 79
d^aiDbition pour ne pas modifier, une fois au pouvoir, ses opinions
libérales. Afin de lutter avec avantage contre Mito, le chef du parti
réactionnaire, il s'était montré ami des réformes; Mito vaincu et
éloigné, le régent songeait à revenir au système contraire, qui lui
assurait la popularité. La marche rapide des événemens le trompa
dans ses desseins. Le Commodore Perry reparut au Japon en 1854,
et tous les efforts du régent pour le renvoyer sans lui faire de nou-
velles concessions furent inutiles. Le commodore, qui se savait in-
TÎDcible à bord de ses navires de guerre, demeura inébranlable
dans ses demandes, et les Japonais furent contraints de signer un
premier traité de commerce, par suite duquel M. Townsend Harris,
nonmné consul-général des États-Unis, s'établit dans la petite ville
de Simoda. Homme d'une rare intelligence, habile autant que pa-
tient, M. Harris, tout en s'appliquant à gagner les bonnes grâces
des hauts fonctionnaires, sut tirer adroitement parti des événemens
pour arracher à la cour de Yédo de nouvelles concessions. Aussitôt
qu'il connut le résultat de la seconde guerre de Chine, il se rendit
auprès du gouverneur de Simoda et lui expliqua, dans un sens fa-
vorable à ses projets, ce qui venait de se passer. La Chine, lui dit-
il, était complètement vaincue; il avait suffi que l'Angleterre et la
France envoyassent une faible partie de leur puissante flotte et de
leur nombreuse armée pour subjuguer l'empire du milieu, dix fois
plus grand et plus peuplé que le Japon. Le gouvernement chinois
étîdt avili aux yeux de ses propres sujets et humilié devant le monde
entier; il subissait ainsi la conséquence de son mépris pour l'esprit
de progrès; un pays riche et civilisé ne pouvait plus, dans les temps
modernes, se condamner à un isolement stérile; il était obligé de se
rapprocher des autres nations ou devait s'attendre à ce que celles-ci
vinssent lui imposer leur présence. On ne pouvait plus, dans l'état
où se trouvaient les choses, séparer les intérêts généraux du Japon
de ceux de la Chine; la présence des flottes étrangères dans les mers
chinoises était à la fois un conseil et une menace pour le gouverne-
ment du Japon. Les Anglais désiraient nouer des relations avec ce
gouvernement; entre ce désir et des tentatives pour le satisfah-e, il
n'y avsdt qu'une faible distance, et il était impossible de dire si ces
tentatives n'allaient pas amener des complications de la nature la
plus sérieuse. Les Américains étaient pacifiques, ils n'avaient aucun
déshr de conquête, et, comme ils étaient riches et puissans, leur
amitié devenait une garaïitie de paix et de prospérité. 11 était donc
évident que l'intérêt du Japon conseillait à son gouvernement de
se rapprocha des États-Unis.
Le régent et le conseil des cinq, fort inquiets des événemens et
des paroles de M. Harris, convoquèrent à Yédo les gok*chis et les
daimios. Les séances de cette assemblée furent très orageuses. Le
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80 BEfUE DE6 DEUX XONSifiS.
régent se prononça pour une allianceintime avec 1* Amérique, ^etiNe
recula point devant les conséquences qu'elle pouvait amener, tl
n'eut d'abord qu'une minorité assez faible; mais l'attitude exaitée
de ses adversaires gagna chaque jour des partisaiis à son opinion. Le
prince de Mito, qui parlait sous rinfluence de sa haine contre. le
régent, s'abandonna aux plus violens transports, jurant qu'il chas-
serait les bari)ares du sol sacré de Tempire, et qu'il préférait une
mort glorieuse à la honte de se soumettre aux étrangers. Les Japo-
nais sont en général fort sensés, et les déclamations ont peu de
prise sur leur esprit. On se contenta de répondre au prince qu'il
ne s'agissait pas de se soumettre ou de mourir, mais de conclure
un traité qui placerait le Japon sur un pied d'égalité parfaite avec
les premières nations de l'Occident. Le régent s'exprima avec calme
et sagesse. Il fit comprendre la puissance extraordinaire de ces na-
tions de l'Occident; il parla de leurs bateaux à vapeur, qui les ren-
daient pour ainsi dire maltresses du temps eit de la distance; il
raconta ce qu'il savait de la portée redoutable des armes à feu eu-
ropéennes; il rappela la victoire facile et complète que la France et
l'Angleterre venaient de remporter, sur la Chine. D'après les affir-
mations des Hollandais de Décima et des Américains de Simoda, il
devenait impossible, dit-il, de révoquer en doute le projet des An- .,
glais et des Français de pénétrer au Japon, et il était à craindre de
leur voir arracher par la force les concessions qu'ils se croyaient en
droit d'exiger. La conscience occidentale était autre que la con-
science orientale, et l'on ne pouvait juger de ce que les étrangers
se croyaient permis. Après avoir vanté la puissance du Japon, le
régent fit ressortir ce qui lui manquait; il regretta que les côtes fus-
sent mal défendues et ne pussent résister à une attaque sérieuse, et
que les belles provinces de Satzouma, de Fisen et de Schendei, si-
tuées au bord de la mer, fussent en quelque sorte ouvertes à l'en-
nemi; il déplora les désastres et la misère qui allaient, en cas de
guerre, atteindre ces contrées si florissantes; U témoigna de son
profond respect pour ces lois de Gongenmma relatives à l'expul-
sion des étrangers, mais il n'oubliait pas qu'en vertu de ces mêmes
loisy les gok'chis et les dalmios réunis avaient le droit de proposer
des réformes. Il termina en rappelant que c'était au mikado seul
de sanctionner ces réformes, et au taïkoun de les exécuter.
Après ce discours du régent, le prince de Mito quitta aussitôt la
salle du conseil, suivi de quelques amis; mais une grande majorité
resta en séance : elle approuvait la politique du régent, et déclara
qu'il semblait nécessaire de faire volontairement certaines conces-
sions aux nations de l'Occident. Toutefois, pour empêcher le régent
de s'aventurer trop dans ces idées nouvelles et en même temps
pour tâcher de ramener le prince de Mito, l'assemblée plaça à la
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LE JAVOlf DRPUI» gON OUrÊBTtTRE. 81
tête du emseil des dnq le prince Vakisàkou-^Nakatsra^Kasano*
lUro, ami intime de Mito, ennemi juré des étrangers et défenseur
wdMtde la poétique conservatrice. Ce dernier n'accepta qu'après
avoir pris conseil de ses amis, et dans l'espérance, dit-il, de dé-^
tMmer de sa patrie les maux que la conduite du régent menaçait
d'atttfer sur cdle. Par suite des délibérations de l'assemblée des
daimiot à Yédo, un notrveau traité fut conclu avec rAmériqfue au
mois de juillet 1858. Au mois d'août on de septembre suivant mourut
Yesada, le tiurkoun idiot. On crut généralement qu'il avait été em^
poisonné par le prince de Mito; cependant des personnes bien ren-*
seignées d'ordbiaire sont d'avis que sa mort fut naturelle.
Lorsqu'un taStoun meurt sans descendance directe, l'^ection de
son successeiir est toujours une occasion de troubles. D'une part,
les trois familles gosankés de Kousiou, d'Owari et de Mito font cfaa-^
cône valoir leurs droits, et divisent les sufirages de ceux qui restent
fidèles à la race de Hieas. D'autre part, les dix-huit gok'chis ou
pairs du /apon s'efforcent, malgré la loi de succession, de se créer
des partisans pour arriver au pouvoir, et il est bien certain aujour-^
d'iiui que les plus puissans d'entre les gok'chis^ les princes de Kanga,
de Satzouma et de Schendei par exemple, ont tenté plus d'une fois
de parvenir au trône depuis deux cent cinquante ans qu'il est occupé
par les descendans de Hieas. Pour empêcher autant que possible les
trtyubles qui pourraient résulter de ces mille intrigues, la cour de
Tédo a depms longtemps défendu, sous les peines les plus sévères,
aux fonctionnaires du palais de faire connaître à qui que ce soit la
mort d'un taîkoun avant la nomination de son successeur. Aussitôt
le faîkoun mort, c'est au conseil d'élection de Yédo de choisir un
nouveau souverain, et de soumettre son choix à la sanction du mi-
kado, sanction que l'élu n'a jamais manqué d'obtenu* en appuyant
sa requête de cadeaux considérables. Pour obvier aux conséquences
d'une indiscrétion possible, la ville de jKioto, où réside le mikado, est
entourée d'un réseau de postes militaires qui en interdit l'approche
à tout Japonais de la haute classe, à moins qu'il ne donne de son
voyage des motifs qui ne laissent point de doute sur ses projets.
Parmi les prétendans à la succession de Yesada, deux rivaux
avaient des chances presque égales : le fils du prince de Kousiou et
l'un des fils du prince de Mito. Pour le premier luttaient le régent,
pour le second le ministre Vakisakou. Après de longs et violens dé*
bats, qui n'ont été divulgués que plus tard, le régent l'emporta, et
le fils du prince de Kousiou monta sur le trône de Yédo, vers la fin
de Tannée 1858, sous le nom de Minamoto-Yemotschi. Ce choix fut
approuvé par le mikado, et le vieux prince de Mito ne put que se
soumettre aux décisions des deux cours du Japon ; mais sa haine
uv, 6
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82 REVUE DES DEUX MONDES.
contre le régent grandit en raison de son insuccès. Vers cette épor-
que, les représentans de l'Angleterre, de la France et de la Russie,
lord Elgin, le baron Gros et le comte Poutiatine, arrivèrent à Yédo
et exigèrent du gouvernement les mêmes concessions qu'avait obte-
nues l'envoyé des États-Unis (1). Le premier ministre Vakîsakou
s'étant retiré des affaires à la suite de Télection du taïkoun, Ikam-
mono-Kami, qui conservait la régence pendant la minorité du jeune
prince de Kousiou, fut seul chargé de traiter avec les étrangers.
Nous avons fait remarquer combien son libéralisme était subordonné
à ses intérêts , comme il inclinait vers les vieilles idées japonaises
lorsqu'il n'avait pas à faire des idées de progrès une arme contre
Mito, son ennemi ; mais les événemens étaient plus forts que son
habileté : le traité conclu avec l'Amérique rendait impossible un
refus aux autres nations de l'Occident. Le régent se plia d'assez
bonne grâce à la nécessité, et les traités entre le taïkoun d'une part,
les États-Unis, 1! Angleterre, la France, la Hollande et la Russie
d'autre part furent signés en 1858 et ratifiés dans les premiers mois
de Tannée suivante. En vertu de ces trsûtés, les villes de Nagasaki,
de Yokohama et de Hakodadé, faisant partie du domaine particulier
du taakoun, furent ouvertes au commerce étranger le !•' juin 1859.
IL
La rivalité du prince de Mito et du régent se réveilla avec une
nouvelle violence à l'arrivée des premiers négocians européens au
Japon. C'était le régent qui les avait appelés, c'était donc lui qu'on
devait rendre responsable des troubles que les nouveau-venus al-
laient exciter. Les agens de Mito, répandus dans tout le pays, dé-
ployèrent un zèle fanatique pour soulever le peuple contre les tod-
jins (hommes de l'Occident), et ceux-ci, il faut l'avouer, rendirent
leur tâche assez facile.
Les premiers étrangers qui s'établirent au Japon étaient pour la
plupart des agens des grandes maisons commerciales que les An-
glais, les Américains et les Hollandais possèdent en Chine ou dans
les Indes néerlandaises. C'étaient des hommes parfaitement sûrs, et
non point des aventuriers dangereux, des chevaliers d'industrie,
comme on en trouvait, à l'âge d'or de la Californie, dans l'ouest de
l'Amérique; mais, s'ils avaient les qualités de la race blanche, ils en
avaient aussi les défauts, et surtout cette vanité blessante qui nous
rend aussi fiers de notre couleur que peut l'être de sa naissance le
gentilhomme le plus infatué. Beaucoup d'entre eux , anciens rési-
(1) Le traité entre la Hollande et le Japon, préparé par M. Danker Gurtius dès i85S,
fat ratifié en même temps que les autres traités avec le Japon.
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LE JAPON DEPUIS SON OUVERTURE. 83.
dens des Indes et de la Chine, avaient pris l'habitude de considérer
les indigènes comme infiniment au-dessous d'eux; les plus éclairés
et les plus tolérans n'auraient jamais consenti à reconnaître pour
leurs semblables des Chinois, des Malais ou des Indiens. Il ne put
donc leur entrer dans l'esprit que les Japonais eussent des préten-
tions fondées à se croire leurs égaux, et qu'ils ne voulussent pas
être tr^tés comme l'étaient impunément Indiens et Chinois. En
supposant même que les étrangers eussent consenti à se conduire
envers les Japonais comme envers des égaux, ils n'auraient pourtant
pas réussi à s'en faire des amis. Les idées et les mœurs de l'Occi-
dent et de r Orient didèrent trop entre elles pour que de leur con-
tact il ne résultât pas une collision. On ne doit donc pas s'étonner
qu'après avoir satisfait un premier mouvement de curiosité les indi-
gènes et les étrangers s'éloignassent froidement les uns des autres.
Le parti réactionnaire du Japon sut habilement exploiter cet état
de choses. Les déclamations de Mito contre les todjins et contre le
régent, qui les avait introduits, furent bientôt dans le cœur et sur
les lèvTes d'un grand nombre de Japonais. Le bas peuple, c'est-à-
dire les marchands, les artisans, les domestiques, ne prenait pas
grand souci de ce qui se passait, ou, s'il se trouvait en relations avec
les étrangers, il ne pouvait manquer d'être satisfait de ces nouveaux
arrivans qui lui importaient travail et richesse; mais la nombreuse
aristocratie du Japon, les princes et les serviteurs des princes, les
fonctionnaires, soldats et prêtres, en un mot la caste des samouraïs y
qm pendant des siècles avait opprimé le peuple et était habituée à
recevoir les marques du plus grand respect, cette caste s'indignait
de voir son autorité méconnue par des intrus dont le mauvais exem-
ple menaçait de corrompre tous ceux avec lesquels ilà se trouvaient
en contact.
« Les étrangers, -- disaient-ils, et nous ne faisons ici que résumer plu-
sieurs écrits japonais, — ne sont pas les chers amis que MM. Dunker, Elgîn,
Gros et Barris nous avaient annoncés, ce sont des fonctionnaires orgueilleux
et fh>idB, des marchands intéressés et rapaces, des matelots grossiers et
délKiachés. Il est vrai que tous paraissent forts, hardis, habiles, que beau-
coup d*efltre eux se montrent d'excellens artistes et artisans; mais à part
quelques rares et honorables exceptions ils semblent totalement dépourvus
de mansuétude, de bienveillance, de politesse, d'égalité d'humeur, de toutes
ees grandes et belles qualités qu'on doit considérer comme les attributs
essentiels d'un homme vraiment civilisé. Toujours occupés, agités, pas-
sionnés, ils veulent entraîner tous ceux qui les approchent dans ce rapide
tourbillon si contraire aux goûts d'un homme bien élevé.
c Malgré leurs beaux navires, leurs machines merveilleuses, leurs armes
excellentes. Il faut partager l'opinion des Chinois, qui les regardent comme
des démons ou des barbares. Depuis le jour néfaste où ils ont foulé le sol
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8h KETOT D«8 DEUX MONDES»
japonais, c'en a été fait du bonheur et de la paix de Tempire. Périls» craintets
et souffrances naissent où ils posent le pied; tout ce qui a été cher et sacré
aux Japonais risque de périr où règne leur désastreuse influence. Dans
leurs propres maisons, les Japonais ne sont plus les maîtres. Les étrangers
s'y introduisent selon leur bon plaisir, touchent à tout ce qui excite leur
indiscrète curiosité, et ne prennent point garde aux ennuis que cause leur
présence. Si on les accueille poliment, ils regardent cette manière de les
traiter comme une invitation & revenir, et finissent par changer en établis-
sement public la maison d'un paisible citadin. Si on tente de les éconduire^
ils se fâchent. En vérité, un Japonais de la plus basse classe a plus de tihot
et de délicatesse que n'en montre un étranger,
« Dans les établissemens publics» les mauvaises façons des Européens les
rendent encore plus désagréables. Leur présence suffit à rendre le séjour
d'une maison de thé (lieu de plaisir) insupportable à tout Japonais bien élevé.
Il n'y a pas une de ces maisons, soit à Nagasaki, soit à Yokohama, dans la-
quelle les étrangers ne se soient battus entre eux ou avec les gens du pays.
Plusieurs personnes innocentes ont été blessées, quelques-unes tuées au
milieu de ces rixes.
c La présence des étrangers n'est pas seulement un défi constant à la di-
gnité des Japonais, elle porte aussi gravement atteinte au bien-être du
pays. La paix profonde qui, durant des siècles, a fait le bonheur de l'em-
pire va se rompre. Guerre civile et guerre étrangère deviennent inéivl-
tabies. Grâce à la politique du régent, le Japon se trouve dans la même
situation où s'est, en 18A2, trouvée la Chine, situation qui a exposé le Céleste-
Empire à tant de désastres. Déjà l'avenir sombre qui se prépare anéantit
toute confiance; les bonnes et faciles relations d'autrefois n'existent plus,
les créanciers pressent leurs débiteurs, les capitalistes retirent leurs fonds,
le commerce languit, et les rares affaires conclues avec les gens d'Europe
lui ont plutôt nul que profité. Ceux-ci ont importé de l'argent qui a servi
seulement à augmenter là richesse de marchands déjà riches et à cor-
rompre quelques-uns des fonctionnaires en relations avec eux. Ils ont ex-
porté de grandes quantités de soie, de thé, d'étoffes, de meubles, et ont par
là rendu deux et trois fois plus chers des ar&cles de première nécessité.
Des personnes accoutumées à l'aisance se voient réduites à la gône, et les
officiers subalternes s'imposent les plus dures privations pour soutenir en
public le rang qu'ils occupent*
« Un autre danger pour l'empire, c'est que les relations avec les étrangers
n'ont lieu que dans les provinces du taîkoun. Celui-ci accroît ainsi ses
revenus de telle ^açon que sa puissance devient dangereuse pour tous les
autres princes; 11 réunit des forces militaires en donnant pour raison la né-
cessité de s'opposer à une attaque de la part des étrangers, mais il est plus
probable qu'il se prépare à achever l'œuvre de son ancêtre Hieas i réduire
les gol^ckis à une impuissance complète après avoir contenu le mikado daas
l'inaction. On doit s'attendre à tout de la part du régent, même à le voir
mendier l'assistance des étrangers pour subjuguer les meilleurs patriotes. ^
Ces plaintes amëres de raristocratie japonaise retentissaient dans
le pays tout entier. Il devint pour ainsi <tire de bon goût d'abhorrer
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LE JA?Olf BEFinS SOU OUYEKTURE. 85
les étrangers; le peuple suivit l'exemple qui lui venait d'en haut.
Quant aux étrangers, ils ne tentèrent aucun effort pour ramener
à eux les esprits irrités, et, peu de semaines après l'ouverture des
ports de Nagasaki et de Yokohama, il fut évident que les Japo-
nais et les Européens étaient séparés par des barrières infranchis-
sables. Le prince de Mito triomphait; il ne songea plus qu'à perdre
estiëreoneat de réputation le régent Ikammono-Kami et à expulser
les étranges. De graves événemens allaient ^tre le résultat de ce
double dessein.
Le 25 août 1859, deux officiers russes furent assassinés en plein
jour dans une des plus grandes rues de Yokohama. Le 6 novembre
suivant, on massacra le domestique du consul de France dans la
même ville. Le 29 janvier 1860, Den-Kouschki, l'interprète du mi-
nistre anglais, fut poignardé à la légation de Yédo, au pied même du
mât qui portait le pavillon britannique. Quelques jours plus tard, le
20 février, MM. Vos et Decker, capitaines hollandais, furent hachés
en morceaux dans la rue de Yokohanaa où avaient péri les officiers
russes. Tous ces crimes demeurèrent impunis. La voix publique dé-
signait comme les meurtriers des agens du prince de Mito. C'était
lui en effet qui pouvait en retirer le.plus grand bénéfice, car il espé-
rait que l'Angleterre, la France, la Hollande et la Russie rendraient
la cour de Yédo responsable des crimes qui s'étaient commis sur les
domaines du taîkoun. 11 se trompait : l'Angleterre et la France,
comprenant ce qui se passait et ne se souciant pas d'entreprendre
une guerre coûteuse tant qu'il restait un prétexte honorable de
maintenir la paix, se contentèrent d'ordonner à leurs ministres,
UM* Aicock et du Ghesne de Bellecourt, de faire entendre d'énergi-
ques protestations. Le prince de Mito résolut alors de prendre la
voie la plus courte pour se débarrasser de son antagoniste. Peu de
jours après l'assassinat de MM. Vos et Decker, et lorsqu'il parut
démontré que ce nouveau crime ne susciterait pas plus que les au-
tres des embarras au gouvernement du taikoun , le pruice de Mito
réunit quelques-uns de ses confidens et leur fit comprendre qu'ils
mériteraient bien de la patrie, s'ils parvenaient à la délivrer du ré-
gent. Ces insinuations furent aisément comprises. Les confidens du
prince choisirent parmi ses sujets quelques mécontens auxquels ils
transmirent les désirs de leur maître; un certain nombre de fana-
tiques, eatxt lesquels se distinguait particulièrement un ancien offi-
cier du prince de Satzouma, s'unirent aux premiers conjurés, et
hieniftt ils se trouvèrent en nombre suffisant pour exécuter leur
projet* Us se rendirent alors à Yédo« où ils arrivèrent le 20 mars
1860, et s'établirent dans une maison de thé (1) du faubourg mal
(1) Les étmngtts ont pris lluibitade de comprendre sons la dénominsUon de maisons
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86 BEYUE DES DEUX MOKDBS,
famé de Sinagava. Ayant appris que le régent irait le 2h mars ren-
cbre visite au tai'koun, ils résolurent de l'attaquer au moment où il
traverserait la rue qui séparait son palais de celui du souverain.
Bien qu'ils ne fussent que dix-sept, ils ne reculèrent pas devant la
crainte d'avoir à combattre son escorte, composée de cinq centa
hommes bien armés. Le matin du 24, réunis de bonne heure dans
la grande salle de la maison de thé^ ils firent un repas solennel,
jurèrent d'aller sans hé&âtation jusqu'au bout de leur entreprise, et
chacun d'eux accepta le rôle qui lui fut assigné; puis ils se donnè-
rent rendez-vous sous le portail d'un palais devant lequel devait
passer le cortège, et s'y rendirent par petits groupes de deux ou
trois hommes.
La journée était froide et sombre; la neige et la pluie ne cessaient
de tomber, et dans les rues presque désertes qui entourent le châ-
teau on ne rencontrait que quelques soldats et fonctionnaires mar-
chant à la hâte, enveloppés de leur grand manteau en papier huilé.
En s' arrêtant dans le lieu convenu d'avance, les conjurés parurent
chercher un abri contre le mauvais temps et n'éveillèrent pas de
soupçons. A onze heures, voyant arriver les porteurs de piques et
de hallebardes qui précèdent d'ordinaire les cortèges princiers, ils
se préparèrent à l'attaque. Le norimoriy grand palanquin du régenti
s'avançait lentement, porté par seize hommes, entouré d'une double
file de gardes du corps et suivi par les écuyers ainsi que par les offi-
ciers de la maison du prince. A l'instant où il arrivait à la hauteur
du portail, le chef des conjurés donna le signal, et les dix-sept se
ruèrent sur le norimon^ enfonçant la ligne des gardes et renversant
les porteurs. Le palanquin tomba lourdement à terre, et le régent
passa la tête par la portière pour demander son épée; mais au même
instant un premier coup de sabre le renversa sur les coussins, d'au-
tres coups achevèrent de lui 6 ter la vie, et l'officier de Satzouma,
lui ayant coupé la tête, s'enfuit avec ce trophée pendant que ses
complices protégeaient sa retraite. .L'escorte du régent n'avait rien
pu pour le défendre; les gardes, embarrassés dans leurs grands
manteaux, n'avaient pas encore eu le temps de tirer leui's épées que
déjà le crime étdt consommé. Aussitôt remis de leur surprise, ils
attaquèrent les meurtriers avec fureur; un sanglant combat eut
lieu, une vingtaine de soldats furent tués, cinq conjurés périrent les
armes à la main, deux s'ouvrirent le ventre pour éviter d'être pri-
sonniers, et quatre Jurent pris vivans; les autres s'échappèrent, et
à» thé la plupart des lieux publics où se réunissent les Japonais. Les maisons de thé
proprement dites ou tchoricLS sont des établissemens qui ressemblent à nos csfés. Les
djoro-ias de Sinagava au contraire sont des lieux de débauche qui servent de rendez-
vous à la jeunesse désœuvrée de Yédo. Les rixes y sont très fréquentes, et c'est là qu©
se trament d'ordinaire la plupart des crimes commis dans la capitale.
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LE JAPON DEPUIS SON OUrERTURE. 87
parmi eux Toffider de Satzooma, qui porta la tête du régent au
[»inc6 de MitOé Gelui-d la fit exposer pendant tout un jour sur une
l^ace publiqae avec cette inscription : « Ceci est la tête du traître
Ikammono-Kami. Il l'envoya ensuite à Kioto, la capitale du mikado,
oA elle fut également exposée pendant plusieurs heures sans que les
offiders de la ville osassent mettre obstacle à cette cruelle bravade.
Rapportée ensuite à Yédo, la tête du régent fut lancée dans la cour
de s(m palais pendant une nuit obscure. On l'y ramassa le lende-
main matin, décomposée et méconnaissable, entourée d'un linge
SOT lequel se trouvait reproduite l'inscription : n Ceci est la tête du
traître Ikammono-Kami. »
La nouvelle de l'assassinat du régent se répandit promptement
dus le pays; beaucoup bl&mërent l'attentat, mais fort peu plaigni-
rent celui qui en avsut été la victime. C'était Ikammono-Kami qui
avait appelé les étrangers, cause des troubles présens et des dan-
gers à venir; son ambition et sa puissance l'avaient fait en général
craindre ou baîr, il était peu estimé, il n'était aimé que de ses pro-
ches parens et de ses amis intimes : ceux-ci jurèrent de venger sa
mort et ne tardèrent pas à tenir leur serment. Quelques mois plus
tard, le prince de Hito fut assassiné par un officier d'Ikammono-
Kami qui avait pénétré dans son palais déguisé en ouvrier, et qui
l'abattit d'un coup de hache un jour qu'il se promenait seul au jar-
din. Le meurtrier s'ouvrit immédiatement le ventre, et l'on trouva
son cadavre auprès de celui de sa victime.
Ainsi se termina la longue rivalité du dernier régent et du grand
goumkéy les représentans les plus éminens des partis progressiste
et conservateur du Japon contemporain (4).
IIL
Après la mort du régent, la politique libérale eut un chaleureux
défenseur dans le ministre Ando-Tsousimano-Kami, membre du
conseil des cinq; mais le parti opposé, quoique compromis par les
(1) Je dms faire obsenrer que quelques personnes assez bien informées prétendent que
le prince de Mîto n'est pas mort, et quMl se cache pour se soustraire à la vengeance des
ante du régent Cette opinion peu vraisemblable ne peut pourtant être tout à fait reje-
tée. Quoi qu'il en soit, depuis la mort du régent, on n*a plus entendu parler de Mito;
■es soldats, débandés et répandus par tout le Japon, y sont connus et redoutés sous le
nom de lontn^^ de Hito (hommes sans emploi). La plupart des renseignemens relatifs
à la rivalité entre le prince de Mito et le régent n^ammono-Kami ont été, avec une
rare complaisance, mis à ma disposition par M. du Chesne de Bellecourt, ministre de
rranee ao Japon. Ce fonctionnaire, qui habite Tédo et Yokohama depuis quatre ans,
a tfavaillé arec une ardeur infatigable à réunir tous les documens relatifs au système
fCadU et à l'histoire contemporaine du Japon, n possède à ce sujet des renseignemeas
tite coriemi dont la publlca^on jettera quelque jour une vive lumière sur la situation
poihlqae du Japon.
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88 BEYUE DES DEUX 1I017DES.
violences du prince de Mito, resta le parti populaire, et consewa
une influence assez grande pour faire rentrer au conseil le minisdre
réactionnaire Yakisakou, un allié intime, comme on le sait, du
prince de Mito. Yakisakou justifia la confiance de ses amis en s'op*
posant à toutes les mesures présentées par son collègue Ando. Afin
de fortifier sa situation , il appela auprès de lui un homme d'une
rare intelligence, d'une admirable habileté et d'un patriotisme à
toute épreuve : c'était l'un des signataires du traité conclu avec le
gouvernement britannique, Hori-Oribeno-Kami. Descendant d'une
des plus anciennes familles du Japon, attaché aux idées et à la for-
tune de Mito et de Yakisakou, Hori avait dans plusieurs occasions
servi leurs desseins; s'il était entré au comité des négociations«
chargé spécialement de préparer les traités avec les puissances étran-
gères, il n'avait eu d'autre but que de se faire l'instrument de la po-
litique hostile aux Européens, et, grâce surtout à son adresse, les
traités conclus renfermaient certaines clauses restrictives qui de-
vaient plus tard causer des embarras sans fin aux représentans des
puissances occidentales.
Depuis l'ouverture du port de Yokohama, Hori avait rempli dans
cette ville les fonctions de gouverneur, et s'était trouvé en relations
constantes avec les ministres et les consuls étrangers. Yoyant tou-
jours en eux des adversaires et non des amis, il s'était étudié à las-
ser leur patience par son calme et par sa froideur dédaigneuse, qui
s'alliaient du reste à une exquise politesse. On pouvait le voir passer
chaque jour dans les rues de Yokohama, lorsqu'il se rendait à la
salle du conseil, monté sur un cheval magnifiquement harnaché ou
étendu dans sa grande litière. C'était un homme âgé de quarante
ans environ, d'une taille ramassée, mais bien proportionnée; il avait
le teint bilieux; ses yeux noirs et perçans brillaient d'un éclat extra-
ordinaire. Il était impossible de le voir sans reconnaître en lui tous
les signes d'un caractère inflexible. Il afiectait un soin extrême de
sa personne, et se faisait remarquer par l'élégante simplicité de son
costume et le choix de ses armes (1).
(1) Les Japonais attachent un grand prix à leurs armes. Un noble ruiné Tendra tout
ce quMl possède avant de se priver de ses deux sabres, héritage glorieux qui lui vient de
ses pères et signe distinctif de sa naissance. Dans beaucoup de inaisons, on trouve de
vieilles armes qui pendant plusieurs générations ont passé de père en fils, et pour le^
quelles chaque membre de la famille professe un culte presque religieux. On montre
ces armes enveloppées d^étoffes précieuses, on en raconte avec orgueil la sanglante his-
toire, et un ami de la famille considère la permission de les toucher comme une marque
de haute confiance. En recevant Tarme des mains de son propriétaire, il se mettra à
genoux, s'inclinera profondément, et la portera respectueusement à son front avant de
Texaminer. C'est une grave insulte que de dire à un noble que ses armes sont mau-
vaises, et toucher celles qu'il porte d'une manière irrévérencieuse est un outrage qui ne
peut être lavé que datas le sang de celui qui l*a commis.
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LE JAPON DEPUIS SON OUrERTURE. 89
Quefle qne Iftt cependant Pattitude polie et calme du ministre ja-
pâmais, le» rapports des représentans de l'Europe avec lui devinrent
de plos en plto difliciles lorsque sa haine contre les étrangers, qui
n'avait été en principe que l'effet de son patriotisme, se fut encore
accrue àe ses griefs particuliers. Après l'assassinat de Den-Kouschki,
rinterprète de la légation anglaise, M. Alcock voulut que des funé-
FaSies solennelles témoignassent de ses regrets pour la perte de ce
fidèle serviteur, et il exigea que Hori assistât au convoi. Den-
Kooschki était un Japonais de basse extraction, et l'idée de lui rendre
les derniers devoirs blessait au plus vif de son amour-propre le
noble Hori (1); mais M. Alcock, dans sa juste irritation, ne tint pas
eompte de ces suscepUbilités. La présence du gouverneur de Yoko-
hduna devait témoigner de l'horreur que la cour de Yédo ressentait
pour le crime dont la légation anglaise avait été le théâtre. Hori fut
(1) Le$ différentes classes de la société japonaise, sans être aussi rigoureusement sé«
paré» les unes des autres que le sont les castes dans Tlnde , ne se rapprochent cepen-
duit pas autant que les diverses classes de la société' européenne. Si un homme du
peuple parle à un noble, c*est à genoux; il doit le saluer partout où il le rencontre,
^Hle ooaoaine on non. 11 est interdit sous des peines sévères aux mendians, aux heltcts
et aux christans d'entrer dans la maison d'un laboureur ou d'un marchand. La société
japonaise comprend plusieurs subdivisions; voici les principales qu'il suflira d'indi-
quer brièvement :
^ Les nMet {tamouraXs), — Sous ce nom se rangent : la maison du mikado, — les
hnta fooctîMUMÛres de la cour de Kioto, — les dix-huit grands daimios, gok'chis, on
paira du li^^n, — le taihfmn, — les gosankés et les gosankios, membres de la famille
du taîkoun, — les trois cent quarante-quatre petits daimios, vassaux du taikoun, — les
o-bounjos ou hauts fonctionnaires des cours des daîmios et du taikoun, — les yakoih'
nines, fonctionnaires et soldats de la maison des princes, — les lonines, hommes nobles
qui se trouvent sans emploi. — Un o-boun]o est en même temps un yakounine; mais
tous les yakouninea ne sont pas des o-boun]os. Un o-bounjo de même qu'un yakounine,
en perdant sa place, devient un lonine. Tous les nobles, depuis le mikado Jusqu'au
lonine, portent deux épées.
2* Les lettrés {bo-san). — Dans ce groupe figurent les prêtres, qui ont le droit de
porter deux épées, et les médecins. — On trouve parmi les médecins des hommes
noUea de naissanoe et qui conservent alors le droit de porter deux épées. — Les méde>
tins d'extraction bourgeoise ne portent des armes que lorsqu'ils sont en voyage.
3« La bourgeoisie. — On range parmi les bourgeois les agriculteurs et fermiers^ les
artisans, les marchands, les pêcheurs et matelots.
Ainsi se composent les trois classes qui forment l'ensemble de la société japonaise :
les nobles, — les lettrés, — les bourgeois. On en exclut comme des parias les men-
dians ou kotsedjikis, les hettas et les christans, U faut dire cependant quel est le sens
de ces dénominations.
Les kotsêdjtki (mendians) sont divisés en quatre classes dont chacune reconnaît un
chef qai demeure à Yédo. — Les hettas, hommes du peuple qui travaillent le cuir et
venent par état le sang des animaux, demeurent en dehors des villes, sont regardés
comme impurs et sont gouvernés par un roi, da/n-saH-man, qui réside à Yédo et paie
on fort tribut an taikoun. — Les christans, descendans des anciens chrétiens, sont
confinés dans un quartier de Yédo, à peu près comme les Juifs l'étaient dans les villes
dn moyen Ige. — Les mendians, les hettas et les christans ne peuveptse marier qu'entre
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90 EEYDE DES DBUX MONDES.
obligé de céder et d'accomplir un acte qui l'abaissait aux yeux de
l'aristocratie et du peuple; sa haine contre les hommes de l'Oo^
cident grandit de toute l'humiliation qu'il venait dé subir. Tel était
l'allié que Vakisakou appelait auprès de lui pour l'opposer, en qua-
lité de gouverneur des affaires étrangères y à Ando, le ministre du
même département.
Les nepréaentans de l'Europe ne traitent directement avec les
membres du conseil des cinq que lorsqu'il s'agit d'afiaires impor--
tantes; pour les transactions ordinaires, ils se mettent en relations
avec les çouvemeurs des affaires étrangères^ qui ont rang de sous-
secrétaires d'état et qui peuvent être considérés comme les envoyés
plénipotentiaires du conseil. Hori voyait donc très fréquemment les
fonctionnaires étrangers, et à Yédo, comme à Yokohama, il se cou-
duisit avec eux de façon à enopécber tout rapprochement intime et
sérieux. MM. Alcock et du Chesne de Bellecourt, de leur côté, ob-
servèrent envers lui, comme il convenait à leur position, la froide
politesse dont Hori ne s'écartait pas; mais, parmi les fonctionnaires
plus jeunes, il s'en trouva un qui ne fit aucun cas de la réserve que
Hori mettait dans ses rapports avec les étrangers, et qui l'accueillit
invariablement avec une familiarité blessante pour la raideur du
personnage japonais, bien que cette familiarité ne fût jamais pous-
sée jusqu'à l'oubli des convenances. Ce fonctionnaire était Henri-
Jean Heusken, secrétaire de la légation américaine à Yédo (1). Dès
sa première conférence avec Hori, sa constante bonne humeur dé-
plut au gouverneur des affaires étrangères, qui, comprenant l'im-
possibilité de pousser à l'irritation ou à l'impatience un homme
aussi maître de lui-même, évita autant qu'il le put de se retrouver
en sa présence.
Vers la fin de l'année 1860, Heusken reçut une lettre de Hori,
ou plutôt un avis impérieux, qui lui enjoignait de cesser ses pro-
menades nocturnes dans Yédo. Les rues de la capitale, prétendait
Hori, n'étaient pas parfaitement sûres, et puisqu'on rendait le gou-
vernement japonais responsable de la sécurité des étrangers, c'é-
tait à eux de se soumettre aux mesures de précaution que le gou-
vernement croyait nécessaires. Cette demande était juste, mais le
ton en était si acerbe que Heusken fut entraîné à y faire une vive
réponse, disant qu'il sortirait quand bon lui semblerait, et qu'il
saurait se défendre seul contre quiconque oserait s'en prendre à lui.
Avant d'expédier sa lettre, il la communiqua à son ami M. Pols-
broeck, consul de Hollande à Yokohama, qui, la jugeant trop vio-
lente, lui conseilla de la supprimer (2). Malheureusement ce sage
(1) La mort tragique de M. Heusken a été racontée dans la B$vue du 1*' décembre iS61,
(2) M. Polsbroeck,'le plus ancien résident étranger au Japon, et qui, dans ses rela-
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LE JAPON DEPUIS SON OUVERTURE. 91
oQDBeil ne fat pas écouté, et peu de jours après, le 19 janvier 1861,
H. Heosken était morteUement frappé en sortant le soir de l'ambas-
sade prussienne.
Tout ce qu'on a pu apprendre depuis lors sur cet infâme guet-
apeos tend à prouver que Hori en fut l'instigateur. Au commence-
ment de janvier, dans une conférence avec son chef, le ministre Ando,
à laquelle asnstaient, selon l'habitude, un grand nombre d'officiers
sobalteraes, il avait montré une irritation qui contrastait étrange-
ment a^ec son cahne habituel. Ando, mettant à profit cette disposi-
tion d'esprit de son antagoniste, s'était appliqué par ses réponses à
Virriter encore davantage. Hori avait parlé avec violence contre les
étrangers et surtout contre Heusken, le plus dangereux de tous,
parce qu'il savait la langue du pays et qu'il possédait sur la situa-
tion actuelle des connaissances qui pouvaient devenir funestes au
Japon; il avait regretté que, suivant le conseil du prince de Mito,
l'on n'eût pas exterminé les étrangers lorsqu'ils étaient encore en
petit nombre, et il avait demandé que le conseil des cinq avisât
aux moyens de mettre hors d'état de nuire ceux qui étaient le plus
i craindre : le ministre anglab et le secrétaire américain. A ces
paroles, Ando s'était levé; il avait vivement blâmé celui qui venait
de les prononcer, en ajoutant que ces actes violens dont on osait
parler précipiteraient le pays dans une guerre désastreuse, et qu'il
fiedlait être mauvais patriote, mauvais Japonais, pour s'exprimer
comme Hori venait de le faire. Hori n'avait rien répliqué, il s'était
levé sombre et silencieux, et avait quitté la salle sans avoir demandé
la permission de se retirer. Revenu dans son palais, il avait fait
connaître à ses amis rassemblés son dessein bien arrêté de mettre
fin à une vie déshonorée; puis il s'était revêtu de ses habits de
cérémonie, avait fait retourner les nattes de sa maison, dicté ses
daniëres volontés, et, ces préparatifs de son suicide étant terminés,
entouré de ses femmes, de ses enfans et de ses meilleurs amis, il
s'était ouvert le ventre (1).
tions si diifidles avec le gonvernement de ce pays, a toujours fait preuye d*nn tact pi^-
(kft, me répéta à plusieurs reprises qu*après avoir lu la lettre de Heusken il lui dit ces
propres paroles : « Hori deviendra votre ennemi mortel, si vous lui envoyez une telle
IflttTO. Écrivea-lai tout ce que vous voudrec, mais faites-le d*one manière conforme an
code de la politesse Japonaise. »
(1) Ce serait une erreur de croire que le suicide est bien fréquent au Japon. Il y est
peut-^tre plus rare qu'en France; mais, loin de se cacher, il s'y entoure d'un éclat
•olennel. Un Japonais ne se tuera pas par chagrin d*amour, par désespoir, à la suite
dTu revers de fortnne oo d*Qn mécompte d'ambition ; mais a-t-il été gravement in»
solté, s*eat»U rendu coupable dîme action qoi pourrait entraîner son déshonneur ou
celai de ta fianille, il se décide à mourir, soit pour appeler la vengeance sur la tète de
SMi ennemi, soit pour faire voir que, s'il a été assez faible pour commettre un crime, il
loi reste la ftree d|aoeepter une expiation héroïque. Souvent le sulpide doit être consi-
déré coflUM fme floite de }ostttcation d*an acte que la loi condamne. Ainsi l'assassin
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02 REYUB DES DEUX MONDES.
La mort de Hori avait eu lieu le 10 janvier. Quelques Jours plus
tard, Ando avait été assailli par cinq bandits, et ne leur avait
échappé qu'en mettant Fépée à la main et en se défendant vaillam-
ment. Le 19 suivant, M. Heusken avait été tué. La coîncideûce de
ces événemens fit présumer que Hori avait recommandé aux siens
de le venger.
IV.
Le meurtre de M. Heusken marque une nouvelle phase dans l'his-
toire des relations entre les puissances étrangères et le Japon. La
patience de nos représentans était à bout. En quelques mois seule-
ment, plusieurs personnes avaient péri assassinées dans les grandes
rues de Yédo ou de Yokohama, et soit complicité, soit impuissance,
le gouvernement japonais n'avait pas découvert ni puni les meur-
triers. Qu'il fût complice des crimes, ou qu'il n'eût pas la force de
lès empêcher, il était coupable. « Aux yeux du monde entier, lui
écrivait M. Alcock, chaque gouvernement est responsable du main-
tien des lois qui protègent la vie et la propriété. » La cour de Yédo
pe pouvant ou ne voulant pas maintenir ces lois, les représentans
de l'Angleterre, de la France et de la Hollande, MM. Alcock, du
Chesne de Bellecourt et de Wit, se crurent autorisés à changer la
nature de leurs rapports avec le gouvernement japonais : ils quit-
tèrent la capitale, dans laquelle ils avaient résidé jusqu'alors, et se
rendirent à Yokohama, où, protégés par les canons de leurs vais-
seaux, ils pouvaient vivre dans une sécurité relative. Le ministre
américain, M. Townsend Harris, resta à Yédo, protestant ainsi contre
les mesures adoptées par ses collègues. Sa conduite amena entre lui
et M. Alcock une violente discussion, à la suite de laquelle les repré-
sentans des puissances étrangères se partagèrent en deux camps (1).
du prince de Mito se tue non parce qu'il a commis un crime, mais pour montrer qu*aû
nombre des amis du régent il se trouve des hommes qui ne craignent pas de payer du
prix de leur sang la vie de leur ennemi. Un homme qui veut s'ôter la vie rassemble sa
famille et ses amis, et leur communique son dessein. Rarement on essaie de l'en dis»
suader. Puis il fait retourner en signe de deuil les nattes de sa maison , revêt un cos^
tume d'apparat, dicte ou écrit ses dernières volontés, prend au milieu des siens un
repas solennel.» et se rend à la grande salle de sa maison. Là il se met à genoux. Ses
femmes et ses enfans se tiennent derrière lui , son fils aine et son meilleur ami sont à
sa droite et à sa gauche. Il tire son sabre, le porte d'un geste lent et réfléchi à son front,
et entonne un chant lugubre auquel se joignent ceux qui l'entourent; enfin il saisit
l'arme des deux mains, et d'un seul coup il s*ouvre les entrailles. Un tel acte, accompli
avec une telle fermeté , n'a rien de commun avec le suicide tel que le connaissent les
sociétés occidentales. J'ai vu au grand thé&tre de Nagasaki la représentation de la scène
que je viens de décrire, et qui, au dire des assistans japonais, donnait une idée exacte
des procédés suivis pour cette grande expiation, nommée harra-kiri ou sep4u>u.
(i) Un docomeat ang^s, le Blw Book de 1861, a donné les détails ^e cette discttssioa.
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LE JiPON DEPUIS SON OUrERTURE. 98
Cette division rendit plus difficUe encore notre attitude vis-à-vis du
gouvernement japonais. MM. Alcock et du Chesne de Bellecourt ac-
cusaient-ils le taîkoun, M. Harris semblait se faire un devoir de le
défendre. Cet état de choses eut ses conséquences naturelles : les
Japonais ne tardèrent pas à regarder M. Alcock comme leur adver-
saire le plus acharné, et M. Harris comme un défenseiu* et un ami.
Tandis que le ministre anglais, malgré ses éminentes qualités, mal-
gré les nombreuses preuves qu'il donnait de son impartialité dans
le règlement des différends survenus entre les Anglais et les indi-
gènes, voyait de jour en jour s'accroître contre lui l'animadversion
générale, son collègue d'Amérique gagnait la popularité, en même
temps qu'il faisait de rapides progrès dans la confiance des hauts
fonctionnaires.
M. Alcock ne fit rien pour ramener à lui l'opinion. Vivement
blessé dans son orgueil national et dans ses sentimens personnels,
car il avait eu pour le malheureux Heusken une affection toute par-
ticulière, il insista avec une fermeté impérieuse afin que satisfac-
tion fût donnée aux nations occidentales pour les nombreuses of-
fenses qu'elles venaient de subir. MM. du Chesne de Bellecourt et
de Wit appuyèrent ses demandes, et le gouvernement japonais fut
obligé de s'y soumettre. On convint donc que les temples de To-
dengi, Saî-Kaîgi et Ghiogi, sièges des légations anglaise, française
et hollandaise, auraient à l'avenir une garde nombreuse de soldats
japonais, payés et entretenus par la cour de Yédo, afin de protéger
la vie de nos ministres. On convint aussi que le taîkoun inviterait
les envoyés étrangers à revenir dans la capitale, leur préparerait
une entrée solennelle, et leur ferait rendre le salut royal par les
canons des forts.
Nos ministres avaient beaucoup insisté sur cette dernière condi-
tion. Us voulaient ainsi, par une démonstration extérieure, prouver
à la population que les puissances européennes étaient assez fortes
pour contraindre le gouvernement à les traiter avec respect; mais
î'astace de la cour de Yédo rendit illusoire cette partie du pro-
gramme. La veille du jour où devait avoir lieu l'entrée solennelle,
l'exercice du canon commença dans les forts désignés pour rendre
le salut à nos ministres; il continua le lendemain, et pendant vingt-
quatre heures on entendit les salves répétées de l'artillerie. Les
coups de canon tirés au moment où MM. Alcock et du Chesne de
Bellecourt entraient dans Yédo se confondaient, pour les habitans de
la capitale, avec les feux d'artillerie qui les avaient précédés, tandis
que nos représentans y voyaient un honneur, et en supputaient le
nombre pour juger si rien ne manquait à l'exécution de la conven-
tion arrêtée. Au prix de quelques livres de poudre, le gouverne-
ment jap(Muits' leur avait donné satisfaction sans se compromettre
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94 BETUE DES DEUX MONDES.
devant ses sujets, et M. Alcock put écrire au cabinet britannique :
« Je suis persuadé que les circonstances qui ont accompagné ma
rentrée dans Yédo sont très favorables au maintien de relations pa-
cifiquement amicales avec le *Japon, et que ma sécurité personnelle
ainsi que celle de mes collègues ne courront plus les mêmes risques
que par le passé. » Les ministres européens ne connurent que beau-
coup plus tard la supercherie dont ils avaient été dupes, et il n'é-
tait plus temps alors d'en obtenir réparation.
Cependant la cour de Yédo commençait à comprendre que ses in-
térêts étaient liés avec ceux des étrangers; elle les avait admis au
Japon, et se trouvait obligée de les y maintenir. Le parti réaction-
naire, dont elle avait brisé le système politique, était resté soh
iiTéconciliable ennemi, et, après avoir hésité quelque temps entre
lui et le parti progressiste , le taïkoun reconnut la nécessité de re-
venir aux idées libérales inaugurées par le gotairo. Dès lors se
forma contre lui, et en même temps contre les étrangers, une vaste
conspiration qui avait pour chefs le prince de Satzouma et le jeune
prince de Kanga. Leur but, ouvertement avoué, fut de renverser le
gouvernement en suscitant la guerre civile ou la guerre étrangère.
Ils avaient l'espoir de soulever entre les Occidentaux et les Japonais
des querelles si graves, qu'un conflit deviendrait inévitable. Ils re-
gardaient comme facile de chasser les étrangers après avoir détruit
le gouvernement qui les protégeait. La cour de Yédo fut donc placée
dans la position la plus embarrassante deux années après nous avoir
ouvert le Japon. Elle agit dans ces circonstances avec sagesse, et si
l'orgueil national l'empêcha d'abord de se mettre sous la protection
de ses alliés occidentaux et d'arborer franchement le drapeau du pro-
grès, la violence de ses ennemis la força bientôt de renoncer à tout
subterfuge et de se déclarer tout haut contre le parti réactionnaire.
Au nombre des mécontens qui fourmillaient alors au Japon se dis-
tinguaient, par leur sauvage fanatisme, les anciens serviteurs du
prince de Mito et du gouverneur Hori-Oribeno-Kami. Us parcou-
rurent l'empire dans tous les sens, excitant les populations à la ré-
volte contre le gouvernement du taïkoun, exagérant ses fautes, lui
prêtant des intentions hostiles à l'indépendance des princes japo-
nais, et montrant la nécessité de le renverser. Le moyen le plus
prompt pour atteindre ce but étsdt, selon eux, de l'engager dans
une guerre contre les étrangers. Ceux-ci devenant tous les jours
plus exigeans et plus impérieux, il fallait leur porter des coups
sensibles, et ils demanderaient alors une satisfaction telle que le
taïkoun serait obligé de la refuser; ce refus ferait infailliblement
éclater la guerre.
Sans doute la cour de Yédo eut connaissance de ce qui se pas-
sait, car elle prit des mesures extraordinaires de précaution pour
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LE JAPON DEPUIS SON OUTERTUBE. 9&
protéger la vie et la propriété des étrangers qui, sur la foi des trai-
tés, étaient entrés en rapport avec le Japon. Yokohama fut entouré
de fossés et de canaux, destinés à isoler du reste de l'empire les
établissemens où résidaient les commerçans occidentaux. Â chaque
entrée de la ville, on vit s'élever des postes occupés par des gardes
japonais, et devant lesquels personne ne pouvait passer sans faire
connaître l'objet de son voyage à Yokohama. La surveillance s'exer-*
çait avec un soin particulier lorsqu'il s'agissait d'un samouraï (1);
pour circuler dans la ville étrangère, tout samouraï était obligé de
se munir d'un fouddéy espèce de passeport, qu'il devait attacher
à la garde de son épée ; celui qui négligeait de prendre ce sauf-
conduit s'exposait à être immédiatement arrêté par la police de
Yokohama. A Yédo, foyer de la conspiration anti-étrangère, on poussa
les mesures de précaution plus loin encore. Le taîkoun ne se con-
tenta pas de mettre pour ainsi dire les légations en état de siège;
tous les membres de ces légations devinrent l'objet d'une surveil-
lance incessante. Ils ne pouvaient faire un pas dans la rue, dans les
cours même de leurs habitations, sans se trouver entourés d'hommes
armés, qui, à pied ou à cheval, les accompagnaient partout et ne
les perdaient pas un instant de vue.
Ces dispositions, adoptées par le gouvernement du taîkoun, n'a-
vaient d'autre cause sans doute que d'excellentes intentions à l'é-
gard des Occidentaux; cependant elles offusquèrent ceux-là mêmes
qu elles voulaient protéger. Les commerçans de Yokohama se plai-
gnirent de ce que la surveillance aux portes de la ville s'exerçait
moins sur les personnes que sur les marchandises; ils ajoutèrent, à
tort ou à raison, que le gouvernement levait des impôts arbitraires
et irrégulîers sur tous les objets de commerce étranger, et que celui-d
en souffrait considérablement. Les résidens à Yédo ne furent pas
satisfaits non plus de se voir traités comme des prisonniers d'état,
et ils flétrirent du nom d'espionnage les mesures que le gouverne-
ment appelait moyens de protection. Fatigués à la fin de voir con-
stamment autour d'eux les visages attentifs et inquiets de leurs
gardes japonais, ils renoncèrent, autant qu'il était possible, à leurs
résidences oflicielles, et se rendirent pour quelque temps, M. du
Cfaesne de Bellecourt à Yokohama, M. de Wit à Décima, et M. Al-
ccN:k en Chine, où l'appelaient du reste ses affaires personnelles.
Vers la fin de juin 1861, M. Alcock revint de la Chine au Japon,
et dans les premiers jours du mois suivant il partit du port de Na-
gasaki, situé au sud de l'empire, dans l'intention de se rendre par la
voie de terre à Yédo. Son voyage, qui dura trente jours et dont il a
(1) KoUe qai a, on le sait, le droit de porter deux épées.
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96 EETUE DES DEUX MONDES.
écrit une relation intéressante (1), le conduisit à travers une grande
partie du Japon. Il constata que le pays était admirablement cul-
tivé, les villes animées et propres, les grandes routes bien entre-
tenues; partout il lui sembla voir régner Tordre et l'aisance. Son
escorte japonaise suivit sans opposition le chemin qu'il avait tracé,
si ce n'est dans deux occasions : on le pria une première fois défaire
un détour afin de ne pas traverser Kioto, résidence du mikado, et il
céda; on voulut une seconde fois lui faire quitter sa route pour évi-
ter une autre ville : il résista et força l'escorte à lui obéir. Ces faits
sans importance apparente précédèrent immédiatement un événe-
ment fort grave, dont on cherche encore en vain l'explication com-
plète.
Le 3 juillet, M. Alcock arriva à Yédo, où il reprit possession de
son ancienne résidence, le temple de Todengi. Dans la nuit qui sui-
vit le jour de son arrivée, il fut attaqué dans cette demeure par une
vingtaine d'hommes qui tuèrent plusieurs de ses gardes, blessèrent
deux Anglais attachés à sa suite, et ne renoncèrent à leur projet de
le massacrer lui-même qu'après avoir vaillamment soutenu un com-
bat des plus inégaux contre une troupe nombreuse (2). Plusieurs
des assaillans furent tués; on trouva sur l'un d'eux un papier por-
tant quatorze signatures, et dans lequel il était dit que quelques
bons patriotes japonais avaient résolu de faire le sacrifice de leur
vie dans l'intention d'expulser les étrangers, de « rendre le repos
à l'empire, à son empereur le mikado, et au lieutenant de celui-ci,
le taïkoun. » Il était évident que l'attentat avait été commis par
quelques-uns de ces hommes intrépides et redoutés connus sous
le nom de lonines} mais il est probable qu'ils n'avaient été que les
instrumens du parti fanatique. MM. Alcock et du Chesne de Belle-
court se livrèrent à de longues et actives recherches pour décou-
vrir à quelles instigations ils avaient obéi : il n'en résulta rien de
précis. Quelques personnes accusaient les anciens serviteurs du
prince de Mito et de Hori-Oribeno-Kami; d'autres attribuaient le
crime à des émissaires du prince de Kanga ou du prince de Sat-
zouma. Personne n'osa désigner comme complice le gouvernement
du taïkoun. Le papier saisi sur l'un des lonines insinuait à la vérité
que les coupables comptaient parmi eux des partisans de la cour
de Yédo; mais on attribua cette insinuation aux ennemis de cette
cour, qui s'étaient flattés ainsi de la brouiller avec les nations euro-
péennes.
L'attaque de la légation anglaise causa de grands embarras aux
(1) Cette relation , intitulée the Capital of the Tycoan, a paru à Londres, cette année
même 1863, en 2 vol. gr. in-8°.
(2) Voyez la Revue du !«' décembre iS61.
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LE JAPON DEPUIS SON OUTERTUHE. 97
oûnistres étrangers résidant à Yédo. Après l'assassinat de M. Heus-
ken, MM. Alcock et du Ghesne de Bellecourt avaient manifesté leur
indigDatîoa en termes trop énergiques pour se contenter d'une
simple protestation en présence d'une insulte nouvelle et beaucoup
plas grave. Us résolurent donc d'opposer, en cas de besoin, la force
à ]a violence, et s'entourèrent de corps de garde anglais et fran-
çais. Cette démonstration leur donna une certaine sécurité person-
nelle, msôs fournit en même temps la preuve évidente qu'ils n'a-
vaient point réussi à établir avec le gouvernement japonais des
relations vraiment amicales. Â qui était la faute, à ce gouvernement
ou aux envoyés européens ? Tous ceux qui avaient quelque intérêt
à résoudre cette question s'en préoccupèrent assez longuement , et
leurs investigations finirent par amener un résultat tout à fait im-
prévu. Elles prouvèrent que le gouvernement avec lequel les étran-
gers avaient traité jusqu'alors n'était pas le véritable gouvernement
du Japon, que la cour de Yédo ne pouvait prendre des engagemens
au nom de l'empire, enfin que le taïkoun, en concluant des traités
avec les nations occidentales, en usurpant ainsi le pouvoir du maître
suprême, s'était placé dans une situation illégale, et qu'il n'avait ni
la force ni le droit d'accomplir les promesses faites aux alliés. C'est
dans Verreur où nous étions relativement à la puissance du taïkoun
qu'il faut voir le germe de toutes nos difficultés avec le Japon. Il est
nécessaire ici de compléter par quelques détails les observations
générales que nous avons déjà faites sur le gouvernement japonais,
et de donner ainsi à cette étude sa conclusion véritable.
Le mikado est l'empereur légitime du Japon. Le chiogoun ou le
taïkoun, comme l'appellent plus communément les étrangers, n'est
qu'un de ses grands dignitaires; il occupe la position d'un maire
du palais, chargé de l'administration de l'empire, sans avoir en au-
cune façon le pouvoir législatif. Quoique sa puissance réelle soit
plus grande que celle du mikado, il se trouve cependant placé, dans
la hiérarchie politique, non-seulement au-dessous de lui, mais en-
core au-dessous de plusieurs hauts fonctionnaires que le mikado a
le droit de nommer, et même au-dessous des dix-huit grands d/iz-
mios ou pairs du Japon. Si les taïkouns n'en sont pas moins restés,
pendant des siècles, tranquilles possesseurs d'un pouvoir qui devait
inévitablement susciter contre eux des jalousies et des haines, il
faut chercher l'explication de ce curieux état de choses dans les lois
par lesquelles Hieas, le fondateur de la dynastie actuelle, avait lié
sa cause à celle des divers princes japonais, en subordonnant la po-
sition et l'indépendance des daïmios à la position et à l'indépendance
du taïkoun. Les dix-huit grands daïmios sont en effet des usurpa-
TO» XLV. *i
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98 REVUE DES DEUX MONDES.
teurs au même titre que le taïkoun. Originairement les daïmios
étaient des gouverneurs ou des préfets que le mikado envoyait dans
les différentes provinces pour en être les administrateurs respon-
sables. Leur puissance, dans ces positions, a fini par grandir de
telle sorte que leur maître n'a plus eu sur eux une autorité suffi-
sante pour les destituer, et que la dignité préfectorale est devenue
héréditaire dans leurs familles. A partir de cette époque, ils ont
considéré les provinces qu'ils gouvernaient comme leur propriété,
et ont conquis une situation tout à fait indépendante vis-à-vis du
mikado. Ils ont guerroyé les uns contre les autres pour étendre
leurs principautés; souvent aussi plusieurs d'entre eux se sont unis
afin de résister aux tentatives réitérées du mikado pour les réduire
à l'obéissance. De longues et sanglantes guerres civiles ont alors
désolé le Japon. De ces guerres est née la puissance des chiogouns,
généraux que le mikado avait l'habitude d'employer contre ses su-
jets révoltés. Les chiogouns, abusant à leur tour du pouvoir dont
ils étaient investis, manquèrent à cette fidélité qui les caractérisait
depuis plusieurs générations, et firent la guerre pour leur propre
compte au lieu de la faire au bénéfice de leur maître. C'est ce qu'a-
vait fait Taïkosama, le prédécesseur de Hieas.
Hieas, qui parvint à la dignité du taïkounat en 1598, sortait d'une
nouvelle famille de préfets. Son père avait été gouverneur de Mi-
kana, et lui-même administrait cette petite principauté loi-sque le
chiogoun Taïkosama le nomma tuteur de son fils. A cette occasion,
Hieas avait obtenu l'administration de cinq autres provinces, dont
Taïkosama venait de chasser les anciens préfets au nom du mikado.
Il se trouvait ainsi maître de six provinces, mais il ne tenait du mi-
kado, par son père, que la principauté de Mikana; cette principauté
était de fort peu d'importance, et donnait à son gouverneur une po-
sition très inférieure à celle des daïmios qui occupaient de grandes
provinces comme celles de Kanga, de Satzouma, de Fosokava. Les
daïmios refusèrent de voir dans Hieas leur égal ; à leurs yeux, la puis-
sance réelle que lui donnaient les cinq provinces reçues de Taïkosama
n'ajoutait rien à sa dignité. En effet, malgré leurs fréquentes rébel-
lions contre le mikado, ils prétendaient n'avoir jamais méconnu ses
droits légitimes. Au nombre de ces droits, l'un des plus importans,
selon eux, était celui de donner l'investiture des fiefs, et, s'ils
avaient combattu le mikado, ils l'avaient fait légalement, pour sou-
tenir leurs propres droits à la possession permanente des fiefs dont
ils avaient été investis. Or Hieas, qui tenait la plus grande partie de
sa puissance, non pas du mikado, mais du chiogoun, n'était à leurs
yeux qu'un noble de fraîche date, prince seulement de Mikana, et
ils ne pouvaient en aucune manière le regarder comme leur égal.
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LE JAPON DEPUIS SON OUVERTURE. 99
eux qui descendaient des anciens et puissans préfets, eux qui re-
présentaient la véritable noblesse japonaise !
Hieas leur fit la guerre pendant treize ans et chassa plusieurs
d'entre eux de leurs provinces, qu'il partagea entre ses parens, ses
officiers et ses soldats. Les princes qu'U n'avait pas soumis, au
nombre de dix-huit, se liguèrent pour lui résister, mais avec peu
d'espoir de réussir, tant sa puissance et son habileté étaient deve-
nues redoutables. Cependant ils parvinrent à rassembler une armée
considérable. C'est en présence de cette armée que Hieas s'arrêta
dans sa marche triomphante. Il était alors au déclin de sa vie, et il
appréhenda justement de compromettre dans une bataille le prix
de sa longue et glorieuse carrière. Assez fort d'ailleurs pour faire
quelques concessions, il put, sans que son orgueil eût à en souffrir,
inviter les alliés à entrer en pourparlers avec lui. Ceux-ci s'empres-
sèrent d'accueillir ses ouvertures et signèrent le fameux pacte qui
porte le nom de lois de Gongensama. Le texte complet de cette con-
stitution n'est pas encore connu. Pour expliquer la diversité qui
existe dans les relations du taïkoun avec chacun des grands daï-
mios, il faut admettre que Hieas traita séparément avec chacun
d'eux, et que la constitution actuelle du Japon s'appuie sur dix-
huit traités particuliers.
Les lois de Gongensama^ qui réunirent pour la première fois, de-
puis longues années, Tempire divisé. par tant de troubles, furent
soumises à la sanction du mikado, qui ne put refuser de se rendre à
la volonté unanime de ses redoutables vassaux. Ces lois d'ailleurs ne
portaient pas atteinte à sa majesté extérieure ; elles le laissaient en
possession indiscutée de son titre et lui donnaient tous les dehors de
la puissance royale. 11 perdait à la vérité le droit de destituer aucun
de ses feudataires, mais il gardait celui d'accorder à chaque daïmio
TinVestiture de son fief, et jamais taïkoun ne pouvait entrer en
l'ortction avant d'avoir obtenu confirmation de son pouvoir. De plus,
il fut convenu qu'aucune réforme altérant la constitution ne serait
exécutoire, si le mikado ne l'avait sanctionnée. La cour du Japon
resta à Rloto. Quant au gouvernement, il fut transféré à Yédo, et le
taïLoun en prit les rênes en qualité de chef du pouvoir exécutif.
Le mikado y fut représenté par le corps réuni des dix-huit daïmios,
gardiens naturels de la constitution japonaise. Ces derniers s'étaient
astreints, afin de contre-balancer la puissance du taïkoun, à rési-
der à des époques fixes dans la seconde capitale de l'empire. Sujets
du mikado et non du taïkoun, s'ils avaient des obligations à remplir
envers celui-ci, il était de son côté responsable envers eux de toute
mesure touchant à l'intérêt général. Représentans de l'ancienne
noblesse, pairs du Japon, souverains indépendans par la volonté et
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100 R£VUE DES DEUX MONDES*
la grâce du mikado, ils ne continuaient à voir dans le taîkoun,
chef du pouvoir exécutif, qu'un des grands officiers de l'empereur;
ils le regardaient comme un parvenu chargé temporairement d'ad-
ministrer les affaires, et dépourvu de cette dignité personnelle que
dans les pays féodaux donne seule une haute et antique lignée.
Qu'on s'imagine la dédaigneuse déférence qu'aurait pu témoigner
dans la France du xvii* siècle un Montmorency pour Mazarin! Cette
comparaison n'a pas la prétention d'être absolument exacte, mais elle
montrera plus clairement que de longues considérations ne pour-
raient le faire de quelle nature sont les relations qui existent entre
le mikado, les daïmios et le tmkoun. Les étrangers ne peuvent
d'ailleurs saisir de ces relations que les lignes générales; nous avons
montré quelles difficultés insurmontables les arrêtent. Il ressort
toutefois des observations qu'on a pu faire deux points importans :
c'est d'abord que la puissance du taïkoun est strictement limitée, et
en second lieu qu'il en a dépassé les bornes en concluant des traités
avec les étrangers sans avoir obtenu l'autorisation du mikado.
L'arrivée des Européens au Japon, les rivalités qui en étaient ré-
sultées entre le régent Ikammono-Kami et le prince de Mito, entre
le ministre Ando et le gouverneur Hori, avaient divisé l'empire en
deux partis prêts à se déclarer la guerre. La nouvelle de ces trou-
bles était naturellement arrivée à Kioto. Le mikado chargé aujour-
d'hui des affaires du Japon, et que Ton représente comme un homme
jeune et énergique, avait suivi avec le plus grand intérêt les phases
successives des événemens. Pour la première fois peut-être s'offrait
à l'empereur, légitime l'occasion de rentrer en possession de sa
pleine autorité, d'abaisser la puissance et la richesse du gouverne-
ment de Yédo, de secouer l'injure d'en recevoir une pension, de
reprendre l'influence, de cesser enfin d'être un simulacre de roi.
Des deux factions qui partageaient le Japon, la plus forte et la plus
populaire était la faction hostile aux réformes inaugurées par le taï-
koun. Il ne s'agissait pour le mikado que de se mettre à la tête du
mouvement réactionnaire et de personnifier en lui-même le prin-
cipe patriotique dont Mito et Hori avaient été les plus éminens mar-
tyrs. Des agens secrets du mikado se rendirent auprès des daimios
que la voix publique désignait comme opposés à la cour de Yédo,
et les exhortèrent à s'unir à l'empereur légitime en leur démontrant
que leurs intérêts se confondaient avec les siens. En même temps oa
fit circuler divers pamphlets avec l'intention évidente de pousser les
daïmios à la guerre contre le taïkoun.
d Depuis des siècles, écrivait-on, les taîkouns, oubliant rorigine de leur
pouvoir, ont porté atteinte à la dignité et à la puissance du mikado, leur
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LE JAPON DEPUIS SON OUVERTURE. 101
maître, et la conduite du taikoun actuel prouve qu'il ne faut attendre de
loi ni équité ni bonne foi. Les choses en sont venues à ce point que les
puissances étrangères considèrent le taïkoun comme le maître du Japon,
et traitent Tempereur légitime comme un être sans force et sans influence.
(Test au taïkoun que les barbares se sont adressés lorsqu'ils ont voulu con-
clure des traités avec le Japon; le mikado n'a pas même été consulté, et
son approbation, qui est indispensable pour introduire des réformes dans
la eonstitation, n'a pas été sollicitée. Cependant ces traités sont en vigueur
comme s'ils avaient une valeur légale. Le taïkoun a donc commis un crime
de trahison contre la majesté de son maître et contre la sainteté de la eon-
stitation en vertu de laquelle il se trouve placé à la tête du pouvoir exé-
cutif. On ne peut nier que la cour du taïkoun s'efforce de concentrer toute
la puissance du Japon à Yédo. Là sont les armes et les navires étrangers,
là s'élèvent des écoles où l'on enseigne les arts et les sciences de l'Occi-
dent. Le commerce avec les barbares n'a lieu que dans les domaines du
taïkoun; les grands daïmios n'ont pas le droit de lui ouvrir leurs ports; il
n'enrichit que les sujets du taïkoun, et celui-ci en tire pour lui-même des
béDéfices considérables. Le but que poursuit le gouvernement de Yédo
n'est-il pas facile à prévoir? Il s'arme, il se prépare à subjuguer tous ceux
qui voudront un jour se soustraire à son autorité. Au temps de Hieas, les
dix-huit grands daïmios réunis ont pu opposer une résistance formidable;
mais alors les années des princes n'avaient vis-à-vis celle de Hieas qu'une
infériorité, celle du nombre. Aujourd'hui les chances ne sont plus aussi
égales : les bateaux à vapeur du taïkoun , les armes à feu qu'il a achetées
ou qu'il a fait fabriquer d'après les modèles étrangers, la connaissance d'un
art tout nouveau de faire la guerre, lui donnent une supériorité dange-
reuse sur les autres princes japonais. Ceux-ci , pour éviter d'être attaqués
isolément, doivent se réunir au plus tôt, et entraver par leur alliance la
politique tortueuse du taïkoun. Le mikado est prêt à donner à la bonne
cause l'appui de son nom; mais, pour qu'il le fasse, il est nécessaire qu'une
requête officielle lui soit adressée. Il n'est pas douteux qu'il ne l'accueille
favorablement, et qu'il ne rétablisse l'union de la vieille noblesse avec
l'empereur légitime. De cette union, qu'il a toujours ardemment désirée,
naîtra le retour à l'antique et vénérable état de choses. »
Les daïmios, que la puissance sans cesse croissante du taïkoun
tenait depuis longtemps en jalousie et en défiance, écoutèrent favo-
rablement les paroles des agens du mikado. Plusieurs d'entre eux,
et à leur tète Kanga, Satzouma, Schendei et Kforoda, se liguèrent
et se rendirent en corps à Kioto, où ils arrivèrent le 26 mai 1862.
Ils dépoeèrent publiquement une plainte contre le taïkoun, servi-
teur infidèle de l'empereur légitime, l'accusèrent d'avoir violé les
lois de Gongemama et supplièrent le mikado d'instruire l'affaire, et,
le cas échéant, de punir le coupable. Le mikado, qui s'attendait à
recevoir cette plainte des principaux daïmios, dépêcha aussitôt un de
ses officiers, qui arriva à Yédo le 12 juin 1862, porteur d'une lettre
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102 REY0E DES DEUX MONDES.
par laquelle il était enjoint au taïkoun de se rendre dans le plus
bref délai à Kioto pour se justifier devant son maître de Taccusa-
tion portée contre lui.
Le taïkoun Minamoto-Yemotschi essaya d'abord de décliner cet
ordre, et chargea un de ses fonctionnaires, le ministre Kouzé-Ya-
matono-Kami, membre du conseil des cinq, d'aller à Kioto et de por-
ter au mikado une réponse hautaine; mais Yamatono demanda avec
instance de n'être pas choisi pour cette mission, et, le taïkoun ayant
insisté, il se suicida. Un autre grand dignitaire, Sakkaï-Vakassano-
Kami, fut nommé à sa place et partit sans hésitation ; mais, à peine
à Kioto, au milieu des fidèles serviteurs du mikado qui lui repro-
chèrent son obéissance au taïkoun comme une trahison contre Tem-
pereur légitime, il perdit courage. Après une courte conférence avec
les plénipotentiaires du mikado, qui le contraignirent à demander
pardon pour avoir suivi les ordi'es du taïkoun, il rentra chez lui et
s'ouvrit le ventre, afin d'épargner à sa famille la honte de sa dis-
grâce. Le suicide de ces deux fonctionnaires fut suivi d'un nouvel
attentat contre la vie du ministre Ando, l'un des principaux chefs du
parti libéral. La cour de Yédo comprit alors que le parti du mikado
était devenu puissant, et que le moment de lui faire une opposition
ouverte était passé. Déjà plusieurs daïmios avaient osé écrire une
lettre dans laquelle ils déclaraient formellement qu'ils cesseraient à
l'avenir d'aller résider à Yédo; on violait ainsi les lois de Gongen-
$ama^ on s'affranchissait tout à fait du pouvoir et de la surveillance
du taïkoun.
En présence d'une situation si critique, le taïkoun se vit obligé
de faire de grandes concessions. Il désigna un nouvel ambassadeur,
Mazdaïri-Hokino-Kami, ancien gouverneur d'Osaka, homme fort
habile, et l'envoya à Kioto avec un message pacifique. Le taïkoun
se déclarait prêt à déférer aux ordres de l'empereur, mais il de-
mandait que ces ordres lui fussent communiqués par un haut fonc-
tionnaire, véritable ambassadeur du mikado, qu'il n'y fût fait au-
cune allusion à l'accusation portée contre lui par les daïmios, et
qu'on donnât à son voyage l'apparence d'une visite de cérémonie.
Cette visite avait un prétexte naturel, puisque le taïkoun venait
d'épouser une sœur du mikado, et que, d'après l'étiquette japonaise,
le nouveau marié va rendre ses devoirs à la famille de sa femme.
Le mikado consentit à ces demandes; il considéra sans doute qu'il
était dangereux de pousser trop loin ses exigences contre un prince
aussi puissant que le taïkoun, et qu'il fallait se contenter pour le
moment de l'avoir humilié en le forçant à reconnaître la suprématie
de l'empereur légitime. Un très haut fonctionnaire de la cour de
Kioto, Oharra-Saïemmono-Kami, partit donc pour Yédo, où il arriva
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LE JAPON DEPUIS SON OUVERTURE. 103
2u commencement de juillet 1862. Il eut de nombreuses conférences
avec les membres du conseU d'état, et retourna à Kioto après avoir
obtenu la promesse formelle que, dans le délai d'une année, le
taîkoun se rendrait auprès du mikado.
Sans attendre le résultat de cette visite, on peut déjà, d'après
tes faits qui viennent d'être exposés, reconnaître que si l'entrevue
da taîkoun et du mikado doit exercer une grande influence sur les
ai&dres du Japon, elle ne tranchera cependant pas toutes les dif-
ficultés. Le taîkoun est en effet trop puissant pour abdiquer volon-
tairement un pouvoir que lui et ses ancêtres ont exercé pendant plus
de deux siècles; le mikado de son côté ne laissera pas échapper sans
une lutte opiniâtre l'occasion qui s'offre à lui de ressaisir la puis-
sance dont sa famille a été dépossédée depuis le temps de Taïkosama.
Cn lait reste acquis néanmoins : c'est que les difficultés actuelles du
Japon tourneront à l'avantage de l'Europe. Quel que soit le maître
que les éventualités de cette lutte donneront au Japon , il devra se
mettre résolument à la tête du parti qui veut assurer par une poli-
tique nouvelle le progrès de l'empire. L'élément étranger qui a pé-
Détré au Japon ne poun-a plus en être expulsé. Qu'il le veuille ou
non, le gouvernement japonais devra rester en relations avec les
Occidentaux , et de ces relations naîtra inévitablement une situation
meilleure. Ce que l'amour des conquêtes a fait dans les temps pri-
mitifs des sociétés humaines, ce qu'a su faire aussi l'amour de la foi
au moyen âge, c'est le commerce qui le fait aujourd'hui. Principal
agent civilisateur des temps modernes, il procède d'une manière
différente que n'ont fait à d'autres époques l'orgueil national et la
croyance religieuse; mais il tend au même but. Si la dévorante ac-
tivité de nos marchands n'excite pas toujours les mêmes sympathies
que r héroïsme des guerriers et le dévouement des apôtres, ces
homiues n'en servent pas moins avec une ardeur intelligente et fé-
conde la cause de la civilisation occidentale ; ils vont répandre au
k)in la lumière dont leur patrie est le foyer; ils portent l'influence du
travail européen dans les contrées les plus éloignées, les plus bar-
bares, et peut-être la meilleure garantie de vitalité qu'offre en ce
moment la société japonaise est-elle dans la présence des commer-
çans européens parmi elle, dans la part de plus en plus grande
qu'elle-même sait faire aux idées et aux tentatives venues de l'Occi-
dent.
Rodolphe Lindau.
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LES
ORIGINES DU CHRISTIANISME
D'APRÈS L'ÉCOLE DE TUBINGUE
LE D' BAUR ET SES ŒUVRES.
Dos Christenthum und die ehristliehe Kirehe ier drei «rsteti Jahrkunderte {le ChriâtUmisme
et l'Église chrétienne aux trois premiers siècles), 2* édition, 1860; — Vom Anfang des vier-
ten bis zum Ende des secfisten Jakrhunderts ( Ou eommencemenX du qucUrième à la fin du
sixième sièeU), 1809; —Die ehristliehe Kirehe des itittelalters {l'Église ckrétietwe aumoj/en
âge), 1861, par le docteur Perd. Christ. Baur.
Aujourd'hui que la politique et la philosophie posent, comme à
l'envi, les questions religieuses, et en particulier celles qui con-
cernent la nature et la valeur du christianisme, il importe absolu-
ment que nous ne restions pas plus longtemps étrangers aux grands
travaux accomplis au-delà de nos frontières. Ne nous laissons pas
surprendre par des préventions ou des engouemens qui seraient
également déplacés, mais sachons du moins ce qui se passe et ce
qui se dit autour de nous. Ne craignons plus de porter des regards
sympathiques et respectueux, mais fermement investigateurs, sur
des sujets que l'indifférence ou la peur enlevait jusqu'à présent à
notre examen scientifique. Il existe en Allemagne toute une école,
aussi sérieuse que savante, dont l'influence se fait de plus en plus
sentir en Hollande, en Angleterre, en Suisse, en Amérique, et qui
se prétend en possession d'une théorie complète sur les origines du
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 105
christianisme et de l'église. Il serait peu digne de notre esprit phi-
losophique et libéral de ne pas même connaître les tendances et les
doctrines de cette école. Et comment les connaître, si on ne les ex-
pose pas en toute liberté?
La grande ambition de cette école a été de ramener l'histoire ori-
ginelle du christianisme aux lois essentielles de l'esprit humain.
C'est déjà laisser à entendre qu'elle se place en dehors ou, pour
mieux dire, au-dessus de la vieille opposition du naturel et du sur-
naturel. Le miracle, à ses yeux, est tout le contraire d'une expli-
cati<Hi, et rien ne serait plus illogique à ce point de vue que de la
sommer de revenir sur le terrain qu'elle a dépassé en lui prouvant
qu'elle a échoué çà et là dans la réalisation de son programme. Il
en résulterait tout simplement pour elle que les points en litige ne
sont pas encore résolus, qu'ils sont peut-être insolubles faute de
renseignemens suffisans; mais rien de plus. On aurait bien tort d'ail-
leurs de s'imaginer que ses recherches sont dirigées dans une ar-
rière-pensée hostile au christianisme et à l'église. Pour elle, le chris-
tianisme est divin, une religion définitive et vraie dans son essence,
mais, pour elle aussi, le divin se révèle précisément dans l'ordre in-
teUigible, rationnel, des événemens et des principes. C'est donc dans
on esprit religieux qu'elle élimine le surnaturel de ses explications,
et en essayant de montrer à quels résultats ont abouti de si hardies
tentatives, nous croyons n'avoir rien à dire dont les convictions
chrëtieimesles plus sévères aient le droit de se sentir blessées.
A la fin de l'année 1860, la petite ville wurtembergoise de Tu-
bingue voyait mourû' un homme dont le nom restera grand dans
l'histoire de la pensée religieuse. Le professeur Ferdinand Chris-
tian Baur avait été frappé, au milieu des laborieuses études qui
absorbaient sa robuste vieillesse, de l'un de ces coups foudroyans
que notre pauvre organisme réserve trop souvent à ceux qui l'ont
condamné au labeur intellectuel à perpétuité. C'était un noble et
beau vieillard, plein de dignité, de l'abord le plus cordial, le der-
nier représentant de ce grand mouvement de critique religieuse,
déjà inauguré en Allemagne au siècle dernier, un moment inter-
rompu par les guerres de la révolution et de l'empire, qui reprit
avec une intensité redoublée lorsque la paix fut rendue à l'Europe,
et qui compte aujourd'hui parmi les grandes puissances de la se-
conde moitié du xix* siècle, car on s'en ressent un peu partout,
qu'on le connaisse ou qu'on l'ignore, qu'on l'aime ou qu'on le dé-
teste. Peut-être doit-on assigner à Baur l'honneur d'en avoir dit le
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106 REVUE DES DEUX MONDES.
dernier mot, et marqué ainsi le point de départ d'évolutions nou-
velles dans le domaine sans limites de la théologie indépendante.
Sa vie fut celle d'un professeur allemand de la vieille roche. Sans
aucune ambition politique, ne concevant pas de monde supérieur
à celui des universités et des bibliothèques, entièrement dévoué à
la science depuis sa première jeunesse, il vécut et mourut dans les
sereines régions de l'idée pure. Il n'en sortit du moins de temps à
autre que pour rompre de formidables lances avec ses adversaires
théologiques, après quoi il revenait à ses recherches favorites avec
un calme vraiment majestueux. Disons pourtant qu'en véritable
Gelehrte de son pays, ses habitudes bénédictines ne l'empêchèrent
pas d'aimer, d'être aimé, de se marier, d'être un excellent mari et
un père vénéré. La tombe prématurément fermée de sa digne femme
fut l'un des deux liens qui le retinrent toujours dans la petite uni-
versité du Neckar; l'autre fut l'association qui s'était peu à peu
formée entre son nom, ses idées et le nom de Tubingue. Voilà donc
à peu près tout ce que sa biographie nous livre d'intéressant en
dehors de ses travaux théologiques, et cependant bien peu d'exis-
tences peuvent être comparées à la sienne pour l'activité.
Fondateur de cette école de Tubingue dont nous désirons retra-
cer les tendances et les vues principales, il eut l'avantage de voir
son enseignement adopté, continué, critiqué même par de studieux
disciples. On formerait presque une bibliothèque avec ses ouvrages
et les leurs, sans compter les livres visiblement écrits sous leur in-
fluence et ceux qui furent composés dans une pensée directement
hostile à l'école. Vers l'année 1850 et lorsque Baur avait atteint la
maturité de l'âge et du talent, nous remarquons autour de lui, en
communauté plus ou moins complète de sentimens et d'opinions,
des hommes tels que M. Zeller, aujourd'hui professeur fort distingué
de philosophie à Marbourg, et qui vient d'être appelé à léna en la
même qualité; M. Schwegler, mort depuis quelques années, esprit
critique d'une audace et d'une précision étonnantes, qui contribua,
je crois, à modifier sur quelques points la pensée du maître lui-
même; MM. Ritschl et Volkmar, aujourd'hui professeurs de théo-
logie, le premier à Bonn, le second à Zurich; M. Kœstlin (Karl),
auteur d'études fort savantes sur la composition des trois premiers
évangiles; M. Hilgenfeld, actuellement professeur à léna, et qui
paraît devoir succéder au chef de l'école par le nombre et l'impor-
tance de ses travaux. J'en passe beaucoup d'autres pour ne citer
que les plus connus dans cette savante légion, et l'on peut s'aper-
cevoir, par cette simple énumération , qu'il ne s'agit pas ici d'une
de ces agitations éphémères que provoquent parfois les idées excen-
triques d'un professeur, mais d'un véritable levain qui, malgré les
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 107
réactifs neutralisans de toute espèce que la politique religieuse ou,
si l'on veut, la religion politique née des terreurs de 1848 s'ingénie
à lui appliquer, remue à l'heure qu'il est l'Allemagne théologique
d'un bout à l'autre, sans parler des autres pays. Qu'on laisse souffler
un peu ce vent libéral qui recommence à fraîchir, et Ton verra si cette
école est morte, comme l'affirmaient naguère ceux qui tâchaient de
l'étoufier.
C'est à dessein que je parle de levain, car ce serait faire tort aux
savans éminens dont j'ai cité les noms que de les présenter comme
des copistes serviles des théories de Baur. De M. Ritschl, qui se rap-
proche le plus du point de vue traditionnel sur l'histoire de Tèglise
primitive, à M. Zeller par exemple ou à M. Yolkmar, les nuances
sont fort nombreuses. A mon sens, c'est l'honneur d'une école reli-
gieuse, c'est une garantie de son avenir que de ne pas coucher ses
adhérens sur un lit de Procuste , et cette variété de vues dans une
même tendance est d'autant plus facile à concevoir que Baur lui-
même, comme nous l'avons déjà indiqué, revint plus d'une fois sur
ses propres allégations pour donner raison à ses critiques*
Parler de quelques-uns de ses plus importans ouvrages, ce sera
donner une première idée du genre de recherches auxquelles il a
voué sa vie. Il fit paraître en 1831 une étude approfondie du mani-
chéisme (1), qui dénotait une érudition immense, un esprit spécu-
latif et hardi, trop enclin peut-être à ces combinaisons paradoxales,
à ces rapprochemens plus ingénieux que solides dont à cette époque
Creuzer, Hegel, Schelling et leurs disciples étaient si prodigues en
matière d'histoire religieuse. En 1832, sa manière était déjà plus
sévère, plus rigoureusement scientifique : il publia cette année-là
on traité sur les rapports entre l'histoire de Jésus et celle de cet
Apollonius de Thyane, ce Christ païen dont, au m'' siècle de notre
ère. Philostrate composa la romanesque histoire comme un antidote
contre le prestige toujours grandissant du Christ des Évangiles (2). Il
entrait en plein par là dans l'un des problèmes capitaux qu'il s'était
posés, celui des causes réelles, logiquement déduites au point de vue
de la philosophie de l'histoire, de la lutte du paganisme et du chris-
tianisme, et de la victoire éclatante du second. En 1835 paraissait
son ouvrage sur le gnosticisme des premiers siècles (3), cette étrange
et grandiose débauche de la spéculation religieuse, où le burlesque
et le sublime se coudoient, et dont il faut pénétrer les hiéroglyphes,
si Ton veut avohr le mot de la situation réelle d'une époque où le
chaos des esprits enfantait un nouveau monde. A cette étude, il faut
(I) Iku Manichaische Religions-System.
(S) Apollonius von Thyana und Christus.
(3) DU Christliche Gnosis,
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108 REYUB DES DEUX MONDES.
en rattacher une autre, qui parut en 1837^ sur les rapports du pla-
tonisme et du christianisme (1). Tous ces travaux n'étaient pourtant
que des recherches qui côtoyaient, sans l'aborder encore, le sujet
principal. Dans les années qui suivirent, Baur s'attaqua toujours
plus au vif de la question, et demanda compte aux institutions, aux
traditions, aux écritures chrétiennes de leur valeur historique et
de leurs origines. En 1838, il publia son remarquable ouvrage sur
YOrigine de l'Épiscopat (2), resté fondamental sur cette épineuse
matière. En 1845 parut son livre sur l'apôtre Paul, sa carrière et
ses épttres, dans lequel on pouvait déjà voir se dessiner les traits
généraux de sa théorie sur la genèse du christianisme (3). Quel-
ques années auparavant, il avait signalé dans un traité spécial les
motifs qui lui paraissaient plaider contre l'authenticité des épttres
dites pastorales^ adressées, selon la tradition, aux disciples de Paul,
Timothée et Tite (i). A parth: de la publication sur l'apôtre Paul, il
concentra ses recherches sur les Évangiles eux-mêmes, et soit dans
des ouvrages spéciaux , soit dans des articles de Y Annuaire théolo-
gique de Tubinguey rédigé par lui, M. Zeller et leurs amis, il les
soumit à une critique minutieuse, à une discussion radicale. Nous
n'avons rien dit de son travail sur les épitres d'Ignace, dont l'au-
thenticité, depuis notre Jean Daîllé, qui ouvrit le feu contre elles en
plein XVII* siècle, est devenue toujours plus suspecte, rien non plus
de l'ouvrage qu'il opposa à la fameuse Symbolique de Mœhler, et
où il déploya une étonnante verdeur protestante, ni de son Histoire
du Dogme chrétien^ ni de deux formidables traités sur l'histoire du
dogme de la rédemption et celle du dogme de la Trinité, ni enfin des
Gegenschriften^ de ses répliques à ses adversaires. Si nous ajoutons
que les règlemens académiques de Tubingue l'appelaient à monter
souvent en chaire le dimanche pour prêcher, à s'occuper de l'admi-
nistration ecclésiastique, et qu'il mettait un zèle exemplaire à s'ac-
quitter de ces fonctions, on verra que nous n'avons rien exagéré en
parlant d'une vie on ne peut plus laborieuse.
Pendant que le maître poursuivait sa tâche avec une si remar-
quable ardeur, ses amis et ses élèves travaillaient de leur côté à ré-
viser ou à étendre son système. Ses théories étaient combattues avec
une consciencieuse furie , quelquefois très comique , par les chefs
de la réaction théologique, avec une mauvaise humeur évidente
par l'excellent Neander, qui lui faisait toujours plus de concessions
tout en abhorrant ses expressions hégéliennes, avec une passion
(1) Dos ChrisUiche des Platonismus, oder Sokrates und Christus.
(2) Ueber den Ursprung des EpiscopaU,
(3) Paulus, der AposUl Jesu Christi.
(4) Die sogen. Pastoralbriefe des A, Paulus,
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 109
des plus acharnées par le plus irascible et le plus rationaliste des
théologiens allemands de l'heure actuelle, le savant auteur de V His-
toire du Peuple d'Israël ^ M. Ewald, qui le traitait d'anti-chrétien
et ne l'appelait plus que « le Baur de Tubingue » {der Tûbingische
Baur)y avec plus de modération par MM. Lûcke, WeitzeU Lechler,
Ulhom, enfin par notre éminent compatriote, M« le professeur Reuss
de Strasbourg, et par le spirituel M. Karl Hase d*Iéna. Baur lut tout,
fit son profit de tout, et, sans abandonner son point de vue, U vécut
précisément assez pour élaborer lui-même une exposition définitive
de ses idées sur les origines et l'histoire de l'église chrétienne, ex-
poeitîon contenue dans les trois volumes qui vont surtout nous oc-
cuper, et qui parurent successivement. 11 mourut au moment où il
venait de terminer le manuscrit du dernier (1).
C'est à ces trois volumes que nous renverrions les personnes ef-
frayées du catalogue que nous venons de dérouler et qui voudraient
sans trop de peine connaître l'homme et ses idées. Le style est
d'une beauté sévère. Les expressions hégéliennes, dont nous avons
dit un mot, auxquelles au surplus il faut s'habituer, si l'on veut lire
des ouvrages de science allemande, ne réussissent pas à l'obscurcir.
D'une égalité soutenue, d'une simplicité austère, il est opulent à
force de pensée. Toute réserve faite sur les opinions de l'auteur, il
faut admirer cette manière ample, magistrale, de traiter l'histoire
et d'en fouiller les arcanes pour en faire ressortir les lois immua-
bles et nous initier à la vie intime des générations disparues, ce qui
est le grand art. Baur excelle en particulier à reconstituer toute une
situation au moyen de documens obscurs, incomplets, échappés au
cataclysme du moyen âge, à peu près comme le paléontologiste re-
construit de pied en cap un animal dont il ne reste que quelques
08. Les deux premiers siècles de l'église chrétienne, si confus, si
obscurs jusqu'à ces derniers temps, nous apparaissent désormais
avec tous leurs reliefs, leurs contrastes, avec une physionomie gé-
nérale à laquelle il n'y a plus guère rien à changer. On en jugera
par le résumé que nous essaierons de faire de cette grande théo-
rie historique; disons toutefois d'abord en quel état l'école de Tu-
bingue a trouvé le problème qu'elle a voulu résoudre, et d'après
quels principes elle a procédé.
La théologie catholique et l'ancienne théologie protestante ne
différaient pas en principe, autant qu'on l'aurait pu croire, quant à
la manière de se représenter les origines du christianisme. Pour
(1) Depuis que ces lignes sont écrites, le saviuit H. Zeller, gendre de Baur, a publié,
ea te serrant des manuscrits laissés par le vieux professeur, une Histoire de VÉglise au
éix-nnÊoièfnë siècle, des plus remarquables, et nous promet l'apparition prochaine d*ua
dernier Tolume consacré à la réforme et aux trois derniers siècles.
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110 REYUE DES DEUX MONDES.
toutes deux, rapparition du Christ était le miracle absolu, le mi-
racle des miracles. Par compassion pour Thumanité déchue, Dieu
lui-même avait pris notre nature, s'était incarné dans le sein d'une
Yierge-mère, avait souffert, était mort humainement, et, après avoir
opéré ce qu'il fallait pour la rédemption du genre humain, il avait
laissé à des apôtres spécialement choisis le soin d'annoncer au monde
entier la vérité révélée, en leur communiquant le pouvoir surnaturel
de la transmettre infailliblement et pour tous les temps.
Jusque-là les deux théologies marchaient assez bien d'accord. La
divergence commençait à partir du moment où Ton définissait les-
moyens mis en œuvre pour réaliser la volonté divine. Comment la
personne et la doctrine de l'homme-Dieu devaient-elles être portées
à la connaissance de l'humanité? Par l'église, répondaient les théo-
logiens catholiques, par l'église, infaillible dépositaire de la pensée
divine, et qui était déjà constituée, quand le Christ quitta la terre,
avec saint Pierre pour chef visible et les autres apôtres pour coad-
juteurs. Leur caractère sacerdotal, ainsi que leur infaillibilité reli-
^euse, ayant été transmis par une voie régulière à leurs succes-
seurs, c'est le sacerdoce chrétien qui est et a toujours été l'organe
de la révélation, le vase unique de l'immuable tradition. — Il n'y a
pas de sacerdoce spécial dans la nouvelle alliance, prétendaient les
protestans. Sans doute les apôtres ont reçu le Saint-Esprit pour en-
seigner purement et fidèlement la vérité religieuse; mais leur privi-
lège n'a pas été étendu aux autres chrétiens. En revanche, poussés
par de célestes inspirations, ils ont écrit, et les livres, grands et
petits, qu'ils ont laissés servent pour tous les temps et tous les lieux
de règle à la croyance. C'est donc la Bible, et particulièrement le
Nouveau-Testament, qu'il faut considérer comme la source unique
et infaillible de la vérité.
La Bible pour les uns, l'église pour les autres, telles étaient donc
les deux autorités souveraines, et comme les dogmes ont aussi leur
logique, il en résulta que des deux côtés on fut conduit à pousser
son principe à sa dernière conséquence. Pour les catholiques, l'in-
faillibilité de l'église s'identifia toujours plus avec celle du clergé et
surtout avec celle de la papauté. Pour les protestans, la Bible re-
vêtit un caractère tellement miraculeux que les points-voyelles eux-
mêmes, introduits par les rabbins du moyen âge dans le texte hé-
breu pour en facDiter la lecture , partagèrent le bénéfice de cette
origine céleste. Comme l'école de Tubingue est née en terre protes-
tante, nous n'avons pas à poursuivre plus longtemps ce parallèle.
Signalons seulement un dernier point sur lequel les deux grandes
fractions de la chrétienté occidentale se rencontraient encore.
Que les apôtres fussent prêtres et en état de transmettre à leurs
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LES ORIGINES DU GHRISTUNISME. 111
successeurs leur infaillibaité doctiînale, ou bien que ce privilège
eût été borné à leurs personnes, il était certain, dans tous les cas,
que l'unité de la doctrine et du culte avait dû régner dans l'église
enseignée et dirigée par eux. L'inspiration miraculeuse ne pouvait
avoir dicté à l'un le contraire de ce qu'elle dictait à l'autre, et les
erreurs, les schismes, les hérésies étaient nés uniquement du refus
de se soumettre aux décisions apostoliques. Rien de plus simple, à
première vue, que cette marche des choses, et pourtant, dès que
Ton se mettait à étudier scientifiquement l'histoire des trois pre-
miers âècles, on se trouvait en face de ténèbres tellement opaques,
il y avait si peu de rapports entre la source et le fleuve, les phéno-
mènes et les principes, les points débattus et les sentimens en vi-
gueur dans cette période présentaient une telle incohérence, qu'il
fallait désespérer d'en dessiner le cours avec quelque vraisemblance.
L'unité et l'orthodoxie supposées de l'église apostolique déroutaient
d'avance les recherches.
Au XVI* siècle, plus d'une remarque fort peu orthodoxe à ce su-
jet avait été faite dans le camp protestant; mais le siècle suivant,
âècle d'autorité s'il en fut, ne poursuivit pas ces premières tenta-
tives, et, malgré quelques essais isolés d'émancipation, il fallut at-
tendre jusqu'à la fin du xviii* siècle l'heure de l'application d'une
libre critique aux origines du christianisme. Beaucoup d'érudition,
une infatigable ardeur, une médiocre philosophie, un manque de
goût complet daps l'appréciation des choses religieuses, tels furent
les caractères de la critique allemande de la fin du siècle dernier et
des premières années de celui-ci. On n'admettait plus le miracle, et
pourtant on voulait conserver l'autorité suprême du livre saint. De
là des tours de force exégétiques que l'on raconte encore aujour-
d'hui dans les réunions d'étudians. C'était l'époque par exemple où
l'on affirmait gravement que le miracle de l'eau changée en vin à
Cana «e réduisait à un cadeau inattendu fait par le Christ à des
fiance pauvres, et où l'on expliquait sa résurrection apparente par
une mort non moins apparente. Qu'était devenu le Seigneur après
cela? On ne savait trop : il paraissait seulement que saint Paul l'a-
vait encore rencontré, quelques années après, sur le chemin de
Damas, etc. Schleiermacher et le romantisme naissant rendirent un
éclatant service à la science religieuse en éliminant avec le dédain
qu'elles méritaient ces ridicules explications. Disons pourtant que le
travail prodigieux de recherches patientes et minutieuses qui accom-
pagnait ces puériles hypothèses portait déjà de meilleurs fruits. La
critique devenait plus méthodique et plus sévère; le sens de l'anti-
quité se formait. On comparait avec d'anciens manuscrits récemment
découverts, ou plus soigneusement explorés qu'auparavant, le texte
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112 BEVUE DES DEUX MONDES.
reçu des livres saints, et les variantes, dont quelques-unes avaient
une grande importance , se comptaient par milliers. On conçoit le
coup porté par une telle expérience à la vieille théorie. Si Je texte est
miraculeusement inspiré, quelle est la leçon miraculeuse? On s'aper-
cevait des étroites ressemblances, jointes à d'étonnantes différences,
que présentaient les trois premiers évangiles, et le quatrième, celui
de Jean, commençait à provoquer des doutes sérieux sur son au-
thenticité apostolique. On établissait que la tradition orale des évé-
nemens de l'histoire évangélique en avait dû précéder pendant un
temps assez long la rédaction canonique et agir fortement siu* cette
rédaction elle-même. On avait saisi la nature et le mode de forma-
tion des mythes antiques, et Ton ne pouvait se dissimuler que la
Bible renfermait aussi des élémens mythiques. Les savans étaient
d'accord pour affirmer que l'épitre aux Hébreux ne pouvait avoir
saint Paul pour auteur, et que la seconde épître de Pierre ne pou-
vait non plus être attribuée à l'apôtre dont elle portait le nom. On
voyait, à n'en pouvoir douter, que la liste des livres saints n'avait été
arrêtée définitivement qu'assez tard, au v« siècle, et qu'auparavant
il y avait eu des fluctuations nombreuses au sujet de livres qui n'y
étaient pas alors, ou qui n'y sont plus aujoiu-d'hui. Bien plus, une
connaissance croissante de l'antiquité apprenait combien on avait
tort d'attacher une grande importance aux témoignages historiques
et même aux déclarations des auteurs sur l'authenticité des anciens
documens. Il était trop visible que le sentiment de.la propriété lit-
téraire était alors à peu près inconnu, que le nombre des pseudépî-
graphes, c'est-à-dire des ouvrages parus sous un nom d'emprunt,
était énorme, qu'un écrivain de ce temps-là, désireux, non pas de
se faire une réputation, mais de propager ou de défendre ses idées
favorites, inscrivait sans le moindre scrupule le nom d'un auteur
faisant autorité en tête de sa propre composition, et s'imposait
même rarement la peine de donner de la vraisemblance à sa fraude
innocente. Il en résultait qu'une foule de documens perdaient leur
date convenue, et ne pouvaient plus servir de base solide à l'his-
toire.
En un mot, toute la vieille théorie était en désarroi, et malheu-
reusement aucune vue d'ensemble, aucun système historique logi-
quement coordonné ne lui était substitué. La religion chrétienne, en
soi fort indépendante de ces discussions critiques, ne souffrait réel-
lement point de cette dissolution continue de l'ancienne théologie.
Schleiermacher avait même tiré des données pures de la conscience
chrétienne une doctrme complète d'une élévation et d'un spiritua-
lisme admirables. Néanmoins la science chrétieinne était dans une
position qu'elle ne pouvait longtemps accepter. A la place d'une
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LES ORIGINES DU CHRISTUMSME. • 113
théorie reconnue défectaeuse, mais positive et claire, il y avait un
chaos de faits constatés et démontrés sans doute, mais un chaos.
C'est à quoi l'esprit humain ne se résigne jamais longtemps.
Ce fut la force et ce sera toujours le mérite du docteur Strauss
d'avoir le premier tenté une explication systématique des origines
du christianisme. Sa faiblesse fut de leur appliquer trop hâtivement,
en dehors des conditions de l'histoire réelle, sans tenir compte de
tontes les données du problème, une théorie qui pouvait séduire
dans un temps où l'hégélianisme passait pour la loi et les prophètes
du monde moderne, mais qui devait laisser la raison mécontente
aussi bien que froisser le sentiment religieux à parth: du moment
où le prestige du système aurait baissé. Le malheur de Thégélia-
nisme absolu, quand on l'applique rigoureusement à l'histoire, c'est
de volatiliser les personnes vivantes et les faits concrets pour les
ramener à un petit nombre d'êtres abstraits sans os ni chah*, qui
voltigent en l'air sans jamais toucher le sol du bout des pieds. Le
christianisme était donc un mouvement impersonnel des esprits
juifs et païens; l'histoire évangélique était, à fort peu d'exceptions
près, une série de mythes dont il fallait se borner à dégager l'idée
essentielle, mais sans se préoccuper de la réalité même du mythe,
et en véritable hégélien, brisant l'une contre l'autre la vieille ortho-
doxie et le rationalisme, le docteur souabe élevait sur les débris de
Fancienne antithèse sa hautaine et impitoyable négation.
Bn France, on est assez enclin à croire que M. Strauss représente
le point d'arrivée de la critique religieuse allemande. La réalité est
pourtant que cette critique, fortement secouée par lui, il est vrai,
et ayant eu besoin de quelque temps pour se reconnaître, a continué
à se développer dans un sens qu'il n'avait pas prévu, et que son
Êuneux ouvrage sur la Vie de Jésus est considéré généralement au-
jourd'hui comme une tentative manquée. L'histoire réelle a re-
gimbé contre cet effort avec une indomptable puissance. Non-seu-
lement on pouvait avec le docteur Ullmann , en partant du fait pur
et ample, incontestable et incontesté, que « l'église chrétienne a
été fondée par un Juif crucifié , » afiSrmer par voie d'induction les
traits essentiels de l'histoire évangélique; mais une personnalité con-
crète et palpable comme celle de l'apôtre Paul, ses principales épttres
tout agitées des luttes et des controverses qui passionnaient l'église
apostolique, le conflit des tendances pauliniennes et judmsantes au
premier et au second siècle, toutes ces importantes données du pro-
blème, que M. Strauss avait comparativement négligées, supposaient
à l'origine de l'égUse des êtres bien autrement réels que les sil-
houettes nuageuses de la légende et du mythe. Avant lui, on ne com-
prenait pas comment l'histoire des trois premiers siècles pouvait être
VOMI XLT. 8
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lia • REYUE DES DEUX MONDES.
si vague, si incohérente, quand son point de départ était si ferme, si
arrêté. Apre? lui et à mesure que le jour se faisait dans cette énig-
matique période, il n'était pas plus facile de comprendre comment
des faits aussi compactes, aussi vivans que ceux que l'on voyait se
dessiner de plus en plus nettement sur ce fond obscur, pouvaient re-
poser sur .un terrain aussi fluide, aussi vaporeux que son Christ im-
personnel.
Tel était l'état de la question quand les travaux de l'école de Tu-
bingue commencèrent à attirer l'attention des théologiens allemands.
Il y avait tout un édifice historique à élever. Quelle méthode suivre
pour coordonner les observations et les découvertes que la critique
religieuse avait amoncelées ? La philosophie hégélienne avait raison
de dire que l'histoire aussi a sa logique , l'histoire des idées reli-
gieuses comme toutes les autres. Si donc on pouvait trouver par la
voie historique ordinaire un ou deux points de repère incontestables,
absolument certains, il n'y avait plus qu'à combiner logiquement
les matériaux encore disséminés, de telle manière que la pensée pût
les relier sans contradiction aux pierres angulaires déjà posées.
D'avance on devait présumer que l'esprit humain avait été fidèle à
ses lois constitutives dans les premiers siècles de l'église chrétienne.
Par conséquent, si l'on parvenait à organiser la masse des faits iso-
lés de manière à en former un tout proportionné, naturel, satis-
faisant l'esprit, la réussite même de l'opération devait fournir la
preuve qu'on avait retrouvé la vérité historique.
Eh bien ! les deux points de repère, les deux faits qui dominent
avec évidence le développement religieux des deux premiers siècles
sont trouvés. Le premier, c'est qu'à la fin du second siècle, au
temps d'Irénée, de TertuUien, de Clément d'Alexandrie, il existe
une église catholique organisée, répandue dans toutes les provinces
de l'empire et même au-delà, une ou du moins croyant l'être dans
sa doctrine et sa discipline, dirigée par des évêques en possession
d'une règle de foi assez semblable à celle que nous appelons aujour-
d'hui le symbole des apôtres, se disant par conséquent attachée à
l'enseignement apostolique tel que les apôtres sont censés l'avoir
transmis d'un commun accord aux églises locales qu'ils ont fon-
dées. — Le second, c'est que, si nous revenons au milieu du pre-
mier siècle, la situation est tout autre. L'église apostolique, la so-
ciété chrétienne du temps des apôtres, est agitée par de graves
dissensions, l'unité de doctrine n'existe nullement, et les partis en
lutte s'opposent mutuellement des noms d'apôtres dans leurs vio-
lentes controverses. La dispute roule à cette époque sur les rapports
du christianisme avec le judsusme. Les uns, disciples et partisans de
l'apôtre Paul, disent qu'il faut rompre complètement avec la loi juive
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 115
et ne plus avoir égard à ses institutions vieillies ni à ses prétentions
exclusives; les autres veulent au contraire que, pour devenir chré-
tien, on commence par se faire juif, que Ton se soumette à toutes
les conditions légales et rituelles du judaïsme, et abritent leurs exi-
gences sous les noms vénérés de Pierre, de Jean et de Jacques.
Révoquera-t-on en doute, dans l'intérêt de la tradition convenue,
cet état de lutte acharnée dans Téglise apostolique? L'école de Tu-
bingue répond que les faits sont patens, que les épltres de Paul en
fournissent d'irrécusables preuves , qu'il y eut entre lui et saint
Pierre une discussion acerbe, publique, dans la ville d'Antioche, où
ils s'étaient rencontrés; qu'en Galatie, àCorinthe, à Éphèse, à Rome,
partout l'apôtre des gentils rencontra des adversaires passionnés
contre lesquels il fut forcé de défendre la légitimité de sa mission,
la vérité de sa doctrine, et qui invoquaient contre lui l'autorité des
apôtres de Jérusalem. Le livre des Actes lui-même, dont on serait
tenté d'alléguer la tendance conciliante en preuve du contraire, de-
vient un argument de plus, dès qu'on s'aperçoit, et cela n'est pas
difficile, du parti-pris de l'auteur, qui cherche à ensevelir dans
Foubli, en les atténuant de son mieux , des divisions aussi pénibles
qu'incompréhensibles pour les chrétiens d'une autre génération.
Ces deux faits une fois reconnus, le problème à résoudre est déjà
bien simplifié. Il faut suivre, en s' appuyant sur des documens
éclairés d'un jour tout nouveau par leur rapport avec cette contro-
verse primitive, la ligne qui mène de cette controverse à l'unité ca-
tholique telle qu'elle se réalise à la fin du ii^ siècle. Les questions
d'authenticité sont éliminées. Il importe peu de savoir quel est l'au-
teur réel d'un document quelconque : ce qui importe, c'est de sa-
voir ce que ce document contient, les principes dont il part, le but
auquel il vise, l'intérêt qui l'a dicté, et de le caser à la place qui lui
revient logiquement dans cette dialectique deux fois séculaire, à
peu près comme dans un jeu de patience dont les principales figures .
sont déjà dessinées on fait coïncider les morceaux encore isolés en
recherchant leur rapport avec les angles rentrans ou sortans du des-
sin déjà formé. Cela fait, on aura une connaissance claire et positive
du II* siècle et de la seconde partie du premier. C'est ce qui per-
mettra de s'orienter avec assurance, en prolongeant les lignes : en
arrière, du côté des origines proprement dites de l'église, car cette
division des premiers chrétiens en deux camps a dû avoir sa raison
d'être dans les conditions mêmes de l'apparition du christianisme ;
— en avant, du côté de la victoire que l'église du commencement
du 1?^ siècle doit remporter sur le monde païen.
C'est par cette voie que l'école de Tubingue se flatte d'avoir re-
constitué l'histoire positive du christianisme primitif. Lorsque le
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116 BEVUE DES DEUX MONDES.
passage de Constantin au christianisme aura consacré le triomphe
de Téglise, la même méthode philosophique servira à démêler, dans
la nature de cette victoire, au fond partielle, les germes d'une nou-
velle série d'oppositions dans laquelle le principe chrétien originel
déploiera successivement l'inépuisable richesse de son contenu. En
un mot, la théorie de Tubingue est le premier grand essai d'une
philosophie de l'histoire de l'église.
Nous venons d'indiquer l'idée qui domine les recherches de Té-
cole ; il reste maintenant à voir comment les théologiens de Tubin-
gue l'ont appliquée à l'œuvre proprement dite du Christ, aux con-
troverses de la génération apostolique et à la formation de l'unité
catholique primitive.
IL
Il s'agit avant tout de préciser nettement le point de départ et le
principe essentiel du christianisme.
Son origine est nationale et personnelle : il est né au sein du
peuple juif et dans la conscience vraiment divine de celui en qui
s'est accompli le meilleur de la loi et des prophètes ; mais par son
principe il ne tardera pas à rencontrer une opposition aussi violente
de la part des Juifs que de la part des païens, et c'est à son caractère
foncièrement universaliste qu'il devra cet antagonisme. Non-seule-
ment il est monothéiste, par cela même anti-païen, mais encore il
prétend s'élever au-dessus de la nationalité, ce principe suprême de
l'ancien monde, qui ne soupçonna jamais ce que nous entendons par
l'humanité, et, pour réaliser sa prétention, il viendra se heurter
contre son propre berceau, où l'on considère la religion comme
identique avec la patrie. * Permis au psâen d'embrasser la religion
des Juifs, mais il ne le peut pas sans se faire en même temps natu-
raliser Juif.
Le principe essentiel du christianisme doit donc avoir été tel que
l'universalisme religieux absolu en soit la conséquence immédiate.
Autrement ses luttes des premiers jours seraient incompréhensibles.
Et comme dans toute antithèse marchant vers sa solution il y a des
moyens termes qui amènent et expliquent la conciliation des prin-
cipes opposés, comme c'est l'universalisme qui a vaincu, il faut
chercher dans l'état général des esprits aux premiers siècles de notre
ère les aspirations et les tendances qui, sans supprimer encore les
élémens hostiles, favorisaient d'avance l'éclosion d'une religion uni-
versaliste au sein de l'humanité.
Depuis longtemps déjà, ceux même qui pensent que la religion
chrétienne est une intercalation miraculeuse dans le développement
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 117
naturel des choses humaines ont reconnu qu'elle trouva, quand
elle naquit, un monde préparé à la recevoir. De vagues attentes,
des frémissemens mystérieux, je ne sais quel recueillement succé-
dant aux tempêtes qui avaient précédé l'établissement de l'empire,
le coucher mélancolique des vieilles croyances et des divinités de la
nature, tout cela a été cent fois constaté, décrit, étudié par les his-
toriens et chanté par les poètes :
Dans Virgile parfois.
Le Yen porte à sa cime une lueur étrange.
Mais sans contester ces appréciations poétiques de la situation,
l'historien sévère, qui cherche des lignes précises dans le mouve-
ment général, discerne certains grands traits qui sont autant de
prophéties d'un nouvel ordre de choses qui va naître. D'abord il
faut que, sinon l'idée réfléchie, du moins le sentiment de l'huma-
nité se dégage dans la conscience humaine, et c'est à l'action com-
binée de la Grèce et de Rome que cela sera dû. Ce n'est pas seule-
ment parce que la philosophie grecque a ruiné la foi mythologique
(peut-être serait-il tout aussi vrai de dire qu'elle est née eUe-mème de
la décadence déjà bien avancée de cette foi) qu'elle a frayé la voie à
rÉvangile, c'est bien plus encore parce que, depuis Platon et Aristote
et malgré eux, revenant ainsi au principe même de l'enseignement
socratique, cette philosophie a concentré de préférence ses eiforts sur
l'homme en lui-même, sa nature, ses besoins, sa destinée. Quels sont,
au moment de l'apparition du christianisme, les systèmes populaires
et puissans? C'est le stoïcisme et l'épicurisme, dont la tendance com-
mune, malgré leurs différences radicales, est la recherche du souve-
rain bien. C'est donc l'élément éthique, c'est l'homme en lui-même
qui attire les méditations des penseurs. La philosophie la plus res-
pectable de cette période, celle qui est représentée par Cicéron,
Sénëque, Épictète, Marc-Aurèle, est un stoïcisme passablement
éclectique, mais avant tout moral. A chaque instant, la morale phi-
losophique et la morale chrétienne se rencontrent sans s'en douter.
Sënèque par exemple a déjà des pages de morale toute chrétienne,
et c'est ce qui a donné une certaine apparence à la tradition, d'ail-
leurs insoutenable, de ses rapports avec saint Paul. Baur a fait à
ce sujet les rapprochemens les plus curieux. Au preiçier abord, il y
a quelque chose de paradoxal à prétendre que l'épicurisme a aussi
préparé les esprits au christianisme. Pourtant, par cela même qu'il
ramène l'homme à son être intérieur et le force ainsi de réfléchir
sur sa nature essentielle, il ouvre la porte à une religion qui débute
par dire, non pas au Juif, au Grec, au Romain, au Gaulois, mais à
V homme : Rentre en toi-même!
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118 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est rhomme en effet, Thomme dans toute la généralité de ce
mot, qui se lève aux premiers siècles de notre ère sur les débris
des nationalités. Et faut-il donc indiquer ici le terrible marteau qui
les a pulvérisées? Rome a tué partout la patrie. Courbés sous le
même joug, les peuples ne peuvent plus s'opposer le dédain su-
perbe qui les séparait autrefois en autant de mondes à part. Il n'a
pas moins fallu que cette universelle humiliation pour maintenir
si longtemps l'empire romain malgré tout ce qui aurait dû le dis-
soudre. Des nationalités opprimées se révoltent à la longue; mais
encore faut-il que le feu de l'esprit national couve sous les cendres
de la liberté perdue, et ce feu était éteint partout, excepté chez les
Juifs et les Romains proprement dits. C'était encore une grande
chose alors que de pouvoir s'écrier : civis romarins I Et pourtant,
juste punition de la tyrannie romaine, la politique impériale se
voyait forcée de répandre de plus en plus ce titre glorieux parmi
les peuples vaincus, et l'on voyait déjà poindre le jour où le droit
de cité romaine, étant accordé à tous, n'appartiendrait plus à per-
sonne. Heureusement l'homme restait, et c'était assez, c'était tout.
Quant au judaïsme, par sa grande idée monothéiste, il pouvait
prétendre à l'universalité; mais par son culte, par sa loi, il ne le
pouvait pas et n'était qu'une religion nationale comme les autres.
Cependant le judaïsme commençait aussi à s'ouvrir à l'esprit du
temps nouveau. Déjà le judaïsme alexandrin, sous le manteau com*
plaisant de l'allégorie, avait éprouvé le besoin de concilier Moïse et
Platon. Les thérapeutes avaient leurs analogues et peut-être leurs
imitateurs chez les esséniens de Palestine, et bien qu'il faille reje-
ter au nombre des hypothèses les plus creuses celle qui voit dans le
christianisme un enfant de l'essénisme, bien qu'il n'y ait rien de
commun entre l'esprit monacal, formaliste, ésotérique des céno-
bites de la Mer -Morte et le spiritualisme plein d'initiative et de
largeur, ouvert à tous, démocratique dans le meilleur sens du mot,
de l'Évangile primitif, il faut reconnaître que, par la pureté de sa
morale, l'essénisme, dont l'influence était alors répandue dans les
diverses classes de la société juive, faisait en Judée ce que la philo-
sophie faisait en Europe : il ramenait l'homme à lui-même et éle-
vait la question morale au premier rang.
Le christianisme naissant se montre donc à nous comme l'unité
naturelle vers laquelle convergent les lignes supérieures du monde
contemporain de son origine. Ses amis et ses adversaires se sont
donné bien de la peine, ceux-ci pour fouiller dans les annales des
religions et des philosophies antiques, afin de prouver qu'il n'a rien
appris de nouveau à l'humanité, et que ses plus beaux préceptes,
ses enseignemens les plus élevés étaient déjà formulés dans les
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 119
sanctuaires de la Grèce, dans les hypogées de FÉgypte, dans les
soutras du bouddhisme et môme dans les leçons d'un Confucius;
ceux-là pour nier ou pour atténuer autant que possible la valeur de
ces rapprochemens souvent un peu forcés. Peines inutiles! la gloire
du christianisme, c'est d'avoir fait une gerbe éblouissante des lueurs
disséminées, inaperçues, qui serpentaient au fond des traditions
antiques, c'est d'être la religion des religions, et toute sa défense
contre le judaïsme et le paganisme devrait se réduire à ceci, que ce
qui est divin dans ces deux grandes formes religieuses est précisé-
ment ce qui s'y trouve de chrétien.
Quel sera en lui-même ce principe du christianisme, universa-
liste, contenant en germe ou pouvant attirer à lui les élémens reli-
gieux les plus purs de la conscience humaine? Déjà nous pouvons
poser en fait qu'il doit se trouver dans l'homme lui-même, par cela
seul qu'il est homme, abstraction faite de la race, de la nationalité,
du rite, de la tradition ambiante; mais c'est ici qu'il faut consulter
les documens historiques où l'on peut étudier l'œuvre et la personne
de son fondateur, c'est ici que se présente la question des Évangiles,
C'est aussi le point où la critique de Tubingue tranche, si j'ose
ainsi parler, en pleine chair. Elle commence par éliminer, en tant
que source historique, le quatrième évangile, celui qui est attribué
à l'apôtre Jean et qui débute par la fameuse théorie du Verbe divin
devenant homme en Jésus-Christ, après avoir pénétré la nature et la
conscience. Elle prétend que la notion métaphysique du Verbe n'a
pu être appliquée à la personne humaine du Christ qu'après un long
temps de réflexion philosophique et religieuse, qu'une pareille
théorie est inimaginable dans la pensée de l'humble pêcheur de
Bethsaîda, qui avait senti battre le cœur humain du mattre lors du
souper funèbre, et que la transfiguration de l'histoire du Christ sous
l'influence de ce dogme théologique est trop visible pour qu'on
cherche, dans l'évangile qui en provient, une image authentique et
réelle du Christ historique. De plus cet évangile, par sa manière de
parler du judaïsme et de la loi, est d'un siècle en avant des contro-
verses contemporaines des apôtres. Restent donc les trois premiers,
req)ectîvement attribués à Matthieu, Marc et Luc. Ceux-ci portent
à un bien plus haut degré la marque de la réalité. Lors même que
la légende pieuse vient souvent s'y mêler à l'histobe, c'est bien là
le Christ populah'e, tel qu'il apparut aux Juifs de Galilée, doux et
vaiUant, mélancolique et ardent, semblable à nous en toute chose,
sauf qu'il ne péchait pas; mais toutes les parties de ces évangiles
ne présentent pas le même degré d'originalité. En les comparant,
on peut arriver au tuf primitif, au-dessous duquel il n'y a plus à
descendre. L'évangile de Luc a une couleur paulinienne très pro-
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120 REVUE DES DEUX MONDES.
noncée, c'est-à-dire que son auteur a écrit sous l'influence des idées
particulières à l'apôtre Paul. Celui de Marc doit être un abrégé du
premier et du troisième. Reste donc celui de Matthieu, dans lequel
on peut distinguer une collection , originairement indépendante du
reste du livre, d'enseignemens du Christ en personne rédigés par
un de ses apôtres. Ainsi se confirmerait la très vieille tradition trans-
mise par un écrivain d'Asie-Mineure du commencement du ii" siècle,
et qui disait, sans qu'on ait su pendant bien longtemps ce que cela
signifiait, que « l'apôtre Matthieu avait écrit en hébreu une collec-
tion de paroles sentencieuses (^oyia) du Seigneur. » Voilà le terrain
solide sur lequel on peut s'orienter pour redescendre le cours de
l'histoire évangélique.
Du reste, même en se bornant à cette collection primordiale, on
obtient déjà une idée très claire et très complète de l'enseignement
personnel du Christ. Le sermon sur la montagne, qui en fait partie,
le contient tout entier en germe, et dans quelques-unes de ses ap-
plications les plus importantes. C'est là que l'on voit combien était
strictement spiritualiste et intérieure la religion telle que Jésus la
comprenait et la réalisait lui-même. Avant tout, la disposition pieuse,
la sincérité de l'intention religieuse, l'élan désintéressé vers Dieu,
voilà la religion qui sauve. La faim et la soif de la justice ou de la
perfection, par conséquent l'humilité devant Dieu et la compassion
tendre, miséricordieuse pour les hommes, voilà la porte du royaume
des cieux. C'est par cette dernière expression que Jésus désignait
habituellement l'état de perfection idéale vers lequel il faut que
l'humanité et l'individu se dirigent. Rien donc de métaphysique, ni
de rituel, ni de sacerdotal dans cette religion si simple dans son
expression, si riche dans sa simplicité. Jésus n'enseigne pas une
conception philosophique de Dieu, il en donne plutôt un sentiment,
celui de la confiance filiale dans le père céleste, car c'est le père,
et non pas le Dieu terrible, que le cœur pur contemple, que le
cœur repentant retrouve au fond de la conscience comme au fond
des cieux. Quelque bas et infirme que l'homme s'estime quand il
s'examine sans complaisance, il doit donc obéir à l'impulsion qui
lui ordonne de devenir parfait comme Dieu, et l'amour infini, l'a-
mour de Dieu avec son inséparable corollaire, l'amour des hommes,
telle est l'expression complète et définitive de la religion du Fils
de l'homme.
Gomme on le voit, tout ici est purement intérieur, strictement
humain. Juif et païen, savant ou ignorant, avec ou sans rites, qui-
conque est homme est en état de réaliser cette religion humaine.
On ne peut même pas dire qu'il y ait encore de dogme arrêté. Sauf
l'unité de Dieu et sa spiritualité, il règne dans cette doctrme une
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 121
iodétermlûatiofi dogmatique, qui, bien loin d*être une cause de
faiblesse, est plutôt un gage d'avenir et dans laquelle se complaît
le sentiment religieux qui, aimant Tinfini, se trouve tôt ou tard
mal à Taise dans des cadres trop nettement dessinés. Que de théo-
logies, que de doctrines, que d'églises différentes pourront se com-
battre, se succéder, naître et disparaître en laissant intacte cette
moelle du christianisme! Cependant, au point de vue pratique,
d'innombrables conséquences découlent immédiatement de ces ad-
mirables principes. 11 est clair que le Samaritain hérétique, secou-
rant l'inconnu qu'il rencontre blessé sur un chemin dangereux, est
bien plus agréable à Dieu que le sacrificateur orthodoxe qui, ne
pensant qu'à sa propre sûreté, a passé outre sans s'arrêter. Il est
visible que la miséricorde est préférable au sacrifice, que la prière
courte et solitaire vaut mieux que les longues redites prononcées
avec ostentation, que la Madeleine qui pleure est bien supérieure à
l'orgueilleux et sec pharisien, que l'obole de la pauvre veuve vaut
infiniment plus que les splendides offrandes des riches... Nous nous
arrêtons, il faudrait rappeler ici les uns après les autres tous les
enseignemens évangéliques. C'est toujours l'opposition de l'inté-
rieur à l'extérieur, de ce qui est à ce qui paraît, du sentiment pur
à la forme matérielle, de l'esprit à la lettre, et la constante supério-
rité du premier des deux termes.
Jésus parcourait son pays à la manière d*un ancien prophète et
répandait, chemin faisant, ces précieuses vérités sous des formes
populaires, en particulier dans des paraboles empruntées aux plus
simples phénomènes de la nature et de la vie sociale. Il se compa-
rait volontiers lui-même à un semeur qui, tout en sachant bien
qu'une partie notable de la semence est perdue, n'en sème pas
moins à droite et à gauche, confiant dans la bonté du grain et dans
la fertilité naturelle du sol. Cette image est admirablement appro-
priée à sa méthode et à l'idée qu'il se faisait lui-même de son œuvre.
Il avait bien la conscience de déposer, en prêchant ainsi, dans les
vieilles outres du judaïsme, un vin nouveau qui les ferait éclater
quelque jour en mille pièces. Cependant il ne rompait pas lui-même
et ne fabait pas rompre ses disciples avec les formes vénérables de
la piété nationale. Il y avait, dans ses espérances fondées sur la
force intrinsèque de la vérité, dans ses sentimens sur le peu d'im-
portance des cérémonies et des rites, dans ses intuitions de l'avenir
inspirées par une invincible foi dans le triomphe du* bien, une as-
surance que nous serions tout près d'appeler de la candeur, si ce
mot ne supposait pas une certaine ignorance des hommes, ou plutôt
si les candeurs de ce genre-là ne dépassaient pas toutes nos habile-
tés de mille milliers de coudées. Quelles étaient au juste ses prévi-
sions sur l'avenir de son peuple? Il semble qu'il eût désiré qu'a-
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122 BEVUE DES DEUX MONDES,
baiîdonnant ses rêves de grandeur temporelle, il se fût renfermé
dans sa mission religieuse et eût fait de la sorte une conquête spi-
rituelle qui lui eût valu Tempire du monde moral. C'était là une
splendide perspective, et qui, adoptée, eût épargné bien des mal-
heurs à sa nation. Ce fut là aussi qu'il rencontra l'obstacle contre
lequel devait si tôt se briser sa courte et belle vie.
Jésus a eu certainement la conviction d'être le Messie qae son
peuple attendait, bien qu'il soit difficile de se représenter comment
cette conviction s'est formée en lui. Il paraît que ce furent ses dis-
ciples qui, spontanément et sans qu'il le leur eût intimé directe-
ment, le saluèrent du titre messianique. Cela prouve l'impression
merveilleuse qu'avait faite sur leur âme le prédicateur de Nazareth.
C'est aussi ce qui nous explique pourquoi les principes religieux et
moraux émis par lui, au lieu de se figer, comme tant d'autres, en
un code abstrait et inerte, ont transformé le monde et le travaillent
continuellement comme un levain régénérateur. La vie naît de la
vie. La puissance d'expansion du christianisme, la salutaire conta-
gion morale qu'il n'a cessé d'exercer sous tant de formes différentes,
proviennent originairement de ce que son fondateur a brûlé lui-'
même du feu qu'il voulait allumer chez les autres. Nous vivons
encore aujourd'hui de la chair et du sang de Jésus. La foi en lui
comme au Messie attendu, en personnalisant pour ainsi dh'e ses
principes religieux, a donc été le point de départ de toute l'histoire
de l'église; elle fut aussi la cause de sa mort. Dès qu'il fut regardé
comme le Messie attendu, Jésus hem-tait de front les rêves les plus
ardens de ses compatriotes. Les ennemis qu'il s'était attirés par sa
franchise et sa hardiesse dans les hautes classes bigotes de la so-
ciété juive n'eurent pas de peine à le dénoncer au peuple comme
un blasphémateur, et ce fut aux applaudissemens du même peuple
qui avait un instant jonché son chemin de palmes et d'hosanna
que le sanhédrin, habilement dirigé par Caïphe, rendit contre lui
un arrêt de mort parfaitement légal, quoi qu'on en ait dit, pas
plus juste pour cela, et auquel le gouverneur romain n'hésita pas
trop à donner sa sanction. Ce magistrat romain, assez peu au cou-
rant des questions qui agitaient Jérusalem, crut faire merveille en
achetant de la mort d'un rêveur la tranquillité de la capitale juive.
La mort ignominieuse de celui qu'ils considéraient comme le
Messie frappa ses disciples de stupeur; mais cet étourdissement dou-
loureux ne dura pas longtemps. Trois jours ne s'étaient pas écoulés
que de pieuses femmes d'abord, des apôtres ensuite, déclaraient
qu'ils avaient vu Jésus ressuscité des morts. Est-ce une résurrec-
tion réelle qui réveilla leur foi? Ou bien leur foi, réveillée avec une
ardeur centuplée après la crise qu'elle venait de subir, leur valut-
elle ces apparitions merveilleuses, ces extases où s'exprimait, ob-
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LES OBIGINES DU CHRISTIANISME. 123
jectivement pour eux et conformément aux idées alors reçues de la
vie d'outre-tombe, leur conviction que Jésus était vivant, vainqueur
de la mort? C'est un point délicat sur lequel Baur, dans l'ouvrage
que nous avons pris pour guide , ne s'exprime pas avec toute la
clarté désirable. Quoi qu'il en soit, il rappelle que pour l'historien
la réalité du fait lui-même de la résurrection n'est pas l'essentiel :
l'important, c'est que cette croyance fut pleine et entière dans la
conscience des disciples. Dans tous les cas, la mort du Christ, bien
loin de tuer sa cause, lui communiqua une irrésistible puissance.
III.
Nous nous sommes étendu sur ces toutes premières origines du
christianisme un peu plus peut-être que le livre du professeur de
Tubingue ne nous y eût autorisé, s'il nous avait fallu le résumer
également dans toutes ses parties; mais cela était indispensable à la
grande majorité des lecteurs pour bien comprendre la pensée de
Baur, ainsi que les évolutions du christianisme primitif telles qu'il
les a racontées.
Nous savons donc que le christianisme originel est tout intérieur,
tout sp'uituel, sans qu'aucune rupture avec le judaïsme ait été pro-
clamée par son fondateur, et qu'Û a trouvé sa forme dogmatique et
populaire dans cette déclaration : Jésus de Nazareth est le Messie.
Il faut maintenant assister à l'éclosion d'un pareil germe.
Sans rompre encore en quoi que ce soit les liens qui rattachaient
tous ses membres au judaïsme, la première communauté chrétienne
de Jérusalem vit augmenter rapidement le nombre de ses prosélytes.
D leur était venu des langues de feu. L'enthousiasme pour le Messie
mort et ressuscité se communiquait comme une flamme. La même
hostilité qui avait écrasé le maître aurait dû s'étendre aux disciples.
Et pourtant, si le christianisme en fût resté purement et simplement
à sa formule primitive, des rapports relativement pacifiques auraient
pu s'établir. Les Nazaréens y comme on les appelait, eussent formé
un parti juif comme un autre, se distinguant seulement en ceci que,
selon lui, le Messie désiré était déjà venu, qu'il s'appelait Jésus de
Nazareth, et que, repoussé de son peuple par un déplorable malen-
tendu, il reviendrait sous peu revêtu de gloire et de toute-puis-
sance. Du reste, il fût resté sur le même terrain dogmatique et
rituel que l'ensemble de la nation. En fait, et si l'on excepte quel-
ques mauvais jours, les chrétiens de Jérusalem jouirent d'une cer-
taine tolérance jusqu'au moment de la guerre contre les Romains,
surtout lorsqu'à la suite d'une épuration dont nous allons parler,
lemr attachement fervent à toutes les formes de Ja loi eut été con-
state par le peuple et les autorités.
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12 A REVUE DES DEUX MONDES.
La graine semée soulève, s'il le faut, les pierres qui s'opposent à
sa croissance. Il était impossible que parmi ces Nazaréens U n'y en
eût pas qui comprissent combien la religion intérieure et purement
spirituelle dont Jésus avait été l'initiateur était opposée en prin-
cipe aux exigences de la loi traditionnelle. Le fait est que les hommes
qui surveillaient d'un œil jaloux les progrès de la communauté nar-
zaréenne n'avaient pas tardé à voir dans ce parti le foyer d'une
tendance anti-légale fort dangereuse. Un surtout, nommé Saul de
Tarse, jeune rabbin passionné pour les questions religieuses et plein
de foi dans la mission divine de son peuple, avait senti, aveC la pé-
nétration du génie, qu'un messie crucifié n'était pas seulement une
absurdité innocente, que c'était le renversement radical de tout
l'édifice du judaïsme. Ou bien la loi, ou bien la croix avait tort; il
n'y avait pas de milieu. De là son animosité contre l'hérésie nais-
sante, et Etienne , le premier martyr, périt bien moins parce qu'il
se disait disciple de Jésus de Nazareth que parce qu'il « avait pro-
féré, disaient ses accusateurs, des paroles blasphématoires contre
le temple et contre la loi. » Saul de Tarse ne se trompait donc pas.
U y avait bien évidemment parmi les chrétiens de Jérusalem un es-
prit de critique dissolvante dirigé contre le principe même du ju-
daïsme. La persécution signalée par le martyre d'Etienne eut pour
résultat de disséminer dans les pays voisins ceux d'entre eux sur-
tout qui participaient à cet esprit d'innovation. Un nombre assez
considérable de ces adversaires de la loi juive se réfugièrent dans
Antioche , capitale de la province, et là, dans cette grande ville ,
grecque de langue et de mœurs, plus libres dans leurs mouvemens,
n'observant plus les formes particulières du judaïsme, ils formèrent
la première église admettant directement les païens dans son sein ,
et c'est là aussi que naquit le nom chrétien^ inconnu jusqu'alors.
Peu de temps après, les disciples de Jérusalem et d' Antioche ap-
prenaient avec une joie mêlée de stupeur que leur plus terrible en-
nemi, ce Saul*qui les persécutait avec tant d'acharnement, était
devenu subitement un des leurs. Une brusque révolution s'était
opérée en lui : non pas toutefois qu'il eût précisément abjuré le
point de vue sous lequel, dès le premier jour, il avait envisagé le
christianisme. Ou la loi, ou la croix 1 disait-il, et, fanatique de la
loi, il avait juré haine à mort à la croix. Le dilemme était resté,
mais le choix était tout autre. C'était maintenant la croix qu'il ai-
mait de toute la force de son âme ardente. L'un des traits les plus
merveilleux de cette merveilleuse histoire du christianisme primitif,
c'est que ses plus grands adversaires ont mieux discerné sa portée
réelle que ses tout premiers disciples.
Saul, qui désormais s'appelle Paul, peut être considéré comme le
second fondateur du christianisme. C'est lui qui dégagea le fruit
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 125
mûr de son enveloppe printanière, et qui donna à la religion nouvelle
le caractère qu'eUe devait avoir pour se répandre dans le monde
païen. Tandis que les premiers apôtres croyaient devoir renfermer
leur mission dans les limites de la Palestine, c'est l'empire tout en-
tier que Saul prit pour champ d'évangélisation, et rien ne saurait
donner l'idée de l'activité et des succès de cet homme vraiment
prodigieux. La brusque antithèse dans laquelle il s'était trouvé placé
par ses rapports successifs avec le judaïsme et le christianisme se
refléta dans son enseignement si original et d'un si profond mysti-
cisme. Sa première abomination, le Messie crucifié, était devenue
le principe même de sa foi. Aussi déclarait-il que la loi juive avait
décidément fait son temps. C'était un vêtement usé, une institution
qui avait pu avoir son utilité comme préparation de l'avenir, mais
qui désormais nuisait plus qu'elle ne servait à la religion définitive
dans laquelle Juifs et païens devaient indistinctement se réunir. La
mort du Christ, fin de l'ancien ordre de choses, commencement du
nouveau, était donc la rançon de la délivrance universelle. Au salut
par les œuvres de la loi devait se substituer la justification par la
foi y expression paulinienne qui, dans la mystique théorie de l'apôtre
des gentils, signifiait que le principe de la vie religieuse et morale
devait être désormais l'union d'esprit et de cœur avec le Rédemp-
teur. Les conséquences pratiques d'une telle foi, c'étaient des
oeuvres de charité, une conduite pure, le dévouement au bien gé-
néral ; maûs de circoncision, de rites nécessaires, de viandes défen-
dues, de sacrifices au temple, de pèlerinages à Jérusalem, en un
mot d'œuvres légales, il ne pouvait plus être question.
Nous avons déjà parlé des controverses violentes que suscita au
sein de l'église apostolique cette déclaration de la déchéance irré-
vocable de la vieille loi d'Israël. Comme de coutume, ce progrès
dans le sens du spiritualisme et de la liberté fit l'effet d'une des-
truction impie de tout ce qu'il y avait de plus sacré au monde. Paul
passa pour un apostat, sa doctrine pour une légitimation de l'im-
moralité. Les chrétiens juifs de la Palestine, qui avaient d'abord ap-
pris avec plaisir les rapides conquêtes du monothéisme et de la foi
en Jésus-Christ, dues à l'initiative de leur ancien adversaire, chan-
gèrent complètement d'avis quand ils surent ce qu'il en était. Des
émissaires se disant autorisés par les apôtres de Jérusalem se ren-
dirent dans les communautés ibndées par Paul, et sommèrent leurs
membres de se soumettre à toutes les prescriptions de la loi juive
en dénigrant autant que possible celui qui les avait convertis. Jus-
qu'à quel point les douze ^ comme on appelait les premiers apôtres,
approuvaient-ils cette conduite à l'égard d'un compagnon d'œuvre
dont ils avaient d'abord toléré , faute peut-être de les bien com-
prendre, les vues particulières? C'est une question épineuse. Baur
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126 BEVUE DES DEUX MONDES.
croit, pour sa part, que la rupture fut complète, et qu'après la dis-
cussion acerbe qui s'ouvrit à Antioche entre Pierre et Paul, ces
deux héros du christianisme primitif se séparèrent pour ne plus se
rencontrer.
Ce qui est certain, c'est que la personne de Paul fut pendant long-
temps fort suspecte aux yeux de la majorité des chrétiens. Des écrits
où son influence se fait sentir, comme l'évangile de Luc et l'épître
aux Hébreux, d'autres qui paraissent sous son nom, conformément
au goût du temps pour la pseudépigraphie, tels que les épîtres aux
Éphésiens, aux Golossiens, à Timothée, à Tite, d'autres encore,
comme la première attribuée à Pierre, celle qu'adresse à la com-
munauté de Corinthe l'ancien de Rome, Clément, tâchent de se faire
accepter des adversaires de l'apôtre en mitigeant la rigueur de ses
formules. En revanche, l'opposition à ses vues et à sa personne s'af-
fiche au grand jour. L'épître de Jacques polémise directement contre
sa doctrine de la justification par la foi qu'elle comprend mal. L'Apo-
calypse, dont le sens n'est plus aujourd'hui un mystère, le compare
à Balaam, qui enseignait aux Israélites à manger des viandes défen-
dues, lui dénie son titre apostolique, et exclut son nom des douze
murs symboliques de la Jérusalem céleste, dont chacun portait un
nom d'apôtre. Les plus anciens auteurs chrétiens dont le souvenir
ait été transmis à la postérité avec un renom d'orthodoxie, Papias,
Hégésippe, sont des judéo-chrétiens. Le premier ne compte pas
saint Paul parmi les apôtres, et dans le peu de fragmens que l'on
connaisse du second, ne faut-il pas qu'il y ait un démenti infligé
à une parole textuelle de Paul? Un silence étrange, circonspect, mé-
fiant, se fait autour de son nom. Cela ressemble à un parti-pris. Au
milieu du second siècle, un homme que l'on peut regarder comme
représentant l'opinion la plus répandue, Justin martyr, dont nous
possédons d'importans ouvrages, en particulier un traité contre le
judaïsme, affecte dans toute la force de ce mot, et quand à chaque
instant le nom de Paul aurait dû se trouver sous sa plume, de ne
pas l'écrire une seule fois! Pour trouver au second siècle un parti-
san déclaré du grand apôtre, il faut s'adresser à un hérétique tel
que Marcion, qui l'admire et le dépasse dans son antipathie contre
le judaïsme. L'auteur des épîtres d'Ignace, paulinien aussi, mais
surtout épiscopal, appartient à la seconde moitié du siècle, quand
la mémoire de Paul redevient chère à la chrétienté. Il n'est pas pos-
sible d'être payé de plus d'ingratitude.
Et pourtant on alla encore plus loin. Dne légende extrêmement
curieuse, celle de Simon le Magicien, qui préoccupa beaucoup
l'église des premiers siècles, se forme de toutes pièces dans un
esprit profondément hostile à la personne de saint Paul. Dès l'ori-
gine, ce Simon est sa caricature. Visionnaire, voulant devenir apô-
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 127
tre<» enchantant les Samaritains, autrement dit les païens, prêchant
rhérésie, père de la simonie et de toutes les fausses doctrines qu'on
lui attribue l'une après l'autre, tâchant de séduire Pierre et Jean
l'argent à la main, Simon le Magicien semble créé tout exprès pour
rendre odieux aux chrétiens ce Paul qui parlait parfois de ses ex-
tases, qui prétendait avoir aussi sa mission apostolique en se fon-
dant sur ses étonnans succès parmi les païens, qui enseignait des
nouveautés, et qui, dans un élan de son cœur, pour rétablir par des
procédés fraternels l'union rompue par le dogme, avait décidé les
églises grecques à envoyer des secours pécuniaires à celle de Jéru-
salem, que la communauté des biens avait rendue fort misérable.
Et qu'on ne croie pas qu'il s'agit là d'une manœuvre isolée. 11 est
toute une lourde littérature, mi-romanesque, mi-théologique, écha-
faudée sur le nom de Clément. Un très ancien livre apocryphe, in-
titulé Prédication de Pierre, se trouve encadré au second siècle
dans un roman plusieurs fois remanié qui s'appelle tantôt les Recon--
naissances^ tantôt les Homélies Clémentines. Le thème fondamental
est toujours une série de victoires remportées par l'apôtre Pierre sur
Simon, le faux docteur, qu'il suit de lieux en lieux, et qu'il terrasse
constamment par son argumentation judéo-chrétienne. Au second
siècle, Simon sert à caricaturer Marcion; mais Paul est encore par-
faitement reconnaissable sous les traits odieux qu'on lui prête. Dans
les Homélies surtout, on appelle Paul V ennemi , et on retourne toti--
dem verbis la fameuse scène d'Antioche, mais cette fois de manière
à lui donner tous les torts. Cette littérature fut très populaire. Les
auteurs de ces livres croyaient certainement appartenir à la tendance
la plus répandue de leur temps.
Il est donc avéré que l'apôtre Paul a été extérieurement vaincu
dans sa tentative hardie d'émanciper le christianisme naissant de
toute entrave judaïque. Cependant une telle défaite était plus appa-
rente que réelle. 11 avait devancé son temps, comme tous les grands
initiateurs, et cent ans après lui la chrétienté devait arriver d'elle-
même sur les terres où il eût voulu la mener d& les premiers jours.
On n'échappe pas à la longue à la logique du principe dont on est
porteur. Le monde marchait vers une religion universelle, et le
christianisme avait en lui-même ce qu'il fallait pour être cette reli-
gion. Il n'avait, pour remplir sa mission, qu'à se conformer, sur sa
base essentielle, aux exigences de la situation. Les deux universa-
lismes, celui du principe chrétien et celui des esprits en général,
se réunirent pour supprimer l'une après l'autre les formes juives les
plus antipathiques au monde gréco-romain. A la circoncision, par
exemple, se substitua le baptême; la première fut encore pendant
quelque temps une marque de supériorité, et finit par disparaître.
1a multitude des observances fut ramenée peu à peu à quatre ou
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128 REVUE DES DEUX MONDES.
cinq préceptes assez simples, dits noachiques, parce qu'ils avaient
été, disait-on, imposés aux pères du genre humain sortis de l'arche
avec Noé. Pierre, dans la tradition ecclésiastique, avait pris la place
de Paul comme apôtre des gentils; mais cette substitution même,
facilitée par l'habitude si commune alors de désigner les partis et
les tendances par le nom propre de celui qu'on reconnaissait pour
leur chef ou leur type, prouvait l'importance qu'avait acquise l'u-
niversalisme aux yeux de ceux-là mêmes qui avaient d'abord agi
comme s'ils eussent voulu s'opposer à son essor, ainsi que l'exis*
tence de notions plus saines sur les conditions impérieuses de sa
réalisation. On parlait de plus en plus d'une nouvelle loi succédant à
l'ancienne. Le point de vue légal subsistait donc, c'est-à-dire qu'on
ne se convertissait pas à la vraie doctrine paulinienne de la justi-
fication par la foi; mais il s'accommodait si bien à la situation du
monde païen , que la différence pratique entre les deux théories, à
force de s'amincir, avait fini par devenir imperceptible.
La mémoire de Paul devait donc remonter peu à peu sur l'horizon.
Après tout, son souvenir avait dû se conserver dans quelques cœurs
d'élite. On ne pouvait lui ravir entièrement la gloire d'avoir fondé
le christianisme parmi les païens, et ses épltres, bien que médiocre-
ment comprises, n'offraient plus les mêmes sujets de scandale que
dans les premiers temps. On vit enfin surgir un troisième parti, et
celui-là devait rester le dernier sur l'arène : c'était un parti uni-
versaliste par excellence, positif, organisateur, pratique, dont la
conciliation était le mot d'ordre, et qui trouva un livre fait tout ex-
près pour lui dans les Actes des Apôtres. Cet ou\Tage en effet est
presque tout entier consacré à un parallèle entre Pierre et Paul,
rédigé de telle façon que les deux apôtres soient d'accord sur toutes
les quegtions qui les divisaient de leur vivant. L'intention iréniqué,
pacifiante, de ce livre, sur la valeur historique duquel la critique de
Tubingue est peut-être trop négative, est un des élémens les mieux
démontrés de la théorie tout entière. Comme pendant à cet écrit,
émané d'une plumeau fond paulinienne, on peut citer l'épître bien
moins ancienne que l'on a longtemps regardée comme la seconde
de Pierre. Là, c'est un partisan de ce dernier qui accorde pour ainsi
dire à Paul un brevet d'orthodoxie, l'appelant frère et recomman-
dant la lecture de ses lettres. Ce mouvement fut général et à peu
près simultané. En Syrie seulement, dans la région de Pella, où
beaucoup de Juifs chrétiens avaient cherché un refuge lors de l'in-
vasion de la Palestine par les Romains, la vieille orthodoxie parvint
à se maintenir dans un certain nombre de communautés nazaréennes
ou ébionites (pauvres). Dépassée par l'élan qui emportait l'église
universelle dans lé sens de l'avenir et du progrès, elle fut alors re-
gardée comme une hérésie. Au iv» siècle, Épiphane et Jérôme trou-
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LES OBIGINES DU GHHISTIAmSME. 129
vèrent ces chrétiens des premiers jours obstinément attachés à leur
dogme vieilli, très fiers de leur antiquité, persévérant toujours dans
Tobservation de la loi juive et dans leur antipathie contre Paul, du
reste s'éteignant paisiblement au milieu d'un monde qui ne les com-
prenait plus, et qui pourtant respecta leur lente agonie, comme s'il
n'eût pu se défendre d'un mystérieux respect pour ce débris d'un
âge à jamais disparu.
Chose extrêmement remarquable et de la plus haute impoitance
poUr l'avenir, si l'on se demande en quel endroit de l'église du se-
cond âëcle cette tendance conciliante se manifesta le plus tôt, toutes '
les présomptions nous dirigent du côté de Rome. C'est là en effet,
c'est dans cette capitale des nations, où se trouve déjà comme le
panthéon de l'univers, que toutes ces idées solidaires de mono-
théisme, d'humanité, d'universalisme, de religion commune à tous,
se dégagent avec le plus de puissance. Dans un tel milieu, le judéo-
christianisme primitif est trop étroit, le paulinisme pur est trop
mystique. C'est là aussi qu'on connaît le mieux l'art de diriger et
d'organiser les grands mouvemens, de faire aux nécessités pratiques
de prudentes concessions; en un mot, c'est là que naît la politique
religieuse. Quelque chose de l'habileté du sénat romain a passé dans
les délibérations du presbytère de la ville impériale. Déjà la lettre
adressée aux Corinthiens par V ancien de Rome, Clément, respire un
étonnant esprit gouvernemental, et puis l'atroce persécution de
Néron avait appris aux chrétiens de Rome que tous les partis étaient
égaux devant la hache et le bûcher. Souffrir ensemble et mêler son
sang, il n'est rien de tel pour se réconcilier. Au milieu du^cond
siècle, déjà l'église de Rome préludait à sa suprématie future en
attirant à elle les chrétiens les plus éminens qui s'y rencontraient
et y échangeaient leurs idées, et comme à cette époque les faits
concrets prennent aisément une tournure mythique, comme les
persécutions brisent fréquemment la chaîne des souvenirs directs
dans les communautés souvent renouvelées , comme on résume vo-
lontiers dsuis quelques noms propres de grands mouvemens reli-
gieux et moraux, comme de nouvelles questions aussi, de nouvelles
tendances éclipsaient dans l'attention générale l'intérêt que les an-
ciens débats avsdent longtemps absorbé, la controverse qui avait si
fortement agité la chrétienté du i*' siècle prit fin pour toujours à
partir du moment où il fut généralement admis que saint Pierre et
saint Paul avaient tous les deux coopéré à la fondation des églises
recrutées parmi les païens, en particulier à Rome, et que, travaillant
dans l'unité de la foi, ils avaient légué à la postérité un ensemble
de croyances qui pouvait passer pour la doctrine apostolique com-
mune à tous. Ce fut ainsi que se forma notre credo^ du moins dans
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130 REVUE DES DEUX MONDES.
ses principaux articles. Dn recueil apocryphe, aujourd'hui perdu,
intitulé la Prédication de Pauly contenait ce curieux fragment qui
BOUS a été conservé dans les œuvres de Gyprien : « Après avoir con-
fronté leur évangile à Jérusalena, s'être exposé leurs idées, avoir
contesté vivement et avoir dressé leurs plans séparés, Pierre et Paul
se rencontrèrent enfin dans Rome, comme s'ils se fussent connus
pour la première fois (1). » La formule solennelle usitée encore
aujourd'hui dans les déclarations du saint-siége qui se font au nom
des a bienheureux saint Pierre et saint Paul » est le monument tra-
ditionnel de cette conciliation des contraires, en môme temps que
la primauté constamment déférée au premier atteste la victoire an-
térieure du point de vue et du parti judéo-chrétien. C'est dans le
dernier tiers du second siècle que la fusion parvint à l'état de fait
accompli. Irénée, Tertullien, Clément d'Alexandrie témoignent en-
core indirectement de la division antérieure, mais sans s'en douter
eux-mêmes. L'ancienne église catholique est formée.
IV.
On le voit, c'est l'intérêt universaliste qui finit par dominer tous
les autres; c'est lui aussi, c'est la tendance inhérente à l'église chré-
tienne de devenir ce qu'elle doit être pour accomplir sa missioi:!,
qui suscite les nouveaux conflits et les nouveaux phénomènes neu-
tralisant les oppositions antérieures. Monothéiste et en possession
d'une morale universaliste, le christianisme attir^dt à lui Thonmie
dans toj^te la généralité du mot ; mais enfin T homme réel du temps
n'était pas indéterminé au point qu'il fût inutile de compter avec
ses besoins spéciaux et son état d'esprit. Deux grandes puissances,
nous le savons, se partageaient le monde, la Grèce et Rome. La
Grèce régnait sur les intelligences, Rome gouvernait. Pour conquérir
le monde grec, il fallait au christianisme une métaphysique; pour
attirer le monde romain, il lui fallait une organisation stable et de
Tunité. L'évangile de Jean répondit à la première de ces exigences,
Tépiscopat aux deux autres.
L'évangile johannique appartient au mouvement général du se*-
cond siècle, qui poussait l'église primitive au-delà de ses premières
controverses. Ce qui caractérise, entre autres traits fort marquans,
ce livre admirable, c'est qu'il ne connaît plus rien des passions qui
ont agité la génération précédente. Les Juifs, leur loi, leur sort,
comme peuple, sont, pour l'auteur, des choses parfaitement indiffé^
(i) Ce fragment se trouve dans le traité de lUbaptùnuUe, ordinafrement annexé aux
Buvres de Gyprien.
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 131
rentes. La vieille antithèse est complètement dépassée. Jésus n'est
pas seulement un messie juif : il est Tîncarnation du Verbe divin, en
qai la vérité relative du paganisme et du judaïsme, ainsi que leur
opposition, disparaît dans une unité supérieure. L'apparition du
lêtbe fait chair est le moment suprême du devenir universel, et si
la personne humaine du Christ s'évanouit presque entièrement dans
le nimbe éblouissant du logos éternel, son rapport avec Dieu, avec
la création et les plus grands faits de Tordre intellectuel et moral,
s'élève à la hauteur de l'absolu. Une métaphysique tout entière, se
servant du platonisme pour dresser la théorie du fait concret du
christianisme, sortira de cette tendance, qui répond au désir de la
chrétienté de glorifier toujours plus celui dont elle porte le nom,
et de sommer avec une autorité croissante les masses encore indif-
férentes ou hostiles de se ranger avec elle à l'obéissance due au
Verbe personnel de Dieu.
11 ne faudrait pas croh^ cependant que cette identité du Verbe et
de la personne historique de Jésus soit sortie inopinément, sans pré-
paration, du sein de l'église du second siècle. L'ascension du Christ
vers la divinité absolue commence dès les premiers jours, et on peut
la suivre en quelque sorte pas à pas. Dans les trois premiers évan-
giles, Jésus est homme, et même le récit de sa naissance miracu-
leuse, annexé par deux d'entre eux, d'une manière peu déguisée, à
des traditions qui auraient dû l'exclure, ne change rien au point de
vue général sous lequel sa personne et son œuvre sont présentées*
Ce qui est divin en lui, c'est le saint esprit dont il est pleinement
inspiré, soit depuis son baptême, soit depuis sa naissance. Dans
l'Apocalypse, la même notion se retrouve, mais en même temp^j
ridée que, dans le ciel, des attributs et des titres divins lui sont
communiqués par Dieu en récompense de son œuvre accomplie : il
est homme divinisé. Dans les épttres authentiques de Paul, il est
encore essentiellement homme, mais homme du cicl^ ayant une na-
ture transcendante à l'humanité actuelle, bien qu'aucun abîme ne
l'en sépare et que celle-ci doive s'élever à la même perfection. Ce
cours d*idées devait mener promptement à la doctrine de sa pré-
existence antérieurement à son apparition terrestre, et nous la
voyons formellement enseignée dans l'épttre aux Hébreux à côté de
passages où sa nature humaine, semblable à la nôtre, est encore
très fortement accusée. Dans les épîtres plus récentes publiées sous
le nom de Paul, il est déjà le fondement même de la création, et
notamment de la création spirituelle. Tout part de lui et doit reve-
nir à lui : c'est le Verbe, moins le nom.
Les autres auteurs chrétiens des premiers temps. Clément Ro-
main, Bamabas, Hermas, Justin martyr, s'expriment dans un sens
analogue, mais d'une manière très flottante et indécise. Hermas se
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132 BEYUE DES DEUX MONDES,
rapproche le plus du point de vue apocalyptique. Justin ne voit pas
de différence spécifique entre les anges et le Verbe. Tous subor-
donnent fortement le Fils au Père. Les Homélies Clémentines profes-
sent un dogme très semblable à ce qui s'appellera plus tard l'aria-
nisme; mais cette marche ascendante ne s'arrête pas, et la théorie
du quatrième évangile lui donne enfin une expression définitive,,*,
définitive du moins en ce sens qu'on ne reviendra pas sur eUe;
mais on la dépassera. En fait, le Verbe de l'évangile johannique est
encore et très nettement inférieur à Dieu. Cela d'ailleurs était con-
forme à la spéculation philosophique, qui n'avait stipulé la nécessité
du Verbe que parce qu'elle ne pouvait concevoir comment la per-
fection absolue était en rapport immanent, immédiat, avec le monde
imparfait et matériel. 11 lui fallait donc un être inteimédiaire qui
fût dieu sans être Dieu, ou, comme disait Philon, un dieu de second
ordre. Telle est encore l'opinion de Tatien, de Théophile d'An-
tioche, de TertuUien, qui fixent le moment de la projection du
Verbe hors de l'essence divine à celui qui précède immédiatement
la création. Athénagore, Irénée, Clément d'Alexandrie, aiment mieux
ne pas détermmer ce moment. Origène, le plus grand nom de la
théologie dans cette période, le premier auteur d'un vaste système
de philosophie chrétienne, tâche, au moyen de la préexistence des
âmes, dont il est grand partisan, de concilier avec l'humanité réelle
du Christ son union essentielle avec Dieu et son activité dans l'his-
toire antérieure au christianisme.
Alors cependant un autre grand intérêt chrétien , celui du mo-
nothéisme, commençait à se sentir menacé. De là ces protestations
continuelles de l'unitarisme des ii® et m® siècles, qui s'appelle mo-
narchique^ et s'efforce de plusieurs manières de maintenir l'unité
rigoureuse de Dieu, soit qu'avec Praxéas, Noët, Sabellius, il efface
la distinction réelle du Père et du Fils pour ne plus voir dans ce der-
nier qu'une manifestation directe de Dieu sous forme humaine, soit
qu'avec Théodote de Byzance et Artémon il oppose au Christ johan-
nique l'homme miraculeusement né des trois premiers évangiles, soit
enfin qu'avec Bérylle de Bostra et Paul de Samosate il préfère une
théorie qui se rapproche beaucoup de l'unitarisme moderne. Toutes
ces oppositions, qui se perpétuèrent pendant le m* siècle, devaient
se concentrer, dès le commencement du iv% dans la grande quereUe
de l'arianisme. On peut prédire, en voyant dans quel sens le dogme
va se prononçant toujours plus, la défaite longtemps balancée de
l'arianisme, qui voulait maintenir l'infériorité du Fils relativement
au Père. Une fois le paganisme vaincu, les préoccupations inquiètes
du monothéisme ne devaient plus trouver le même écho. L'ortho-
doxie des grands conciles, en définissant l'égalité absolue du Père
et du Fils en même temps que leur distinction personnelle, sans rç-
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 1S3
caler devant les contradictions de ses propres formules, que dis-je?
en formulant la contradiction même, posa la dernière pierre d'un
édifice dont les fondemens étaient jetés de longue date.
C'est la description des premières destinées du christianisme et
de sa constitution graduelle à l'état de catholicité que nous tenions
surtout à donner. Peut-être devrions-nous encore parler de son or-
ganisation extérieure et raconter la rude secousse que lui imprima
le gnosticisme du second siècle ainsi que la formation parallèle de
répîscopat. Ce sont là deux élémens essentiels de la théorie de
Tabingue. Il faudrait suivre aussi dans ses progrès continus cette
aristocratie épiscopale qui supplante peu à peu la démocratie pres-
bytérienne primitive, et qui, déjà oligarchique à la fin de la période
qui nous occupe, tendait visiblement, comme l'empire, à se scinder
en deux monarchies : l'une d'Orient, l'autre d'Occident; mais il nous
suffira d'indiquer la place logique de ces deux élémens dans l'en-
semble du système, et nous nous bornerons à résumer les traits es-
sentiels de la lutte du christianisme avec le paganisme , les causes
et la nature de sa victoire finale. L'exposition raisonnée de ce duel
de trois siècles et de ses dramatiques péripéties constitue certaine-
ment l'une des parties les plus remarquables des travaux de Baur.
Ce qu'elle a d'original, c'est qu'elle montre dans le conflit des deux
puissances une imposante application de cette loi de l'histoire qui
veut que de deux termes opposés le terme vainqueur ne le soit
jamais que relativement, la cause vaincue ne disparaissant qu'à la
condition de passer dans l'autre, et par conséquent ne cessant pas
d'exercer une action plus ou moins latente dans son nouvel entou-
rage.
A première vue, il semblerait au contraire, quand on assiste à
l'éclatante victoire du principe chrétien, montant avec Constantin
SOT le trône du monde, et quand on pense que dix ans auparavant
sévissait la plus terrible persécution, il semblerait, disons-nous, que
jamais duel à mort n'a démenti plus catégoriquement ce point de
vue hégélien. Cependant les faits parlent trop clairement, dès qu'on
les interroge d'un peu près, pour qu'on en reste à cette impression
de la surface. La réalité est que l'antithèse abrupte, sans moyen
terme, la répulsion absolue, violente, des premiers temps fait place
tout doucement à des sentimens réciproques assez différens, et si
le christianisme triomphe en définitive, c'est à la condition de s'être
ouvert à ce qu'il eût d'abord repoussé avec horreur.
Que se passe-t-il au premier siècle? L'apôtre Paul, par le libéra-
lisme avancé de ses vues religieuses, eût peut-être, s'il eût réussi à
tadre prédominer son point de vue dans l'église, accéléré le mouve-
ment conciliateur; mais nous avons vu qu'il n'y parvint pas de son
vivant. La chrétienté primitive hérita de toute l'antipathie du ju-
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18& RBY0E DES DEUX MONDES*
daïstne contre tout ce qui était païen : tout, disons-nous, car pour le
Juif zélé, ce n'était pas seulement la religion des païens qui était
abominable, c'était la société païenne tout entière, ses arts, ses in-
stitutions, ses fêtes, ses magistrats, son empereur. La distinction
du spirituel et du temporel n'existait pas dans son esprit. L'empire
romain dans son ensemble, cette puissance idolâtre qui opprimait
le peuple des justes et marchait vers une ruine éclatante, était à ses
yeux une création du diable. Et si les premiers chrétiens, mal vus
de la majorité juive, eussent peut-être incliné à juger moins sévè-
rement la civilisation gréco-romaine, leur tendance judaïsante et
surtout la persécution néronienne ne tardèrent pas à leur inspirer '
contre elle une horreur qui ne le cédait "en rien au fanatisme de
leurs aînés de Palestine. Nous en avons un témoin bien éloquent
dans l'Apocalypse.
L'école de Tubingue a largement contribué, de concert avec
d'autres critiques allemands, à élucider l'interprétation de ce livre
étrange, dont les énigmatiques symboles se sont accommodés à tant
d'explications intéressées. Elle a montré que ce livre fut un des plus
populaires de la primitive église. Elle pouvait s'appuyer sur le fait,
mis en lumière croissante depuis une cinquantaine d'années, que
l'Apocalypse n'est pas un livre exceptionnel, mais un brillant spé-
cimen de tout un genre littéraire dont les productions abondent
avant et après elle, depuis le livre de Daniel, qui ouvre la série dans
le II*' siècle avant notre ère, jusqu'au iv* siècle et même au-delà.
Toutes ces apocalypses ou râvélatiom ^ soit juives, soit chrétiennes,
présentent entre elles de nombreuses analogies et s'expliquent l'une
par l'autre. Leur but est toujours de montrer dans les événemens
contemporains la symétrie interne qui les rattache à un plan divin
qui gouverne l'histoire et permet de prévoir ce qui va bientôt arri-
ver. Elles sont sous ce rapport autant d'essais primitifs de ce que
nous entendons par l'histoire philosophique. Ordinairement elles
prévoient Ja fin prochaine du monde, la punition terrible des im-
pies, le triomphe éclatant des justes, la venue ou le retour glorieux
du Messie. L'œuvre singulière qui porte le nom ^Apocalypse fixe la
fin de l'ordre de choses dans lequel vivent l'auteur et les lecteurs à
trois ans et demi après le moment où elle est écrite. Alors Jésus re-
viendra pour mettre fin à la sanglante domination de l'Antéchrist et
faire régner les siens avec lui sur le monde renouvelé. L'Antéchrist a
déjà paru : c'est Néron en personne, dont le nom est mystérieusement
désigné (xiiï, 18) par le chiflre 666, que l'on obtient en additionnant
selon leur valeur numérique les lettres qui forment en hébreu les
mots Câsar Néron^ et que d'autres indices font évidemment décou-
vrir sous les traits de la bête monstrueuse qui veut se faire adorer à
la place de Dieu. La prophétie de Pathmos porte donc sa date avec
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LES ORIGINES DU CHRISTIANISME. 135
elle. Elle a dû être écrite dans les mois qui ont suivi la mort de Né^
ron et précédé Favénement de Vespasien. Gomme un grand nombre
de ses contemporains, à Rome, en Grèce, en Orient, Fauteur croit
que Néron n'a disparu que pour un temps, et que, caché quelque
part au fond de l'Asie, il va revenir avec une armée orientale pour
saccager Rome et persécuter de nouveau les chrétiens; mais cela ne
durera pas longtemps. Déjà dans les cieux l'ange du jugement ap->
prête sa retentissante trompette. Le règne dé mille ws va venir.
Dans ce livre donc, le diable, l'empire, l'empereur, les lois, les
coutumes, la religion païenne, tout cela ne forme qa'un Uoc de
personnes et de choses également détestables, également maudites.
Jamais haine plus vigoureuse n'a trouvé pour s'exhaler d'accens
plus formidables. Il ne faut pas s'étonner de cette croyance des pre*
miers chrétiens dans la fin prochaine du monde. Ils l'avaient héritée
du judaïsme, dont elle était une des grandes espérances. Si l'on dé-
gage cette croyance de ses revétemens mythiques, il s'y trouve le
pressentiment fort juste de la transformation radicale vers laquelle
marchait la société tout entière. On voit régulièrement reparaître
des attentes du même genre aux époques de grands changemens.
C'est de plus le propre des initiateurs, des hommes de progrès, en
politique et en religion, d'oublier les nombreux moyens termes qui
les séparent de la pleine réalisation de leurs vœux pour ne con*
templer que le radieux avenir qui illumine de ses splendeurs les ho-
rizons lointains. De là leurs impatiences, leurs essais prématurés,
leur intolérance du présent. 11 faut convenir seulement que, si les
païens eurent tort d'accuser les chrétiens de menées subversives et
de complots contre la constitution de l'empire, il leur était facile de
se tromper en voyant avec quelle hâte, qu'on eût dite provoquée
par la haine du genre humain, |es Juifs et les chrétiens soupiraient
^>rès un avenir qu'ils prétendaient prochain, et où la vieille société
s'effondrerait tout entière dans un épouvantable cataclysme.
11 y a donc aux premiers jours, entre l'esprit chrétien et le monde,
un abtme qui paraît sans fond. 11 en est de même du côté païen. Au
premier abord, nous n'apercevons que du dédain en haut, que de la
haine stupide en bas. On reste confondu en voyant l'ignorance d'un
Suétone et d'un Tacite quand ils parlent de la secte nouvelle. Mal-
heureusement l'historien juif Josèphe, qui paraît avoir été très lu
m i*** et au n'' siècle, s'était tu de la manière la plus complète sur
le Christ et l'apparition du christianisme. Ce silence, qu'on tâcha
plus tard de corriger assez maladroitement et qui a donné lieu à
tant de conjectures inutiles, s'explique très simplement, comme
M. Koestlin l'a fort bien démontré dans son livre sur les Évangiles,
par la tendance systématique de Josèphe à déguiser autant que pos-
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130 REVUE DES DEUX MONDES.
sible^ souvent même de la manière la plus effrontée, tout ce qui
pouvait confirmer ses lecteurs dans Tidée que le peuple juif était
réellement imbu d'idées messianiques. C'est dans l'intérêt de ses
compatriotefi opprimés qu'il agit ainsi, sans même craindre d'ap-
pliquer à Vespasien, au grand scandale de la synagogue, qui l'ex--
communia, les oracles messianiques où les prophètes parlaient d'uiï
grand dominateur qui devait venir d'Orient. Cela joint à bien d'au*-
très causes fit que pendant longtemps les deux 'sociétés, païenne M
chrétienne, vécurent côte à côte dans une attitude de répulsion in-
vincible, entretenue par l'ignorance. Le bas peuple, toujours epclm
à supposer des horreurs dans ce qui est nouveau et mystérieux en
religion, s'imagina que les chrétiens commettaient dans leurs réu-
nions des crimes inénarrables. On peut juger par la lettre de Pline
à Trajan et par la réponse de cet empereur de l'étrange embarras
dans lequel deux hommes fort distingués, humains d'inclination,
mais foncièrement attachés aux institutions romaines, étaient pion*
gés par la vue de cette société nouvelle, qu'il fallait évidemment
supprimer et à qui pourtant on ne savait reprocher que son nom.
Cependant cette même correspondance prouve aussi que le chris-
tianisme était déjà puissant par le nombre de ses adhérens. 11 paraît
s'être propagé au i*"^ et au ii* siècle, entre les mépris d'en haut et
les haines fanatiqpies d'en bas, parmi les classes moyennes, les ar-
tisans, les petits propriétaires, les négocians, les gens à vie séden-
taire et retirée. Ce furent surtout sa beauté morale, ses consolations
sublimes, son esprit de dignité et de liberté intérieure qui attirèrent
cette partie la plus honnête de l'immense population païenne de
l'empire. Au milieu de ^toutes les tristesses qui remplissaient le
vieux monde, l'église fut un paradis terrestre où il y eut de nou-
veau du bonheur à vivre. Lorsque les platoniciens commencèrent
à venir, elle gagna en eux des défenseurs capables, qui tâchèrent,
dans leurs apologies, de ca mer la fureur populaire et de changer
en estime le dédain des classes supérieures. La théorie du Verbe leur
fut surtout d'un grand secours en ce qu'elle leur permit de relever
et d'expliquer à la fois ce que le paganisme renfermait lui-même
de parcelles de la vérité divine. Par une conséquence imrtiédiate,
la philosophie païenne en vint à se relever de la condamnation ab-
solue dont elle avait d'abord été frappée avec tout le reste. L'anta-
gonisme n'était encore diminué en rien , et pourtant c'était un pas
en avant de l'antithèse radicale des premiers temps : on cherchait
à se comprendre, on commençait presque à s'apprécier.
Il y en a une preuve éclatante : les classes supérieures ^ leur tour
se mettent à détester le christianisme avec furie. Elles le croient
désormais digne d'être sérieusement discuté et combattu. Le fameux
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LES OBIGINES DU CHRISTIANISME. 137
adverssdre des chrétiens du ii* siècle, Celse, dirige contre eux une
ittaque en règle, qui n'a peut-être pas été dépassée en habileté,
respirant une passion violente, une colère acharnée contre cette
peste religieuse qui infeste le monde. Quelques années se passent,
et voici qu'un autre écrivain fort distingué de l'époque, Lucien, se
met à railler l'enthousiasme chrétien et à décocher contre la jeune
église les traits les plus acérés de son mordant esprit. Si ce n'est
déjà plus la haine colossale de Gelse, c'est encore moins l'aristo-
oraticpie dédain d'un Tacite. On ne raille avec une verve aussi per-
sévérante que les choses dont on reconnaît la puissance.
Il y a mieux encore. Dans le premier tiers du m'' siècle, le païen
nùlostrate forme le projet de neutraliser le prestige du christia-
nisme en opposant au Christ des Évangiles un Christ païen, Apollo-
nius de Tyane. Son livre est donc une démonstration continue de
l'ascendant que le christianisme acquérait de plus en plus sûr les
esprits mêmes qui lui étaient hostiles. La société romaine se sent
attaquée au cœur, et au fond elle n'a pas tort, car c'est bien un
monde nouveau que l'église tend à substituer à l'ancien. Voilà ce
qui nous explique pourquoi les meilleurs empereurs, un Antonin,
an Harc-Aurèle, sont plus mal disposés à son égard que tel monstre
ou tel imbécile qui les précède ou leur succède. C'est aussi pour-
quoi, à partir de Septime-Sévère (193), la politique impériale n'est
plus aussi dure contre les chrétiens. L'empire en effet, pendant une
assez longue période, est gouverné par des non-Romains. Un vaste
syncrétisme religieux, favorisé par des empereurs orientaux tels que
Garacalla, fléliogabale, Alexandi*e-Sévère, élaboré scientifiquement
par le néo-platonisme, associe le Christ, en tant qu'hiérophante, à
Pythagore, Apollonius, Orphée. Désormais les écrivains les plus op-
posés au christianisme, uu Porphyre et un Hiéroclës eux-mêmes,
s'attaqueront moins au principe chrétien qu'aux traditions ecclésias-
tiques et respecteront en général la personne elle-même de Jésus.
Dans la période dont nous parlons, on ne peut guère citer, en fait de
persécution notable, que celle de Maximin le Thrace, et le nombre
des chrétiens augmente à vue d'oeil.
Bientôt cependant, avec le règne de Décius, le vieil esprit romain
se réveille ; il a vu qu'il lui faut vaincre ou mourir. Ce qui est carac-
téristique, c'est que maintenant la persécution n'est plus, comme
autrefob, arrachée tumultueusement par le vœu des populations
païennes aux indécisions des proconsuls : elle est devenue le fait des
politiques, des hauts conseillers, des magistrats supérieurs de l'em-
pire. Jusqu'alors, si nous en croyons Origène, le nombre des condam-
nés à mort pour cause de religion avait été comparativement restreint.
A présent c'est l'époque des grands martyres, des exécutions et des
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138 REYUE DES DEUX MONDES.
apostasies en masse. La tolérance reprit toutefois un moment le des-
sus, et même il paraîtrait que Dioclétien, esprit fort sensé, ne se
décida qu'avec peine, entraîné par Galérius, à lancer les fameux
édits qm ont si 4ristement illustré son règne. Quand il s'y fut enfin
résolu, il ne voulut. pas faire les choses à demi, et tout un système
fort savant de vexations et de supplices fut appliqué par tout l'em-
pire à l'extirpation du christianisme. Le plan avorta. La chrétienté
était déjà trop nombreuse. Signe visible d'une situation totalement
changée! les païens eux-mêmes ne persécutaient plus que molle-
ment. Les reniemens étaient régulièrement suivis de réintégrations
moyennant pénitence. Les martyres avaient fait plus de bien que de
mal à l'église. En 311, Constantin, Licinius, Galérius lui-même, avec
des sent'unens fort opposés, tombèrent d'accord sur la nécessité po-
litique de tolérer le christianisme. Les considérans de l'édit promul-
gué à cette occasion sont des plus curieux. Ils partent du fait que
les chrétiens, forcés par la terreur de renoncer à leur foi, n'étaient
pas devenus meilleurs païens pour cela. 11 fallait donc les laisser
retourner en paix à leurs rites. 11 leur était ordonné, dans toute la
force du terme, de redevenir chrétiens. Leur religion, vieille déjà
de trois siècles, était passée à son tour à l'état àHnstitutio veierum.
La politique romaine à la fm s'inclinait donc devant un fait accom-
pli. Constantin n'eut pas besoin du miracle du labarum pour pas-
ser lui-même au christianisme. Sa conversion fut-elle sincère? 11 est
permis d'en douter. Ce qui est certain et ce qui donne à sa résolu-
tion une sorte de reflet religieux , quelque chose de solennel, c'est
qu'il se soumit à la révélation de l'histoire et reconnut le doigt de
Dieu dans les signes des temps.
Du côté chrétien, depuis que les apologistes platoniciens avaient
reconnu les élémens divins disséminés dans le vieux paganisme,
n'avait-on pas fait aussi des pas significatifs dans le sens du rap-
prochement? Évidemment oui. D'abord la défaite du montanisme,
tendance réactionnaire de la seconde moitié du ii® siècle , amie du
rigorisme et opposée à l'épiscopat, avait en quelque sorte consacré
un relâchement moral, regrettable à beaucoup d'égards, mais abt-
solument nécessaire, si l'on voulait que la multitude entrât dans la
société chrétienne. Certainement la moralité générale gagnait aux
progrès du christianisme, mais il y avait désormais avec le ciel beau-
coup d*accommodemens dont l'épiscopat avait le secret. Le culte
abandonnait peu à peu son austérité primitive, se faisait cérémo-
niel, pompeux, sacerdotal. Le baptême et la cène se rapprochaient
visiblement des mystères et s'en appropriaient en grande partie le
vocabulaire. En même temps les sombres doctrines de la fm pro-
chaine de l'empire et du monde faisaient place à des vues beau-
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LES ORIGINES DU CHRISTUNISME. 130
coup plus optimistes sur les rapports qui pourraient s'établir autre
eux et l'église. Dès la fin du ii* siècle, Tévéque Méliton de Sardes
parlait un merveilleux langage de courtisan dans une supplique
adressée au souverain. On remarquait avec une certaine complai-
sance que l'église et l'empire étaient nés à peu près en mémo temps,
comme si Auguste et le Christ eussent été jumeaux. Qu'était de-
venu le temps où le premier empereur n'était que la première tète
du monstre aux sept têtes suscité par le diable pour tourmenter les
saints? L'Antéchrist n'était plus assis sur le trône des césars, et
qu'arriverait-il si l'un de ses successeurs devenait chrétien lui-
même? L'épiscopat séduisit Constantin, mais on peut ajouter qu'il
fut lui-même fasciné par le prestige impérial. Rien de plus curieux
que la promptitude avec laquelle, au lendemain des terribles per-
sécutions de Décius et de Dioclétien, les évêques se firent les in-
trépides flatteurs du pouvoir qu'ils abhorraient la veille. Us ne
semblent pas avoir soupçonné dans quelles complications ils enga-
geaient l'église de l'avenir.
En résumé, le christianisme fut vainqueur, mais le paganisme ne
se rendit pas à discrétion. La réaction momentanée de Julien prouva
tout à la fois qu'il était bien mort, et que pourtant il fallait accepter
ses conditions, si l'on voulait l'enterrer. L'église au fond ne le dé-
truisit pas, elle l'absorba.
II faut clore ici cette esquisse d'une vaste théorie dont nous n'a-
vons voulu reproduire que les élémens principaux. Si l'on a bien
suivi cet enchaînement continu de causes et d'effets qui relie les
événemens isolés et leur donne à chacun sa valeur proportionnelle,
on a dû saisir ce qui, selon l'école de Tubingue, forme le gi*and
ressort de l'histoire. C'est la contradiction. Un principe ne dévoile
ce qu'il contient qu'en se heurtant contre une puissance contraire.
La contradiction, à son tour, marche vers une synthèse dans laquelle
le terme vainqueur fait droit jusqu'à un certain point au terme op-
posé, et qui sert de nouveau point de départ ji de nouvelles évolu-
tions. La tâche de la philosophie de l'histoire est donc de rechercher
comment les contraires se rapprochent, en indiquant les moyens
termes qui résolvent peu à peu la contradiction première, c'est
d'exposer die Vcrmittelung der Gegeiisàize^ ce qui concilie les anti-
thèses. On reconnaît ici la loi du devenir hégélien appliquée à l'bift-
toire, trouvant sa confirmation dans les faits lorsqu'ils sont connus,
aidant à les reconstituer quand ils ne le sont pas. En même temps
il faut avouer que les réalités concrètes ne sont plus supprimées,
comme c'était le cas dans les théories historiques de l'hëgélianisme
pur. L'idée se déroule, mais ses porteurs^ ses organes, vivent, sen-
tent, agissent bien réellement.
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lAO BETUE DES DEUX MONDES.
En fait, et bien que le temps où Ton s'emprisonnait dans le sys-
tème hégélien soit passé sans retour, on ne peut contester que, vue
de haut , l'histoire n'avance que par le choc et la conciliation des
contraires. C'est bien là l'une de ces idées simples et fécondes que
ce système, en se brisant, a léguées à la philosophie , qui ne s'en
défera pas. Pour discuter la valeur de la théorie que nous venons
d'exposer, il faudrait donc ou bien contester la vérité du principe
qui en est l'âme, ou bien révoquer en doute la justesse de ses ap-
plications. Je crois qu'il faut renoncer à la première alternative.
Quant à la seconde, si quelques études spéciales m'autorisaient à
énoncer une opinion motivée, voici comment je résumerais mon ju-
gement.
Prise dans son ensemble, la théorie me paraît juste, à moins que
l'on ne se place d'emblée sur le terrain du miracle, ce qui sans doute
est très permis, et qu'on ne se résigne à accepter des faits qu'aucun
lien de causalité ne rattache à leurs antécédens. Si l'on s'y refuse, on
devra convenir que nous avons là une genèse logique des origines
de l'église chrétienne; mais c'est ici qu'un scrupule m'arrête. Ne
serait- elle pas trop logique? Quand on descend au-dessous des
grandes lignes de l'histoire, retrouve-t-on nécessairement dans les
détails cette symétrie continue qui fait que les plus petits événe-
mens sont géométriquement semblables aux plus grands? L'école
de Tubingue, à force de régulariser les commencemens du christia-
nisme, n'a-t-elle pas méconnu ce qu'il y a de chaotique, de simul-
tané, en quelque sorte de torrentueux, dans les premières manifes-
tations d'un esprit nouveau qui souffle sur le monde? Ce qui fait
qu'on se pose une telle question, c'est la différence qui existe entre
la clarté, l'aisance de la théorie, lorsqu'elle s'applique aux périodes
où les événemens se déroulent par grandes masses, sur de vastes
espaces, et ses allures souvent tendues, forcées, quand elle doit se
borner à des faits restreints dans un cercle resserré. Il lui est plus
aisé d'énumérer par exemple les moyens termes qui amènent la
victoire relative du christianisme que d'expliquer par quelle voie la
première antithèse sortie de l'apparition du paulinisme est venue
aboutir à la neutralité du catholicisme primitif. Pourquoi, lorsque
nous voyons l'apôtre Paul devancer de cent ans, et même, si l'on
y regarde de près, de bien plus encore, le développement de la
pensée chrétienne, serait-il inadmissible qu'un autre grand génie
eût pris l'avance sur ses contemporains en écrivant ce quatrième
évangile, à qui les exigences de la théorie n'accordent le droit à
l'existence qu'à partir du milieu du second siècle? Si au point de
vue d'une critique sévère l'authenticité apostolique de ce livre est
bien difficile, sinon impossible à défendre, on gagnerait, à le rap-
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LES OBIGINES DU CHRISTIANISME. lAl
procber de la première génération chrétienne, de pouvoir expliquer
des indices fort remarquables de précision historique, dont une
origiae aussi tai*dive ne permet pas de rendre^ compte. Lorsque
U. Scbwegler, poussant à ses dernières limites la théorie du maître,
exagéra la défaite du paulinisme dans la première église, et ne vou-
lut voir dans les deux premiers siècles qu'un judéo- christianisme
abeolu, il trouva dans M. Ritschl un adversaire qui prétendit au
contraire, avec moins de vraisemblance encore, que c'était le pau-
linisme qui, dès l'abord maître de la situation, s'était insensiblement
modifié au point de perdre son premier caractère. Je ne saurais ad-
mettre que l'évangile de Marc, parce qu'il est neutre entre Paul et
les douze, soit un abrégé sans originalité des évangiles de Matthieu
et de Luc. A chaque instant, c'est lui au contraire qui, dans les pas-
sages analogues, se montre le plus ancien , et l'on peut dire qu'à
l'heure qu'il est cette opinion est celle des autorités critiques les
plus compétentes. Il n'est pas réel non plus que l'évangile de Luc
soit aussi paulinien, ni l'évangile de Matthieu aussi judéo-chrétien
qu'on l'a dit à Tubingue, où l'on avait besoin, pour la plus grande
régularité de la théorie, de montrer deux évangiles en état d'oppo-
sitàon tranchée avant d'arriver à un troisième représentant la neu-
tralité. Il faut même rappeler ici qu'un des élèves les plus distin-
gués de Baur, M. Yolkmar, a forcé son savant professeur à revenir
sur l'opinion qu'il avait d'abord émise concernant les rapports de
notre évangile de Luc avec celui de l'ultra-paulinien Marcion, qu'il
c<Misidérait comme le plus ancien des deux. M. Yolkmar a montré
que c'était le contraire qui était vrai.
Que conclure de ces vacillations qui se sont produites au sein de
l'école elle-même? C'est que dans les époques créatrices, comme
celle qui enfanta le christianisme, les oppositions peuvent rouler
côte à côte sans qu'on sût toujours conscience de leur antagonisme,
et que dès lors il est dangereux de confondre à tout prix et sur tous
les points Tordre logique des idées avec la succession historique des.
évéuemens. C'est ce ,que paraissent sentir les hommes éminens qui
représentent aujourd'hui les vues de l'école dans les universités et
le mouvement théologique de l'Allemagne. Ainsi l'école ira, nous
l'espérons, se fortifiant, se développant, corrigeant et complétant
son œuvre. On peut dire de la théorie de Tubingue quelque chose
d'analogue à ce qu'on a dit ici même, et avec raison, de Thégélia-
ntsme : comme système absolu, elle ne pourrait longtemps se main-
tenir dans sa rigueur; mais, comme perspective générale des ori-
gines de l'église, elle restera debout.
Albert Reville.
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ÉTUDES FORESTIÈRES
LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU.
Après la configuration du sol, ce qui caractérise le mieux la phy-
sionomie d'une contrée {feahiresj comme disent les Anglais), ce
sont les forêts. Qu'elles s'étendent dans les plaines en déroulant le
long des fleuves un océan de feuillage, ou qu'elles parent d'une
éternelle verdure les flancs abrupts des montagnes, le paysage
qu'elles animent prend un caractère particulier. Ces massifs d'ar-
bres qui se succèdent à perte de vue sont plus qu'un simple orne-
ment, ils sont pour le savant comme pour l'économiste un inépui-
sable champ d'études.
Nulle part on n'étudie mieux les lois qui régissent la nutrition des
plantes. Les essences forestières, qui végètent pendant de longues
années abandonnées à elles mêmes, sont en eflet particulièrement ex-
posées à l'action incessante des phénomènes météorologiques. Plus
directement soumises à l'influence du climat, elles ne peuvent ja-
mais prospérer que dans la zone botanique qui leur a été assignée.
La région du sapin n'est pas celle du chêne, et le hêtre végète là
où le châtaignier ne pourrait supporter les rigueurs de l'hiver. Les
conditions indispensables pour qu'un végétal puisse vivre et se per-
pétuer quelque part, c'est d'abord que les températures extrêmes
ne dépassent jamais certaines limites au-delà desquelles il périt in-
failliblement, ensuite qu'entre la floraison et la maturité du fruit
la somme de chaleur nécessaire à la fructification complète se soit
produite. Que la première de ces conditions soit remplie, et la vé-
gétation de la plante est possible; mais la seconde peut ne pas l'être,
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ETUDES FORESTIERES. l^S
et alors la reproduction ne pourra se faire spontanément par la
gndne; on ne l'obtiendra que par des moyens artificiels, — bou-
tures ou plantations. C'est ce qui arrive pour quelques arbres d'or-
nement de nos jardins, qui ne portent des fruits que dans les an-
nées exceptionnelles. On voit ce que la géographie botanique peut
gagner à l'étude bien comprise des arbres forestiers.
C'est k un autre point de vue que l'économiste envisage les forêts.
Sans s'occuper des essences qui les composent et des conditions
particulières qu'elles réclament, son attention se porte tout entière
sur les produits qu'on en retire et les besoins qu'elles peuvent sa-
tisfûre. Par les rapports qu'elles ont avec les autres branches de
Tagriculture, par les travaux qu'elles exigent, par les industries
qu'elles alimentent, les forêts exercent sur la prospérité d'ur\e con-
trée, comme sur les mœurs des habitans, une action dont il est
facile d'apprécier l'importance. Tandis que dans les Alpes elles dis-
parussent peu à peu, détruites par la dent impitoyable des trou-
peaux, dans les Vosges et le Jura elles sont au contraire considérées
par tous comme une source de richesses, et donnent naissance à
une foule d'industries fort productives; tandis que dans les Landes
et sur les dunes de Gascogne elles sont le seul moyen de mettre le
sol en rapport, en Normandie elles font souvent obstacle aux pro-
grès agricoles, quand elles usurpent une place qui conviendrait
mieux aux céréales ou aux herbages.
C'est en se plaçant à ce double point de vue de l'histoire natu-
relle et de l'économie politique que l'on voudrait ici donner une
idée de la forêt de Fontainebleau, une des plus célèbres que nous
ayons en France. La beauté de ses massifs, l'imposante physiono-
mie de son paysage, la diversité d'aspects qu'elle présente, en font
comme un des types les plus complets d'une monographie fores-
tière et les plus intéressans à étudier.
I.
Autrefois réunie à celle de Sénart, la forêt de Fontainebleau cou-
vrait sur la rive gauche de la Seine une immense étendue, et s'a-
vançait jusqu'à Charenton, à la porte de Paris; mais, les parties
cultivables ayant été peu à peu défrichées, elle n'offre plus aujour-
d'hui qu'une contenance de 17,000 hectares environ. C'est encore
un des massifs les plus considérables que nous possédions. Entou-
rant de toutes parts la ville de Fontainebleau, sauf du côté de la
3eine où vient déboucher une large vallée, elle présente à peu près
la forme d'un cercle incomplet dont la ville serait le centre, et dont
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ihi BEYUE DES DEUX MONDES.
le rayon moyen est à peu près de 12 kilomètres. Elle s'appelait jadis
Forêt de Bierrcy nom que portait également le pays voisin, qui était
un canton du Gàtinais. Il vient, dit-on ^ de Bierra, guerrier danpis
surnommé Côte de Fer^ qui en 8A5 campa dans les environs av€K:
son armée et y commit d'affreux ravages. Ce n'est que vers le mi--
lieu du xi^ siècle qu'on voit apparaître le nom de Fontainebleau^ dû.
à une fort belle source qui existe encore dans le parc anglais du
château, mais qui a été bien amoindrie à la suite de travaux exécu*
tés sous le premier empire (1).
• bans Tétude d'une forêt, comme dans celle d'une contrée quel-,
côtique, la première chose à examiner, c'est la nature du sol. De Ih,
dépendent en effet la configuration et la fertilité des terrains, là
présence ou l'absence des cours d'eau, les différons systèmes de
culture à appliquer, et jusqu'à un certain point les habitudes des
populations. Le sol sur lequel repose la forêt de Fontainebleau ap*
partient aux terrains tertiaires parisiens, et doit sa formation au
même cataclysme qui fit émerger ceux-ci du sein des mei*s.
En remontant le cours sans fin des âges géologiques, à une épo-
que éloignée de nous d*un nombre incalculable de siècles, les eaux
recouvraient tout ce que nous appelons aujourd'hui le bassin de
Paris, qui correspond à peu près à l'ancienne Neustrie. Les terrains
servant de fond à cette mer étaient les terrains crétacés, qui eux-
mêmes s'appuyaient sur la formation jui-assique, émergée sur d'au-
tres points par des révolutions antérieures, mais qui formait ici
une dépression occupée par les eaux. Celles-ci, tantôt lacustres,
tantôt marines, déposèrent sous forme de couches parallèles les di-
verses substances terreuses que les fleuves d'alors entraînaient avec
eux et qu'ils déversaient dans l'Océan. Ces couches, dont la nature
varie suivant l'époque de la formation , sont au nombre de neuf
principales, superposées les unes aux autres; ce sont, à partir des
plus anciennes : l'argile plastique, les sables inférieurs, le calcaire
grossier, les sables moyens, le calcaire lacustre inférieur, les marnes
gypsifères, les sables supérieurs, le calcaire lacustre supérieur,
enfin les argiles et meulières supérieures. Déposées en dernier lieu,
(1) Quant à la dernière syllabe du mot, on en raconte Torigine de trois manières :
le président De Thou dit que les eaux de la fontaine parurent si belles au premier
chasseur qui la découvrit, qu'il l*appela Fontaine de Belle Eau {Fofis Bellaqueus).
Cest la version et le nom adoptés au xvii« siècle. André Fauvin raconte qu'un chien
nommé Bleaud conduisit son maitre mourant de soif auprès de cette fontaine, d*où le
nom de Fons Bleaudi ou Blaaldi, ainsi qu*on écrivait dans le latin du xiii* siècle.
Enfin une autre version prétend qu'il existait très anciennement, au lieu où s'élève
aujourd'hui le ch&teau, un domaine seigneurial appelé le Bréau, d'où serait venu le
nom de Fontaine Bréau, Une des pièces d'eau du parterre s'appelle encore ai^jourd'hoi
le Bréau.
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irUDES FORESTIÈRES. 1^5
celles-ci précèdent les terrains diluviens qui appartiennent à une
formation subséquente.
A la suite d'un mouvement intérieur de Técorce terrestre, la mer
parisienne parait avoir été chassée violemment de son lit dans la
direction du sud-est au nord-ouest, et par son déplacement subit a
mis à jour les terrains qu'elle recouvrait et qu'elle avait contribué à
fermer. La disposition de ces diverses assises présente une constance
remarquable; affleurant à tour de rôle dans Tordre de leur fonrf-|{
tion, on les voit, en s' avançant vers le sud-sud-est, s'enfoiL^jx^
disparaître, amincies, sous celles qui les recouvrent, tandr^-^ie
vers le nord-nord-ouest elles viennent finir en biseau très aigu sur
celles qui leur sont inférieures et qui les débordent pour se terminer
i leur tour de la même manière. EU es se succèdent à peu près
comme les tuiles d'un toit dans l'ordre qui résulte de leur superpo-
sition relative (1). Ce mouvement de translation de la mer pari-
sienne donna en même temps naissance à de violens courans qui,
partout où ils ne trouvaient pas un sol suffisamment résistant, l'en-
tamërent profondément. Tantôt emportant les couches tout entières,
tantôt y creusant seulement d'énormes sillons, ces courans laissèrent
comme traces de leur passage des collines plus ou moins élevées,
toutes parallèles entre elles. Nulle part on ne comprend mieux cette
formation que dans la forêt de Fontainebleau.
Le relief du sol présente trois aspects principaux : des plateaux,
des plaines réunies aux premiers par des pentes assez rapides dis-
posées en forme de cirque, des collines de sable et de rochers, lon-
gues, étroites, disposées parallèlement les unes aux autres et lais-
sant entre elles des vallées horizontales ouvertes aux deux bouts. Les
plateaux, dont l'élévation au-dessus des plaines varie entre àO et
60 mètres, appartiennent aux étages supérieurs de la formation pa-
risienne, qui n'ont pas été emportés dans la débâcle dont je viens
de parler, et qui ont pu présenter une résistance suffisante à l'action
des eaux. Sur quelques-uns, l'étage du calcaire lacustre supérieur
subsiste tout entier, tandis que sur d'autres tout cet étage a dis-
paru et a Isûssé à découvert de grands bancs de roches de grès,
connus dans le pays sous le nom de plattihresy qui forment le revê-
tement supérieur de l'étage des sables. Pai'tout où ces bancs de grès
eux-mêmes ont cédé à la pression des eaux, la masse des sables a
été profondément déchirée. Sans cohésion, incapable de résister à
des agens de dégradation aussi puissans, elle a été entraînée vers
la mer et répandue dans les plaines. Les blocs de grès qu'elle ren-
(1) Voyez VEsm cTuim dffcripficNi tjMogiquA du départémetU de Seine-et-Marne, par
■. 4e Séoarmom.
m» iLT. 10
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Ii6 REYUE DES DEUX MONDES.
fermait ont été roulés et amoncelés par les courans en collines al-
longées. Sur les points où reffondrement s'est opéré, ces blocs sont
restés à la place qu'ils occupaient, et se montrent aujourd'hui, mis
à jour, sur les pentes disposées en hémicycle qui unissent les plaines
aux plateaux. Cette forme semi-circulaire est en effet bien celle
que devait prendre le terrain cédant tout à coup à la violente pres-
sion d'une mer chassée de son lit. Le calcaire lacustre inférieur,
ftrfstequel repose l'éts^e des sables, ayant présenté plus de résis-
Mlans^ue celui-ci, n'a pas été entamé , et il forme, avec les terres
tgUsjiortées des parties élevées, le sol des plaines basses. Les
marnes calcaires, les argiles et les sables y sont mélangés dans des
proportions variables. Sur quelques points aussi , dans le voisinag^e
de la Seine, apparaissent des terrain^ de transport de formation
plus récente.
Rien de plus facile donc que de se faire une idée de la configu-
ration géologique de la forêt de Fontainebleau, au premier abord si
irrégulière et si compliquée, et pas n'est besoin d'être géologue
pour se figurer une couche de 60 à 80 mètres d'épaisseur de sable
siHceux et de blocs de grès mélangés, comprise entre deux couches
de calcaire marneux et argileux. Tel était l'état des terrains où
s'étend aujourd'hui la forêt lorsqu'ils étaient recouverts par la mer
parisienne. Celle-ci, violemment chassée vers le nord-ouest, effon-
drant sur plusieurs points la couche protectrice, entraînant dans
son mouvement les sables et les blocs, les amoncelant en lignes pa-
rallèles, et arrêtant son action destructive à la couche inférieure,
laissa après son départ le relief que nous voyons aujourd'hui.
Une pareille formation explique le fait, assez étrange au premier
coup d'œil, de l'absence presque absolue d'eau dans toute la forêt.
Tous ceux qui ont parcouru, je ne dirai pas les pays de montagnes,
mais seulement des contrées un peu accidentées, s'attendent à trou-
ver un ruisseau à chaque dépression de terrain. Il n'en est rien. Les
plaines succèdent aux plateaux, sans que les pentes laissent filtrer
la moindre source, et du fond de ces vallées ouvertes, serrées entre
deux collines de roches entassées, ne s'échappe le murmure d'au-
cun cours d'eau. Parfois seulement se montrent çà et là quelques
mares isolées, dues à l'accumulation des pluies dans le creux des
rochers, mares qui le plus souvent s'évaporent aux premiers soleils.
Les ruisseaux, comme les sources qui leur donnent naissance, sont
produits par la pluie, qui pénètre dans le sol jusqu'à ce qu'elle
vienne à rencontrer une couche imperméable qui la ramène à la sur-
face. Dans cette forêt, Teau passe à travers les masses sablonneuses
eoDAme à travers un filtre, et arrive sans obstacle jusqu'à la couche
des glaises vertes, la première qui, dans les terrains parisiens.
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ETUDES FORESTtèHES. 1^7
puisse la retenir; mais cette couche n' affleure pas dans Tintérieur
de la forêt, et ne se montre que dans la vallée occupée par la ville
de Fontainebleau. C'est à cette circonstance que celle-ci doit les
belles eaux qui y jaillissent de tous côtés.
C'est de sa constitution géologique que la forêt de Fontainebleau
tire cette physionomie tout à fait particulière qui ne permet pas de la
confondre avec aucune autre. Bien des forêts renferment des mas-
tà!b plus grandioses, des futaies plus étendues, des paysages plus
accidentés, mais aucune n'a un caractère aussi prononcé et ne laisse
dans l'esprit une impression aussi profonde. Celles de Compiègne,
de \illerS'Cotterets, de Lyons, etc., qui appartiennent au même
bassin, sont plus belles peut-être à certains égards, mais elles ne
lui ressemblent pas même de loin, car, reposant sur des étages dif-
férens de la formation parisienne, elles ont une tout autre confi-
guration. La forêt d'Ermenonville s'en rapproche davantage, car
elle est assise comme elle sur les sables; mais on n'y rencontre ni
ces masses de rochers disposés en forme de cirques, ni ces longues
collines sablonneuses semées de roches arrondies entassées les unes
sur les autres. Ces espèces de parapets naturels, tous parallèles
entre eux et souvent coupés par des vallées perpendiculaires à la
direction générale, disparaissent aux environs de Rambouillet.
La nature géologique des terrains que nous venons de décrire a
donné lieu à une industrie assez importante, et qui vaut la peine
qu'on s'y arrête : c'est l'exploitation du grès. Disposée soit en bancs
horizontaux et continus, soit amoncelée en blocs de diverses gros-
seurs, cette roche fournit une pierre d'excellente qualité, qui de
tout temps a été très recherchée pour le pavage des rues comme
pour la construction des maisons. Aussi ces exploitations sont-elles
plus anciennes que la ville elle-même, car la premièie pierre du
palais, qui fut construit bien avant la ville, inaugura Touverture de
la première carrière dans les gorges d'Apremont. Tant qu'on n'eut à
fiedre face qu'aux besoins locaux, les exploitations ne prirent pas une
grande extension ; mais quand on commença de paver Paris et les
routes qui y aboutissent, on se mit à l'œuvre de tous côtés, et des
carrières s'ouvrirent sur tous les points. Cette industrie s'exerçait
d'abord sans contrôle, chacun s'établissant à son gré et n'obéissant
qu'à son caprice; mais les dommages causés à la forêt furent bien*
tôt tels qu'on fut obligé de réglementer les concessions pour empê-
cher la ruine des peuplemens. Ce n'est pas toutefois sans protester
que les carriers se plient aux restrictions qu'on leur impose. En
18tô notamment, ils s'insurgèrent et se portèrent jusqu'à menacer
de mort les agens qui avaient cherché à les contenir.
Chaque malti*e carrier travaille pour son compte. Après avoir ob-
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Ii8 REVUE DES DEUX MONDES*
tenu de radministration rautorisation toute gratuite d'ouvrir une
carrière, il s'assure du concours d'un ou deux ouvriers qui sont
payés à la journée. Gomme il ne faut pour être maître que posséder
l'outillage nécessaire, masses, marteaux tranchans, marteaux à
piquer, coins, pinces, etc. (outillage dont le prix est de 150 fir. en-
viron), il arrive souvent que des ouvriers, associant leurs ép^gnes,
travaillent en commun sur le pied de l'égalité. Avant d'entamer la
roche, ils commencent par creuser une tranchée, qu'ils appelleoi
formey devant le banc de grès à attaquer, de façon à le mettre à nu
sur une largeur d'une dizaine de mètres, et sur toute sa hauteur.
Gela fait, Us ouvrent un chemin qui, partant du fond de la forme^
aboutit à la route la plus voisine, et qui doit servir au transport
des pierres. Us se mettent alors à découper la roche en blocs plus
ou moins volumineux, en y creusant avec un outil spécial des trou»
cylindriques dans lesquels ils enfoncent à grands coups de masse
des coins de fer que chaque choc fait avancer à peine de quelques
millimètres. Quand la pierre est de bonne qualité, elle se fend
d'elle-même en ligne droite, et le morceau se détache naturelle-
ment du banc principal; mais parfois aussi, quand elle est trop dure
ou peu homogène, il faut employer la poudre pour la faire sau-
ter. Les morceaux ainsi obtenus sont découpés à leur tour , dé-
pouillés de leurs aspérités, et débités, toujours par le même pro-
cédé, en pavés réguliers de différentes dimensions. Quant aux écoles
résultant de la taille, elles sont rejetées en arrière, et forment par-
fois des amas considérables qui frappent désagréablement les re-
gards et gâtent le paysage; mais, sous l'influence des agens atmos-
phériques, ces débris de roches finissent le plus souvent par se
déliter, tomber en poussière, et former un sol sur lequel la végéta-*
tion ne tarde pas à reprendre son empire. Au bout de peu de temps,
les carrières abandonnées se couvrent de bruyères, puis d'arbris-
seaux, en attendant que les arbres eux-mêmes trouvent une nour-
riture suffisante pour s'y installer et pour faire disparaître sous l'é-
treinte de leurs racines les dernières traces de ces exploitations.
Une fois débités, les pavés sont achetés sur place au maître car-
rier par des marchands qui les expédient dans les villes voisines,
mais surtout à Paris, où il s'en fait une prodigieuse consommation
depuis l'annexion de la banlieue. Il y a quelques années cependant
que les pavés de la Belgique font sur le marché de la capitale une
concurrence assez sérieuse à ceux de Fontainebleau pour en avoir
fait tomber le prix de 250 francs le mille à 180 francs (1). G'est
(1) Les produits qu*oû tire des carrières se divisent en pams d'éçhaniiUon, de
0"22 à O'^âS sur toutes les faces; pavit bàiards, de dimensions irrégulières; pavét
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ÉTUDES FORESTIERES. 1^9
donc de Paris que dépend le plus ou moins d'activité des carrières
de Fontainebleau, de même que le nombre des ouvriers qui y tra-
vaillent. Quand le macadamisage a pendant quelque temps ralenti
la demande, la plupart de ceux-ci ont abandonné leurs chantiers et
se sont faits terrassiers; plus tard ils ont repris leur ancien métier,
et aujourd'hui on n'en évalue pas le nombre à moins de AOO. Ce
chiffire toutefois est très variable, car beaucoup d'entre eux, maçons
par état, ne se font carriers qu'accidentellement, quand la mauvaise
saison les empêche de se livrer à leurs occupations habituelles.
Le bénéfice que fait un maître carrier peut être évalué à 7 fr. par
jour. C'est un beau denier, qui serait plus élevé encore, si toutes
les pierres étaient de bonne qualité; mais il arrive souvent qu'après
avoir ouvert une carrière et fait des avances considérables, il faut
poarUnt l'abandonner, parce que la roche est trop dure ou peu ho-
mogéde. Quant aux ouvriers, leur salaire se monte à A ou 5 francs
par jour. Malheureusement il y a une morte-saison , et dès que le
thermomètre est tombé au-dessous de zéro, il faut abandonner le
travail, car la pierre ne se fend plus régulièrement. Malgré ce chô-
mage, dont la durée moyenne est d'environ deux mois par année,
et qui produit une réduction d'un sixième sur le chiffre indiqué plus
haut, on voit que les journées des carriers atteignent encore un taux
exceptionnel, puisque celles des terrassiers ne s'élèvent pas à plus
de 2 francs 75 centimes. La raison de cette différence est dans l'in-
salubrité du métier qu'exercent les premiers; ils se font payer les
chances qu'ils ont d'être emportés par ce qu'ils appellent eux-
mêmes la maladie des carriers. Cette maladie, qui leur permet ra-
rement d'atteindre l'âge de quarante ans, n'est autre chose qu'une
phthisie pulmonaire provoquée non>seulement par la poussière qu'ils
respirent, mais encore par les fatigues auxquelles ils sont exposés
et les efforts musculaires qu'ils sont obligés de faire. Quittant en
été leur domicile à quatre heures du matin, ils n'y rentrent le soir
qu'à huit heures, après s'être reposés seulement pendant les deux
heures les plus chaudes du jour. A les voir en plein soleil frapper à
coups redoublés de leurs masses de fer, qui ne pèsent pas moins de
20 kilogrammes, les coins qu'ils enfoncent dans la roche réfractaire,
s'exposer en sueur à tous les vents perfides qui soufflent à travers
'■ <m de fantaisie; pavés de deux, moitié du payé d*écliantiIlon. On fait aussi
des ftoniiirw de trottoirs, des boutissês d^échantillon formant un paré et demi d*échan-
tilloa, deseotiM, des tablettes pour cayes, des marches d'escalier, etc.; mais ces der-
aiere articles ne 8*adres8ent qu*à la consommation locale. Les pavés seuls font Tobjet
d'an commerce considérable. Mis en place dans les rues de Paris, chaque pavé revient
à pen près à 1 franc, soit 4,000 francs le mille. On voit, en comparant ce chiffre avec
le prix en forêt, tout ce qui est absorbé par les intermédiaires.
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150 REVUE DES DEUX MONDES.
les arbres, on conçoit qu'ils ne puissent résister longtemps à ce dur
métier. Moins meurtrière que la poussière d'acier, celle du grès n'en
occasionne pas moins dans les poumons une irritation dangereuse :
de plys elle dessèche le gosier, et c'est là peut-être son effet le plus
funeste, car elle provoque ainsi l'ouvrier à boire d'une manière
immodérée. 11 est à croire cependant qu'avec des précautions suffi-
3antes, des soin^ hygiéniques convenables et des habitudes de tem-
pérance rigoureuses, les carriers pourraient se soustraire au dan-
ger dont ils sont menacés, et prolonger leur vie bien au-delà du
terme fatal; mais il semble que ce soit là trop exiger d'eux, car si
quelques-uns s'imaginent de bonne foi que l'usage des spiritueux
doit les préserver de cette terrible maladie, le plus grand noml^re
au contraire n'embrassent leur métier que pour satisfaire leur goût
pour l'ivrognerie. Ceux-là savent ce qui les attend, et, célibataires
pour la plupart, ils redoutent peu la mort, n'ayant rien qui les at-
tache à la vie. Les maîtres sont en général plus sobres; aussi trouve-
t-on parmi eux quelques vieillards, ce qui est rare chez les ouvriers.
Ce n'est pas sans un serren^ent de cœur qu'on voit ces jeunes gens,
aujourd'hui forts et bien portans, procéder avec autant d'insouciance
et de sang-froid à leur long suicide. Où trouver le remède à cette
situation? A coup sûr, ce n'est pas dans la réglementation. Ou ne
peut guère l'attendre que de la moralisation de ces malheureux,
auxquels le sentiment des devoirs personnels fait encore trop sou-
vent défait. L'emploi des machines, s'il était possible, serait cepen-
dant un remède radical, car celles-ci, affranchissant l'homme de la
partie la plus pénible de sa tâche, chasseraient des carrières un
grand nombre d'ouvriers, et les forceraient à demander leurs moyens
de subsistance à des occupations moins meurtrières.
Indépendamment de ses pierres, la forêt de Fontainebleau a pen-
dant fort longtemps fourni une assez grande quantité de sable pour
la fabrication des glaces et des porcelaines (1). On en expédiait
jusqu'en Belgique et en Angleterre; mais depuis quelques années
ces carrières ont été abandonnées, le sable des environs de Ne-
mours, à 4 ou 5 kilomètres au sud de la forêt, étant de meilleure
qualité et d'une extraction plus facile.
(i) On obtient les Terres et glaces en fondant ensemble dans un creaset du sable,
du BU fate de soude, de la chaux et du charbon; la p&te obtenue est ensuite coulée ou
soufflée. Le cristal se compose de sable, de minium et de carbonate de potasse* La
qualité des produits dépend surtout de la pureté du sable.
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ÉTUDES FORESTIÈRES. 151
IL
Oq ignore, à proprement parler, la date précise de la fondation
du château de Fontainebleau. On sait seulement que la forêt fut
réunie au domaine de la couronne vers le xi^ siècle, et il est pro-
bable que la construction en fut commencée dès cette époque.
D'abord simple rendez -vous de chasse, le château se transforma,
s'agrandit et s'embellit jusqu'à devenir une résidence que les rois
de France habitèrent régulièrement, pendant une partie de l'an-
née, avec toute leur cour. L'histoire raconte qu'en 1264, Louis IX,
étant à courre le cerf dans ses chers déserts, y fut attaqué par une
bande de brigands, et que, tout en se défendant, il sonna de la
trompe pour appeler ses gens, qui vinrent le délivrer. Une cha-
pelle fut construite à cette occasion , et la montagne qui avait été
le théâtre de l'événement reçut le nom de Bulle Saira- Louis. Dé-
pourvue de routes et entrecoupée de rochers, la forêt fut pendant
longtemps un repaire de malfaiteurs, et les noms de Cave aux bri-
gands^ Caverne des voleurs^ que portent encore aujourd'hui certains
cantons, donnent une triste idée de la sécurité dont les promeneurs
devaient y jouir. L'ermitage de la Madeleine, qu'on avait bâti en
1617, pour y établir un ordre de chevalerie destiné à poursuivre
les duellistes, fut enlevé par une troupe de brigands qui, malgré
tous les efforts de la maréchaussée, parvint à s'y maintenir jusqu'en
1677. L'ermitage de Franchard eut le même sort. Habité d'abord
par un cénobite du nom de Guillaume, puis concédé par Philippe-
Auguste à des religieux de l'abbaye de Saint-Euverte, il fut plu-
sieurs fois envahi par des bandits qui en massacrèrent les reli-
gieux. Il fut détruit en 1712 par ordre de Louis XIV, « afin qu'il
ne soit plus, dit l'ordonnance, ni un asile de débauche ni une re-
traite de voleurs. » On en voit encore lés ruines auprès de la Roche
qui pleure y excavation dans laquelle tombe goutte à goutte l'eau
provenant des infiltrations supérieures. Quoique, suivant Guillaume,
évéque de Tournai, cette eau ne soit ni bonne à boire, ni belle à
voir, on ne lui en attribuait pas moins des vertus curatives.
Au nord de la forêt, sur la route de Melun, se trouve la Table du
Roi. C'est une table en pierre sur laquelle tous les ans, au l*"" mai,
les ofliciers des eaux et forêts venaient recevoir les redevances dues
au roi pour certains usages exercés dans la forêt. L'abbesse du Lys
apportait un jambon et deux bouteilles de vin, et chaque nouveau
marié de la paroisse Saint-Ambroise de Melun déposait un gâteau
et 5 deniers. Henri IV commença le système de routes qui sillonnent
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152 BEYUE DES DEUX MOITOES.
aujourd'hui la forêt; il ouvrit notamment la route ronde qui décrit
une espèce de circonférence dont la ville de Fontainebleau est le
centre et dont le rayon moyen est d'environ 5 kilomètres. Il fit aussi
élever aux principaux rendez-vous de chasse des croix, dont quel-
ques-unes ont subsisté jusqu'à nos jours. Louis XV compléta le sys-
tème commencé. Ouvertes plutôt pour faciliter les chasses que pour
assurer la vidange des bois , ces routes percent en ligne droite les
massifs, escaladent les collines malgré la raideur des pentes, sans
jamais dévier, et se coupent à des carrefours d'où la vue s'étend
dans toutes les directions. Cette disposition permet aux veneurs de
rallier la chasse quand ils se sont égarés. On retrouve ici quelques-
unes de ces légendes qui rappellent la fameuse chasse de saint Hu-
bert ou celle du roi Arthur. De vieux bûcherons vous diront à l'o-
reille, si votre figure leur inspire assez de confiance, que souvent
pendant la nuit ils sont réveillés dans leurs cabanes par les hurle-
mens d'une meute furieuse et les sons retentissans des trompes. Ils
voient alors à travers les arbres, au milieu des flambeaux, s'en-
foncer dans les profondeurs des massifs la chasse du grand-veneur y
lancée à la poursuite d'un cerf imaginaire qu'elle ne peut atteindre.
Ce pauvre grand-veneur, coupable sans doute de quelque méfait
envers saint Hubert, est, paratt-il , condamné à errer ainsi dans la
forêt jusqu'au jugement dernier. Ces vieilles légendes, qui sont
la poésie du peuple, n'ont plus guère de prise sur les générations
nouvelles, dont le respect pour le surnaturel commence à s' affai-
blir beaucoup. Quoi qu'en puissent penser ceux qui s'obstinent à re-
gretter le passé, il n'y a pas à se plaindre de ce changement, car
la raison et par conséquent la dignité humaine gagnent tout le ter-
rain que perd la superstition.
Pour avoir de tout temps été consacrée à la chasse, la forêt de
Fontainebleau n'en a pas moins toujoui*s été soumise à des exploi-
tations annuelles. Ces exploitations, à vrai dire, laissaient autrefois
beaucoup à désirer et donnaient lieu à bien des abus, ainsi que le
constate en 16ÔA M. Barillon d'Amoncourt, conseiller du roi en ses
conseils, député par sa majesté pour la réformation générale des
eaux et forêts au département de l'Ile-de-France, de Brie et de
Perche. « Il est d'autant plus nécessaire, dit-il dans son procès-ver-
bal, de pourvoir au rétablissement de cette forêt par un bon règle-
ment de coupes, qu'on la pourrait dire réduite au point de sa der-
nière ruine. » Pour donner une idée de ce triste état, il suffira de
dire que sur près de 17,000 hectares il n'y en avait alors que 6,740
de boisés, dont 5,000 environ en vieille futaie et arbres épars, et
1,740 en taillis de vingt-cinq ans et au-dessus; le reste était cou-
vert de bruyères et de rochers stériles. Les prescriptions du réfor*
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ÉTUDES FORESTIERES. 15S
mateur Barillon d'Amoncourt n'ayant pas été rigoureusement sui-
vies, un nouveau règlement fut présenté en 1716 par le grand-maltre
de La Faluëre, qui constata en même temps la nécessité de repeu-
pler les vides et de remplacer les futaies dépérissantes. Ce n'était
pas une petite affaire, puisqu'il s'agi3sait de plus de la moitié de la
contenance totale; on se mit cependant à Tœuvre, et Ton fit des
plantations de chêne sur une très grande étendue; plus tard, oa
introduisit le pin sylvestre et le pin maritime, qui prospèrent mieux
que le chêne sur les sols secs, et Ton finit peu à peu par repeupler
la forêt tout entière, moins les roches absolument improductives.
Une des plus grandes difficultés qu'on eût à vaincre, c'est Tac-
tioD, particulièrement désastreuse ici, des gelées printanières, qui:
s'exerce sur les jeunes bois dans une zone comprise entre 1 mètre
et 2 mètres 50 cent, au-dessus du sol. Ces gelées, très fréquentes,
font noircir et tomber les jeunes pousses; mais, dès qu'ils ont pu.
élever leur cime au-dessus de la zone fatale, les arbres sont à l'abri
de toute nouvelle atteinte.
Les essences qu'on rencontre aujourd'hui sont le chêne, le hêtre,
le charme, le bouleau, le pin sylvestre, le pin maritime et un grand
nombre d'essences secondaires, telles que l'érable, le tilleul, l'ali*
zier, le merisier, etc. Parmi les arbustes et arbrisseaux, il faut men-
tionner le genévrier, dont le bois odorant sert à fabriquer une foule
de menus objets de bimbeloterie, la bourdaine, qu'on emploie à faire
de la poudre à canon, les genêts aux fleurs jaunes, et surtout les
bruyères, qui affectionnent les terrains sablonneux, poussent dans
les interstices des rochers, et couvrent parfois des étendues consi-
dérables. Toutes ces essences sont mélangées dans des proportions
variables; en général elles végètent bien quand le sol reste tou-
jours couvert, mais elles s'étiolent de bonne heure quand il est plus
ou moins exposé aux rayons du soleil. Lorsqu'ils sont mélangés avec!
des hêtres en proportion suffisante, les chênes peuvent arriver jus-
qu'à l'âge de cinq ou six cents ans encore en pleine vigueur et at-
teindre des dimensions telles que, pour mon compte, je n'en ai pas
vu de plus beaux; quand ils se trouvent à l'état pur au contraire,
ils se mettent à dépérir et meurent en cime dès l'âge de quarante.
ou cinquante ans, comme des hommes vieux avant l'heure, fatigués
du monde, qui n'aspirent qu'à le quitter. Il en a été ainsi de la plu-.
part des plantations de chênes dont je viens de parler, et qui ne
purent jamais être conduites jusqu'à l'état de futaie. On les coupa
dès qu'on vit la végétation languir dans l'espoir que cette opération
leur rendrait la vigueur perdue, et que les rejets obtenus réussi-
raient mieux que les arbres primitifs. U en îai ainsi pendant les
premières années; mais bientôt, le dépérissement atteignant ces.
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15A RETUE DES DEUX MONDES.
réjets eux-mêmes, il fallut les couper à leur tour. On dut recom-
mencer la même opération à des intervalles de plus en plus rap-
prochés, et Ton fut conduit, par la force des choses, à exploiter en
taillis, à l'âge de vingt-cinq ans, des parties qui étaient dans l'origine
destinées à devenir des futaies plemes. Le mal ne se borna pas là;
car le sol, périodiquement découvert par ces coupes, se stérilisa peu
à peu, devint de moins en moins propre à la végétation du chêne ;
des vides se formèrent de plus en plus grands à chaque révolution»
«t la forêt fut sur le point d*étrë ramenée à l'état d'où on l'avait
tirée au prix de grands sacrifices. C'est alors qu'on eut l'idée d'y
introduire du pin et d'en repeupler tous les vides et clairières. Des
semis de cette essence furent faits sur la plus grande échelle par
MM. de Larminat et de Bois-d'Hyver, inspecteurs de la forêt sous le
roi Louis-Philippe. Grâce à eux, elle fut préservée de la ruine qui
la menaçait, et aujourd'hui plus de A,000 hectares de pins, âgés de
quinze à trente ans, sont disséminés sur tous les points, tantôt mé-
langés avec des bois feuillus, tantôt formant des massifs homogènes
qui couvrent de vastes superficies.
Le pin est en effet l'essence qui convient le mieux aux terrains
dénudés qu'il s'agit de remettre en état. Aucune n'est moins exi-
geante; aucune ne pousse avec plus de vigueur ses rameaux tou-
jours verts là où toute autre succomberait par excès de sécheresse
ou défaut de nourriture. Elle a la précieuse faculté d'amender le
sol, et, par la décomposition de ses aiguilles, de lui restituer des
élémens de fertilité qui permettront plus tard la culture d'essences
plus précieuses. Avant qu'on ne songeât à s'en servir pour repeu-
pler les vides, le pin existait déjà dans la forêt, et l'on en attribue
l'introduction à Lemonnier, médecin de la reine, qui sema au pied
du mail Henri IV des graines qu'il avait rapportées de Riga en 178A.
M. de Bois-d'Hyver ne s'est pas borné à semer des pins sylvestres, il
a greffe sur un grand nombre de ceux-ci des pins laricios, qui ont
parfaitement repris et qui donnent déjà aujourd'hui des graines en
abondance. Les pins maritimes n'ont pas répondu à ce qu'on atten-
dait d'eux. Végétant bien sur les bords de la mer, dont ils aiment
les sables humectés par les vagues, ils ne prospèrent pas dans les
forêts de l'intérieur. Pendant quelques années, il est vrai, ils pous-
sent rapiden>ent, et prennent même de l'avance sur leurs congé-
nères; mais vers quarante ans, pris de la nostalgie des rivages, ils
commencent à dépérir; leurs feuilles se mettent à jaunir; des lé-
gions d'insectes se logent dans leur écorce et ne tardent pas à les
achever. Les massifs s'éclaircissent d'année en année jusqu'à ce
qu'il ne reste plus que quelques individus isolés qui dominent le
rocher comme des paJmiers au milieu du désert. On aurait tort d'en
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ÉTUDES FORESTIÈRES. 155
attendre la mort naturelle, et il vaudrait mieux en finir une fois
pour toutes, les couper sans regret, et les remplacer par des pins
sylvestres qui prospèrent jusqu'à cent ans et au-delà.
Dans son ensemble, la forêt présente donc les aspects les plus
variés et des peuplemens d'une bigarrure exceptionnelle. Sur
1,000 hectares environ, répartis dans les cantons de La Tillaie, du
Gros-Fouteau , duBas-Bréau, des Grands-Feuillards et des Monts-
de-Fays, se rencontrent de vieilles futaies de chênes, de hêtres et
de charmes : ce sont les restes des anciens massifs laissés sur pied.
On grand nombre de ces arbres ont cinq ou six siècles et peu-être
plus encore; quoique parfois morts en cime et creusés dans Tinté-
rieur, ils n'en poussent pas moins chaque année de nouveaux bour-
geons qui suffisent à entretenir ce qui leur reste de vie. Autour de
ces vétérans se pressent de nouvelles générations. Quelques-unes
de ces grandes futaies, spécialement réservées pour les prome-
neurs, ont tout à fait l'aspect d'une forêt vierge où la végétation est
Uvrée à elle-même. Les vieux chênes ont les formes les plus variées
et parfois les plus bizarres. Quand ils ont été isolés dans leur jeu-
nesse , ils ont développé dans toutes les directions des branches la-
térales qoi sont elles-mêmes devenues de véritables arbres; ils sont
peu élevés, mais leur cime étalée projette au loin son ombre. Ceux
qui ont crû en massif serré au contraire sont droits et élancés, et
leurs troncs, unis et sans branches jusqu'à une hauteur de 25 ou
30 mètres, ressemblent de loin à des colonnes gigantesques qui
supportent un faîte de verdure.
Après ces futaies viennent 2,000 hectares environ de perchis dé
quarante à quatre-vingts ans de chêne pur, provenant des planta-
tions faites à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-
ci. Disséminés dans toute la forêt, ils offrent en général une végéta-
tion languissante. 1S,000 hectares, c'est-à-dire la masse principale,
sont couverts de massifs de pins et de taillis de chênes, charmes et
bouleaux, âgés de un à quarante ans, tantôt purs, tantôt mélangés
dans diverses proportions. Ils sont souvent entrecoupés de vides,
couverts seulement de bruyères et de genévriers épars. Enfin vien-
nent les rochers, qui se montrent tantôt sous forme de plaltU^reSy
c'est-à-dire de bancs horizontaux dépourvus de toute végétation,
tantôt sous l'aspect de blocs de grès entassés les uns sur les autres
en longues collines parallèles. Des interstices de ces barricades na-
turelles s'échappent des bouleaux à l'écorce argentée, des gené-
vriers au feuillage sombre, ou des pins maritimes à la cime écrasée.
Qui ne s'est promené dans les gorges d'Apremont, où pour la pre-^
naière fois, dit-on, Louis XIV daigna jeter les yeux sur la pauvre
La Vallière? Qui n'a visité les gorges de Franchard, qui rappellent
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156 BETUE DES DEUX MONDES.
i un si haut degré les paysages bibliqueê? Quand le soleil vient
dorer les sables et illuminer la roche aride de ses chauds rayons, ne
se croirait-on pas dans une de ces solitudes de la Palestine qui ont
vu s'accomplir de si étranges mystères?
Tous les peuplemens forestiers de Fontainebleau sont enchevêtrés
les uns dans les autres avec une telle irrégularité, qu'à chaque pas
le paysage prend une physionomie différente. Si vous longez par
exemple les hauteurs de la SoUe, vous avez à votre droite la vieille
futaie du Gros-Fouteau, si grandiose à côté des maigres taillis du
Mont-Ussy; à votre gauche se déroule un vaste amphithéâtre de ro-
ches grisâtres au milieu desquelles s'élèvent des hêtres branchus et
de noirs genévriers; une plaine immense s'étend à vos pieds, dé-
roulant sous vos yeux, aussi loin que la vue peut porter, une mer
de verdure. C'est en automne surtout qu'il faut parcourir cette fo-
rêt, quand déjà de pâles brouillards ont panaché le feuillage de
mille couleurs, quand la rosée de la nuit a mouillé le sable altéré
des chemins, quand la bruyère en fleur répand dans l'air son par-
fum pénétrant. Ce n'est pas cependant un sentiment de plaisir qu'pn
éprouve alors, c'est plutôt celui d'une certaine tristesse, car, mal-
gré la variété de ses aspects, la forêt de Fontainebleau a une phy-
sionomie monotone ; mais cette monotonie a un tel charme qu'on ne
peut s'en arracher,' cette tristesse a une telle douceur qu'on peut la
comparer au souvenir lointain des personnes qu'on a aimées.
Ce sentiment de tristesse que nous fait éprouver l'aspect de la
forêt, il faut l'attribuer, en partie du moins, à l'absence de cours
d'eau, dont on a expliqué plus haut les causes géologiques. Le mur-
mure d'aucun ruisseau ne se fait entendre dans le silence des soli-
tudes, et vers le milieu du jour, quand déjà le lapin a regagné som
terrier et le chevreuil son fourré, il semble que toute vie se soit
éteinte sous ces voûtes inanimées. Le chant d'aucun oiseau ne re-
tentit dans le feuillage muet des grands arbres, aucun insecte ne
fait entendre son bourdonnement monotone, aucun papillon ne vient
d'une aile indécise se poser sur le calice des fleurs absentes. Tout se
tait, tout est calme, rien que la fourmi .travaillant sans relâche à
son palais de sable, ou la vipère endormie, roulée sur elle-même ,
dans l'ornière du chemin. Solitaire sans être sauvage, cette forêt n*a
rien d'abrupt ni de heurté; on n'y trouve pas l'exubérance d'une na-
ture vierge , mais la douce harmonie des ruines sur lesquelles les
siècles ont passé. Quelques-unç s'en plaignent, et bien à tort peut-
être. N*a-t-on pas projeté sous le premier empire, pour lui donner
un peu plus d'animation, d'y creuser un canal et de joindre le Loing
à la Seine par une rivière artificielle qui devait traverser la forêt
d'un bout à l'autre? Un pareil embellissement lui eût enlevé tout son
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ETUDES FORESTIÈRES. 157
caractère. Grâce à Dieu^ on a reculé devant cette profanation, et il
faut espérer qu'on ne reprendra plus ce projet abandonné.
IIL
Spécialement affectée aux plaisirs de nos souverains, dont la chasse
a toujours été une des passions favorites, la forêt de Fontainebleau
a de tout temps été peuplée d'une grande quantité de gibier. Cerfs,
daims, chevreuils, faisans, perdrix et lapins y abondent. Le manque
d'eau en éloigne le sanglier ; quant au loup et au renard, on leur
fait une guerre si acharnée qu'on en a extirpé jusqu'au dernier. Au
premier abord, cette abondance de gibier ne paraît présenter aucun
inconvénient, et, loin de s'en plaindre, le promeneur qui s'aventure
le matin dans les profondeurs des massifs aime à surprendre de
temps à autre un cerf entouré de trois ou quatre biches, broutant
dans les clairières, et à le voir à son approche s'enfoncer dans le
taûUis, suivi de ses compagnes; il ne lui déplaît pas de faire lever
sous ses pas le lapin, que lui cachait une touffe de bruyère, et d'en
suivre la course en zigzag jusqu'au terrier voisin. Cependant, lors-
qu'on y regarde de plus près, et qu'au lieu de s'en tenir au côté pit-
toresque on va au fond des choses, on ne tarde pas à se convaincre
du mal que fait à la forêt cette multitude d'animaux qui vivent à
ses dépens. Essayons d*en donner une idée. Au dire des gardes les
plus habiles, elle ne renfermait, il y a quelques années, pas moins
de deux mille cerfs et biches de tout âge. Ces deux mille animaux
sont obligés d'y chercher leur nourriture, et comme ils n'y trouvent
que fort peu d'herbe, c'est au bois qu'ils s'en prennent, et ils ne s'en
font pas faute (1). Ils ravagent périodiquement les plantations qu'on
n'a pas pris le soin d'entreillager, et broutent les rejets de taillis au
fur et à mesure qu'ils repoussent. On a calculé que, par le fait seul
de ces abroutissemens et du retard qui en résulte dans la végéta-
tion, la production ligneuse annuelle se trouve diminuée de six mille
stères, qui, à 10 fr. l'un, représenteraient une somme de 60,000 fr.
Bncore ce chiffre ne comprend-t-il pas les frais de repeuplement
qu'il faudrait faire pour maintenir les massifs à l'état complet; car,
sous ces atteintes répétées, les souches s'épuisent rapidement, et
dépérissent en laissant des vides au bout de quelques révolutions.
Ce n'est pas seulement aux bois feuillus que s'attaquent Ips cerfs;
ils sont également très nuisibles aux pins, dont ils arrachent, pour
aiguiser leurs dents, l'écorce en longues lanières, ou qu'ils blessent
(1) DuM les forêts oayertes, ces animaux vont au gagnage dans la plaine; ouds alors
il fini payer les dégâu qu'ils occasionnent au cultures.
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158 REVUE DES DEUX MONDES.
en frottant leur tête pour faire tomber leurs bois. Sur des massife
de' plus de cent hectares, il arrive parfois de ne pas rencontrer un
seul pin qui ne soit plus ou moins endommagé.
Voilà pour le gros gibier; mais pour le lapin c'est bien autce
chose encore, car celui-ci, non content de brouter les jeunes pousses,
attaque tous les arbres, quelles que soient leurs dimensions, en
ronge Técorce au collet de la racine, et leur fait une incision annu-
laire qui en occasionne souvent la mort. Dans ces dernières année»,
les lapins avaient commis de tels dégâts, que la destruction absolue
en a été ordonnée dans toutes les forêts de la liste civile. De tout
temps du reste, les dégâts de ces animaux ont fait le désespoir dea
forestiers. En 1604, le réformateur général Barillon d'Amoncourt
avait pris une décision semblable non-seulement pour la forêt de
Fontainebleau, mais pour les forêts particulières voisines sur les-
quelles s'étendait également sa juridiction. «Et parce que les lapins
sont préjudiciables aux forêts, dit-il dans son rapport, et nuisibles
au public, il sera ordonné, s'il plaît à sa majesté, de remettre en
vigueur les anciennes ordonnances, d'interdire au dehors l'établis-
sement de nouvelles garennes et de détruire celles qui existent dans
la forêt. »
Un personnel nombreux, composé d'un grand-veneur, d'un pre-
mier veneur, d'olTiciers de divers grades, de piqueurs et de valets
de chiens, est affecté spécialement au ser\4ce de la vénerie impé-
riale, qui comprend les chasses à tir et les chasses à courre. Les
premières se font dans des parcs spéciaux appelés iin^s; les chasses
à courre seules ont lieu en forêt. La vénerie impériale n'est pas sou-
mise aux prescriptions des lois sur la chasse destinées à prévenir la
destruction du gibier. Un tel abus en effet n'est pas à craindre dans
les domaines de la liste civile, où Ton veille avec le plus grand soin
à la conservation des animaux de chasse; mais, puisque le but de
la loi est ainsi atteint sans que la loi même soit appliquée, on
peut se demander s'il est réellement indispensable, pour avoir du
gibier, d'imposer à la jouissance de la propriété privée les restric-
tions que l'on connaît. Qu'on veuille bien le remarquer, le droit
commun, c'est la liberté pour le propriétaire de faire chez lui ce
que bon lui semble, tant qu'il ne lèse pas autrui. L'exception, c'est
la loi sur la chasse, qui subordonne ce droit à certaines conditions
et le limite à certaines époques. L'exception est-elle suffisamment
motivée? Voilà ce qu'il est peut-être utile d'examiner en quelques
lignes, puisqu'il est question de remanier la loi de 18àâ. Ce n'est
pas, après tout, s'écarter du sujet : c'est montrer un des côtés éco-'
nomiques des questions que soulève l'entretien d'une forêt appro-
priée à la chasse, comme celle de Fontainebleau.
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ÉTUDES FORESTIÈRES, 159
Quel peut être l'objet d'une loi sur la chasse? C'est, on vient de le
dire, la protection du gibier; mais pourquoi cette protection? En
quoi le ^ier mérite-t-il d'attirer sur lui l'attention du législa-
teur et de mettre en mouvement la force publique? On ne peut
voir à une semblable exception que deux motifs, quelque peu plau-
sibles, car la question fiscale du permis de chasse est trop insi-
gnifiante pour entrer en ligne de compte (1). Ces deux motifs sont
l'agrément des chasseurs et l'approvisionnement de nos marchés
en gibier. Quant au premier, on avouera que c'est de la part du
gouvernement prendre un bien grand souci pour un bien petit ré-
sultat, surtout si l'on songe à ce que l'exécution de cette loi pro-
voque d'arrêtés et de circulaires pour ouvrir ou fermer la chasse,
pour la permettre ou la défendre en temps de neige, pour distin-
guer les animaux nuisibles de ceux qui ne le sont pas. C'est tout
un monde de gendarmes, de maires et de gardes champêtres qu'elle
met en mouvement. Que Ton réfléchisse encore aux haines qu'ac-
cumule cette loi, aux amendes qu'elle fait encourir, aux crimes dont
eile est Toccasion ; qu'on remarque aussi combien elle est vexa-
tMre dans ses mesures contre le colportage, en défendant même la
vente du gibier provenant des propriétés closes, et Ton sera bien
en droit de se demander si le plaisir de deux cent mille ou trois cent
mille individus est en réalité une question d'ordre public d'une si
grande importance. Y a-t-il là en effet quelque chose qui mérite
d'être encouragé? Si la chasse a pour beaucoup de personnes, je
dirai presque pour tout le monde, un si grand attrait, ce n'est pas,
comme on Ta prétendu, à cause de l'imprévu qu'elle présente, et
de l'occasion, trop rare, hélas I qu'elle nous donne d* exercer notre
volonté et notre activité : c'est tout simplement parce qu'elle réveille
en nous Tinstinct de la vie sauvage et aventureuse qu'ont menée
nos pères. 11 se produit dans ce cas en ùous quelque chose d'ana*
logue aux phénomènes de réversion en histoire naturelle, où l'on
voit pendant de longues générations les individus issus d'une souche
commune tendre toujours à reprendre les caractères principaux de
leurs ancêtres. Est-il bien utile d'entretenir chez nous des habitudes
de violence qui rappellent l'enfance de l'humanité?
Un intérêt plus sérieux s'attacherait, à en croire quelques per-
sonnes, au maintien de la législation actuelle sur la chasse : c'est,
nous l'avons dit, l'intérêt de l'alimentation publique. Assurément le
(1) Le permis de chas^ ne constitue pas d^ailleurs une restriction réelle du droit
d» cbaase; c'est ^o ioipàt plus on moins bien assis, mais qu'on pourrait à la rigueur
eauenrer. La restriction véritable consiste dans la défense • faite au propriétaire de
chiMcr chex lui à certaines époques et avec les engins qui lui conviennent, et de trans*
porter le gibier qui lui appartient
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160 BEYUE DBS DEUX MONDES.
gibier sert, dans une certsdne mesure, à l'alimentation, moins ce-
pendant qu'on ne le croit, car si Ton pouvait compter ce qu'il nous
mange de blé, d'avoine, de trèfle, de pommes de terre ou de bois,
peut-être serait-on étonné du résultat; mais, en admettant même
qu'il ne coûte pas plus cher qu'il ne vaut, ce qui est pure con-
cession, on se demande en quoi ce genre d'alimentation est plus
digne de la protection de la loi que tout autre. L'élève du bétail
par exemple n'a pas besoin de l'intervention du gouvernement pour
faire face aux exigences de la consommation, et il en sera de même
de la production du gibier le jour où celui-ci se vendra assez cher
pour que certains individus trouvent un intérêt à s'y livrer.
La suppression de la loi ne détruirait pas d'ailleurs le plaisir de
la chasse, car les propriétaires resteraient toujours maîtres d*agir
dans leurs domaines comme ils l'entendraient et de faire poursuivre
comme voleurs ceux qui viendraient y chasser sans leur autorisa-
tion (1). L'état et les communes continueraient à louer leurs forêts
aux conditions qu'il leur plairait d'imposer, de manière à les ga-
rantir contre les dégâts des animaux. Quant aux particuliers, ils
ne seraient plus dans cette singulière position de pouvoir, à une
certaine époque de l'année, détruire jusqu'à la dernière tête le gi-
bier que contiennent leurs bois, et de ne pouvoir à tout autre mo-
ment y tuer même un chevreuil, s'ils en ont envie.
Un autre fait qui prouve l'inutilité des lois sur la chasse, c'est
qu'elles ne nous ont pas délivrés des braconniers, qui tuent vingt
fois plus de gibier que les vrais chasseurs. Dans la forêt de Fontai-
nebleau, comme dans toutes celles de la liste civile, le braconnage
est un délit très commun en même temps que très productif. Les
gardes ont beau être sur pied nuit et jour, ils ne peuvent l'empA-
cher. Ceux qui en font leur métier commencent par étudier avec
soin les mœurs et les habitudes du gibier. Couchés, immobiles, le
long des routes ou au milieu des fourrés, ils restent pendant des
journées entières à observer les passages les plus fréquentés. Une
fois ceux-ci reconnus, ils tendent leurs lacets, qui sont des fils de
laiton formant un nœud coulant. Us les fixent à un jeune arbre dont
ils inclinent la cime vers la terre, et qu'ils assujettissent dans cette
position comme un arc tendu. Un cerf ou un chevreuil vient- il à pas-
ser, il se prend dans le nœud coulant; l'arbre aussitôt, se détendant
comme un ressort, se redresse, enlevant avec lui le pauvre animal
suspendu, qui périt étranglé sans pouvoir se débarrasser de cette
(1) En laissant chacun libre de chasser chez lui, il faudrait faire une exception pour
les oiseaux insectivores, dont la destruction devrait être défendue d'une manière aèso-
lue. n s*agit en effet ici d'une question d'intérdt général qui motire parfaitement Tiii»
tervention de la loi.
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ÉTUDES FORESTIÈRES. 161*
étrmte. Tous les trois ou quatre jours, les braconniers viennent visi-
ter leurs lacets et emporter le gibier qui s'y trouve pris. Les gardes
les connaissent bien, mais le difficile eBt de les prendre sur le fait. 11
en est d'autres qui ne braconnent que par occasion, et qui se bor-
nent, quand ils savent les gardes occupés ailleurs , à venir tirer un
ùtisan ou un chevreuil. Il s'en est même trouvé qui chassaient en
voiture. Circulant dans toute la forêt comme de simples promeneurs,
ils. n'inspiraient aucune défiance; mais dès qu'ils apercevaient une
pièce quelconque, ils l'abattaient d'un coup de fusil , la cachaient
daas leur voiture et continuaient tranquiUement leur promenade.
Quant aux propriétaires riverains, ils considèrent comme de bonne
guerre de semer sur leur terrain du sarrasin pour y attirer les fai-
sans, qui en sont très friands, ou de faire battre les cantons voisms
povr en chasser le gibier qu'ils attendent sur les limites. Il faut aux
gardes plus que de Thabileté poiu* déjouer toutes ces ruses , il leur
faut un grand courage , et plus d'un déjà est tombé victime de son
devoir. On a créé pour les aider un corps spécial de gendarmes à
cheval qui n'ont d'autre fonction que la police et la surveillance de
la forêt, et qui les accompagnent dans leurs patrouilles nocturnes.
Les gardes ont l'ordre de détruire tous les animaux nuisibles
qu'ils rencontrent, et l'on considère comme tels tous ceux qui vi-
vent aux dépens du gibier, en mangent les petits ou dévorent les
ceuis. Les renards, fouines, belettes, putois, taupes, mulots, etc., sont
poursuivis par eux avec acharnement, et une prime leur est allouée
pour chaque tête d'ennemi qu'ils apportent. Pour s'en emparer, ils
tracent des sentiers d'assommoir^ c'est-à-dire de petits sentiers de
30 centimètres de large, qui traversent les massifs dans toutes les
directions. De distance en distance sont placées de petites caisses
en bois masquées par des broussailles, et dont le couvercle, soulevé
par une baguette posée sur une espèce de bascule, est chargé d'une
pierre. Le matin, quand les animaux se mettent en campagne pour
chercher leur nourriture, ils suivent de préférence ces sentiers plu-
tôt que de passer à travers l'herbe humide de rosée. Arrivés à ces
caisses, ils mettent par leur poids la baguette en mouvement et font
tomber le couvercle, qui les écrase. On prend -aussi par ce moyen
une quantité considérable de lapins, car les gardes, ayant le droit
d'en consommer un certain nombre pour leur compte, et tenus d'en
livrer également aux agens, cherchent autant que possible à ména-
ger leur peine, leur poudre et leur plomb. Cependant le procédé le
plus en usage pour le lapin est l'emploi du furet. 11 suffit de l'intro-
duire dans un terrier pour que les habitans éperdus s'enfuient de
tous côtés, et si l'on a pris la précaution de placer des filets à l'ou-
verture, on s'en empare facilement. Quand on veut au contraire pro-
XLT. 11
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162 REYDE DES DEUX MONDES.
céder à la destruction des lapins dans un canton, on suit une autre
marche; on ferme les terriers pendant la nuit, alors qu'ils sont de-
hors, et on fait des battues enceinte par enceinte.
IV.
Quel est, dans la condition particulière où elle se trouve, le traite-
ment applicable à la forêt de Fontainebleau? Gomment concilier les
exigences cynégétiques auxquelles elle répond avec les considéra-
tions économiques et culturales qui règlent l'exploitation des forêts?
Sous ce rapport, le doute n'est pas possible. Le régime de la futaie^
avec une révolution de cent vingt ou cent cinquante ans, peut seul
lui convenir. J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion d'exposer les rsû-
sons qui font à un propriétaire impérissable comme l'état une obli-
gation d'adopter de longues révolutions, comme étant celles qui
donnent les produits à la fois les plus considérables et les plus pré-
cieux. Toutes choses égales d'ailleurs, une forêt exploitée une seule
fois à l'âge de cent vingt ans fournit plus de matière et une matière
plus utile que si, pendant le même laps de temps, on l'avait exploi-
tée quatre fois à l'âge de trente ans. Il en résulte qu'un propriétaire
qui peut attendre a tout intérêt à préférer la première exploitation.
C'est le cas de la forêt de Fontainebleau, qui, appartenant à l'état,
a été cédée en usufruit à la couronne, qui n'est guère moins im-
muable que lui. A cette première considération s'en joint une autre,
qui fait de l'adoption du régime de la futaie une question d'être ou
de ne pas être pour cette forêt; c'est la nature du sol. Un terrain
aussi peu consistant, qui contient 98 pour 100 de sable pur et laisse
l'eau s'infdtrer jusque dans les couches inférieures ou s'évaporer
aux premiers rayons du soleil, demande, pour ne pas se stériliser
complètement, à être constamment couvert. L'eau est l'agent in-
dispensable de toute végétation , et dans un sol naturellement sec
le traitement appliqué doit avoir pour effet d'y conserver une cer-
taine fraîcheur. La futaie seule remplit ces conditions, puisque
les arbres, constamment maintenus en massif, protègent le sol
contre l'irradiation solaire, et lui restituent, par la décomposition
annuelle de leurs feuilles, les élémens minéralogiques qu'ils y
ont puisés. Avec le taillis au contraire, le sol, découvert tous les
vingt -cinq ou trente ans, se dessèche peu à peu, perd ses élé-
mens fertilisans, et finit par devenir impropre à toute végétation.
Nulle part les résultats produits par ces différens modes de traite-
ment ne sont plus frappans que dans la forêt de Fontainebleau. A
côté de massifs magnifiques, peuplés d'arbres plusieurs fois sécu-
laires, d'une végétation luxuriante, on rencontre souvent des par-
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ÉTUDES FORESTIÈRES. 163
des presque vides, couvertes de bruyères, entrecoupées çà et là de
cépées de chênes rabougris ou de bouleaux isolés que des exploita*
tions successives de taillis ont amenées à cet état. On serait tenté
tout d*abord , en voyant ce sable ridé par le vent , de croire que le
sol est incapable d'entretenir une végétation plus active, et Ton
s'étonne même qu'il ait pu produire les maigres végétaux qui le
couvrent; mais, en y regardant de plus près et en le comparant à
celui de la futaie voisine, on s'aperçoit bientôt que, minéralogique-^
ment parlant, il n'y a pas de différence entre eux, et les analyses
qui ont été faites ont donné en effet, dans la futaie comme dans
le taillis, une proportion de 98 pour 100 de sable contre 2 pour 100
d'argile. On peut donc conclure de là que la vigueur de l'une et
le mauvais état de l'autre ne doivent être attribués qu'à la diffé-
rence des traitemens, et non à une autre cause. Cette conclusion
d'ailleurs est confirmée par des descriptions de la forêt que con-
tiennent d'anciens rapports, et qui constatent que des parties au-
jourd'hui absolimaent désertes étaient autrefois couvertes de magni* •
fiques futaies.
S'il fallait d'autres motifs encore pour faire adopter ce traitement,
on en trouverait dans la destination même de cette forêt. Le gibier,
s'attaquant surtout aux jeunes bois, fait d'autant plus de mal que
ceux-ci sont plus étendus; si par exemple les dégâts se font sentir
jusqu'à l'âge de dix ans dans une forêt exploitée à la révolution de
trente ans, ils porteront sur le tiers de la contenance, tandis qu'ils
ne porteront que sur le quinzième, si la révolution est de cent cin-
quante ans. Enfin, au point de vue pittoresque, la futaie, avec ses
grands arbres qui se balancent au vent, a une bien autre majesté
que les taUlis, dont la hauteur ne dépasse pas 10 mètres, à peine
de quoi ombrager les routes. Dans une forêt si fréquemment visitée,
cette considération a une telle importance que, pour ne pas la dé-
pouiller de sa plus grande beauté, on a dû, sur la demande même
des habitans, s'abstenir de faire aucune coupe dans quelques-uns
des cantons couverts de vieux massifs, afin de les conserver comme
un but habituel de promenades.
On a vu plus haut comment, malgré tant de raisons péremptoires,
on avait été conduit à en exploiter en taillis la plus grande partie.
Aujourd'hui que les f&cheux effets de ce régime ont été constatés,
on en revient à une application plus saine des règles de la sylvicul-
ture, car les opérations qu'on y fait ont pour objet de la ramener tout
entière, ou à peu près, à l'état de futaie pleine. Pour opérer cette
transformation, il a fallu en effectuer l'aménagement, c'est-à-dire
fixer à l'avance la nature et l'importance des coupes à asseoir pen-
dant toute la période transitoire» de telle manière qu'à l'expiration
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loi BEVUE DES DEUX MONDES.
de celle*ci toute l'étendue présente une série de bois d'âges uni-
formément gradués depuis un jusqu'à cent vingt ans. Je n'insisterai
pas sur les détails techniques que comporte une opération aussi com-
pliquée, et je me bornerai à faire remarquer qu'un pareil résultat ne
peut être obtenu qu'à deux conditions : une réduction dans l'impor-
tance des coupes faites précédemment et l'exécution, sur une grande
échelle, de travaux de repeuplement. La réduction des coupes est
une conséquence nécessaire du changement de régime. Pour passer
du taillis à la futaie, c'est-à-dire d'une forêt exploitée normalement
à l'âge de vingt-cinq ans à une forêt qui le sera à cent vingt, il est
évident que pendant les premières années il faut s'imposer une pri-
vation. Plus tard on retrouvera son compte, et au-delà, car lorsque
la forêt aura atteint son âge normal, le cent-vingtième portant sur
des bois âgés de cent vingt ans représentera un revenu plus consi-
dérable que le vingt-cinquième ne portant que sur des bois de vingt-
cinq ans; mais pour le moment il s'agit de reconstituer un capital,
ce qui ne peut se faire sans ime économie sur le revenu. Il n'est
pas douteux qu'une fois en futaie pleine, elle ne puisse produire
100,000 mètres cubes, dont 1/3 au moins sera propre à l'industrie,
et qui vaudront 1,500,000 francs et au-delà.
Ce n'est pas une petite question que de déterminer à l'avance dans
une forêt l'importance, des coupes à faire et les points sur lesquels
il faut les asseoir; mais la difficulté devient bien plus grande encore
quand il s'agit de massifs aussi fréquentés que ceux de Compiègne
et de Fontainebleau, où les moindres exploitations sautent aux yeux,
et prennent presque les proportions d'un événement. Il est singu-
lier de voir avec quelle légèreté les personnes les plus étrangères
à la sylviculture s'expriment sur certaines opérations forestières,
sans même se donner la peine d'examiner si elles ne sont pas l'ap-
plication d'un plan général arrêté à l'avance en vue d'un but spécial.
Avec une superbe assurance, elles tranchent à première vue et sur un
simple coup d'œil des questions que les praticiens les plus habiles ne
peuvent décider sans de longues et patientes études, sans une recon-
naissance détaillée de tous les massifs, sans un inventaire complet de
tous les arbres exploitables. On conçoit que l'abatage d'ime vieille fu-
taie, dont les arbres plusieurs fois centenaires ont prêté leur ombrage
à de nombreuses générations, cause une certaine peine, et qu'en
voyant ces vétérans tomber sous la cognée, le premier mouvement
soit de crier au vandalisme. Cependant peut-il en être autrement 7
Si ces massifs sont arrivés à maturité, il faut bien les abattre, à
moins qu'on ne veuille renoncer à tirer de sa forêt un revenu quel-
conque. Traitez-la alors comme un parc, bornez-vous à y couper
les arbres morts et à les remplacer par d'autres; mais du moment
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ÉTUDES FORESTIERES. 165
qu'il s'agit d'exploitations régulières* il n'y a pas à hésiter. Qu'im-
porte après tout que tel vieux massif disparaisse, si, les coupes se
succédant avec ordre, des peuplemens nouveaux prennent la place
des anciens, et si, grâce au roulement qui s'établit, la forêt se main-
tient toujours dans le même état? Il n'y a dans tout cela aucune
espèce de vandalisme, et, tant qu'on reste dans les limites normales
de la production annuelle, une forêt ne périclite pas. S'étaient-ils
bien rendu compte de ces circonstances ceux qui ont jadis accusé
l'administration du roi Louis- Philippe d'avoir pratiqué des coupes
abuâves dans les forêts de la liste civile? Les avaient-ils parcou-
rues pied à pied? en avaient-ils compté tous les arbres et reconnu
rétendue des repeuplemens artificiels? C'est douteux, car ils ne se
lussent pas faits les organes d'accusations qui ont été reconnues
mal fondées (1).
Mais la fixation des coupes annuelles ne suffit pas pour assurer
la perpétuation d'une forêt, il faut encore que chaque coupe laisse
derrière elle de jeunes peuplemens qui doivent remplacer les massifs
disparus. Quand l'ensemencement ne se fait pas naturellement par
les graines tombées des arbres, il faut avoir recours à des procédés
artificiels, et alors, suivant les circonstances, on se décide soit pour
la plantation, soit pour le semis. Dans le premier cas, on emploie
de jeunes plants âgés de quatre ou cinq ans, élevés en pépinière,
qu'on place dans des trous creusés à un mètre de distance les uns
des autres. Cette opération, qui se fait à l'automne ou au prin-
temps, doit être suivie pendant deux années de binages destinés à
empêcher les plants d'être étouffés par les herbes; tout compte fait,
elle ne revient à guère moins de 500 ou 700 francs par hectare, ce
qui, comme on voit, est assez cher. Autrefois il existait à Com*
piègne et à Fontainebleau, pour les travaux de cette nature, des
entrepreneurs qui les exécutaient à forfait et qui étaient respon-
sables de la réussite. Certains d'avoir dans chaque forêt pour 15 ou
20,000 francs de plantations à faire chaque année, ils s'étaient ou-
tillés en conséquence et avaient dressé des ouvriers spéciaux. Us
employaient d'habitude des femmes et des enfans, qui, outre l'éco-
nomie du salaire, leur offraient l'avantage d'une plus grande dexté-
rité. Pour manier de jeunes plants, pour les placer dans les trous
préparés à l'avance, pour étaler convenablement le chevelu des ra-
(1) On se rappelle qa*une commisuon présidée par M. Troplong a été chargée
en IS50 de faire une enquête sur la gestion de ces forôts pendant le dernier règne.
Cette commission a constaté non-seulement que la possibilité en matière de coupes
n*aTaît pas été outre-passée, mais que des travaux d*amélioration avaient été terminés
pQor une tomme de 4,150,000 francs. Aussi décida-t-elle à Tunanimité qu*il n*y avait
paa lieu de donner suite aux réclamations soulevées contre la gestion de la liste civile.
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166 BEYUE DES DEUX MONDES.
cines, pour les recouvrir de terre, il faut moins de force que d'a-
dresse; à cet égard, qui en doute ? la supériorité des femmes est in-
contestable. Grâce à ce système, on a créé dans ces forêts, sur une
très grande échelle, des plantations qui ont perpétué jusqu'à nos
jours les noms de MM. Pannelier et Marsault, qui les ont exécutées.
Depuis quelques années, on a préféré se passer d'entrepreneur et
mettre ces travaux en régie ; mais jusqu'ici il est douteux que les
résultats obtenus soient beaucoup plus favorables.
Les semis coûtent moins cher que les plantations , mais ils sont
d'une réussite moins certaine, car les graines sont exposées à être
mangées par les oiseaux ou les mulots, ennemis que les entreil-
lagemens les plus serrés ne peuvent éloigner. Les frais de cette
opération, qui comprennent la préparation du terrain, le répandage
et le prix de la graine, s'élevaient jusque dans ces derniers temps
à 300 francs par hectare environ. Une invention récente, celle de
la charrue forestière, due à M. Dubois, inspecteur des forêts à
filois, les a réduits de près des deux tiers. L'instrument auquel il
a donné ce nom, et qu'il a eu l'idée d'appliquer à la culture des fo-
rêts, n'est autre chose que le scarificateur de Roville, légèrement
modifié. Il se compose d'un bâti porté sur trois roues, armé de cinq
socs à versoir, dont deux sont placés en avant et trois en arrière,
et assez solides pour retourner un sol compacte et sillonné de ra-
cines. Un levier qu'on fixe au moyen d'une cheville détermine le
degré d'entrure de ces socs , et deux mancherons placés à l'arrière
servent à guider la charrue et à la soulever quand elle vient à ren-
contrer des obstacles. Attelée de deux chevaux en arbalète, guidés
par un enfant, elle peut passer entre les arbres, et, en évitant les
rochers ou les trop grosses racines, retourner le sol d'une forêt pour
en préparer l'ensemencement. Elle enterre les feuilles, arrache les
herbes et les bruyères, facilite l'action des influences atmosphéri-
ques, et réussit souvent à raviver la végétation de peuplemens af-
fectés déjà, faute d'au: et d'humidité , d'un dépérissement anticipé.
Avec ce procédé, le labour d'un hectare ne revient qu'à 20 francs,
et en évaluant à 5 francs l'hectolitre de glands et à 12 francs l'hec-
tolitre de faines, le prix d'un semis mélangé de chênes et hêtres ne
s'élève pas à plus de 120 francs par hectare. C'est, on le voit, une
économie sensible sur le prix précédent. La charrue forestière sera
d'un emploi très utile à Fontainebleau, où l'on rencontre de nom-
breux perchis de chêne pur, de quarante ans et au-dessus, qui
commencent à dépérir faute d'une humidité suffisante (1). Il sera
(1) Des trayftux de cette natare opérés récemment dans la forêt de Sal]it-<3«rmain
sur une très grande étendae ont donné d'exeellens résultats.
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ÉTUDES FORESTIÈRES. 167
fecîle par ce moyen de créer un sous-étage de hêtres qui, recou-
vrant complètement le sol et y entretenant une fraîcheur salutaire,
auront bientôt rendu sa vigueur au peuplement primitif. Cet instru-
ment servira également à effectuer des semis de pins partout où il
serait impossible de faire venir des essences plus précieuses. Du
reste, les procédés employés pour ceux-ci sont déjà très économi-
ques. Ainsi M. de Bois-d'Hyver se bornait, dans les parties cou-
vertes de bruyères, à faire répandre les graines à la volée, sans au-
cune préparation préalable du terrain; puis, cela fait, il autorisait
les indigens des villages voisins à venir extraire ces bruyères, qu'ils
employaient comme litière poiu- leurs bestiaux. Cette extraction re-
muait le sol comme un labour, et faisait tomber ces graines sur un
terrain dont la préparation n'avait ainsi rien coûté.
A l'époque où Ton a commencé à opérer les semis de pins sur
une grande échelle, afin d'avoir toujours une quantité de graines
suflisante, on a fait construire une sécherie spéciale. On sait que les
semences de pins, comme celles des autres résineux, sont renfermées
dans des cônes écailleux. Au moment de la dissémination, les écailles
s'ouvrent spontanément, et les semences, qui sont munies d'une
aile, sont emportées au loin par les vents. La sécherie a pour objet
de provoquer artificiellement par la chaleur l'ouverture des cônes,
de manière qu'on puisse récolter les graines qui s'en échappent.
C'est un bâtiment en maçonnerie ayant deux étages superposés et
chauffe par un four d'où sortent des tuyaux de calorifère. Les cônes,
recueillis en forêt par des femmes et des enfans, sont étalés à l'étage
supérieur sur des claies, d'où, après avoir laissé échapper une par-
tie de leurs graines, ils sont transportés successivement aux étages
inférieurs; la chaleur devenant de plus en plus forte, ils finissent par
abandonner complètement toutes les graines qu'ils contiennent. Le
chargement se fait toutes les vingt-quatre heures, et les semences
obtenues dans les différens étages sont recueillies séparément, celles
des étages supérieurs valant mieux que les autres. Une sécherie de
cette nature ne coûte pas d'autres frais que la récolte des cônes, car
ce sont ceux-ci qui, une fois vidés, servent au chauffage du four.
Dans la forêt de Fontainebleau, comme dans toutes celles de
Tétat, les coupes sont annuellement vendues siu* pied à des adjudi-
cataires qui les font exploiter pour leur compte. Le produit qu'elle
fournit actuellement, et qu'on peut évaluer à A0,000 mètres cubes
environ , ne consiste guère qu'en bois d'industrie et en bois de
feu. Les chênes y sont peu propres à la charpente, et la marine
Tient rarement y chercher des pièces pour la construction des vais-
seaux. Gela s'explique par ce fait, que, le sol étant naturellement
aride, les couches concentriques annuelles sont très rapprochées
les unes des autres, et forment ce qu'on appelle un bois gras, qui
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168 REYÙE DES DEUX MONDES.
n'a pas la ténacité et l'élasticité de celui qui provient de terrains
plus fertiles. En revanche, ces chênes sont excellens pour la fente :
on en fabrique des lattes, des douves, des merrains, etc., objets
d'un très grand débit et d'une valeur considérable dans les environs
de Paris. Le hêtre et le charme ne se rencontrent encore qu'acci-
dentellement dans les futaies, et il s'en trouve trop peu de grandes
dimensions pour qu'on puisse en tirer pai'ti dans l'industrie. Quand
la forêt tout entière sera en futaie, et que ces essences, mélangées
au chêne, constitueront une partie importante des peuplemens, il
y aura sans doute alors avantage à y installer, comme à Compiègne,
un chantier d'injection d'après le système Boucherie, afin de pou-
voir les utiliser comme traverses de chemins de fer. Jusqu'ici on se
borne à les débiter en chauffage, ainsi qu'on fait également de tous
les brins de taillis (1). Les pins encore trop jeunes pour donner de
la charpente sont recherchés par les boulangers, et les bourrées
par les chaufourniers du pays. Tous les autres bois sont expédiés
sur Paris, qui est le centre de consommation de toute cette ré-
gion, et qui étend jusque dans la Bourgogne son rayon d'approvi-
sionnement. C'est par la Seine, qui contourne la forêt sur quelques
points, que les bois se dirigent vers la capitale, soit par bateaux,
soit en immenses radeaux. La consommation locale est en général
desservie par des bois particuliers, assez nombreux dans le voisi-
nage.
La forêt de Fontainebleau emploie chaque année un nombre con-
sidérable d'ouvriers et de bûcherons, tant pour les travaux d'amé-
lioration et d'entretien que pour l'exploitation des coupes. La plu-
part des bûcherons sont du pays, c'est-à-dire de Fontainebleau
même et des villages voisins, et beaucoup, exerçant ce métier de
père en fils depuis un très grand nombre de générations, y ont ac-
quis une habileté prodigieuse. L'habileté en effet est chose héré-
ditaire, et Ton peut affirmer que celui dont les ancêtres ont pendant
de longues années exercé une certaine profession y est naturelle-
ment plus apte que tout autre dont l'éducation est complètement à
faire. J'ai vu des bûcherons tellement habiles à manier la hache,
tellement sûrs de leur coup d'œil, qu'ils fendaient d'un seul coup
une noisette placée entre leurs doigts de pied. Ils sont payés à la
tâche, et peuvent gagner de 2 francs 50 cent, à 3 francs par jour;
ils ont en outre les copeaux et les bouts de bûches qui n'ont pas les
dimensions requises pour le commerce. Il leur arrive quelquefois
de s'entendre entre eux pour faire la loi aux marchands de bois et
leur imposer des conditions plus onéreuses, mais le cas est rare; la
(1) On distingue les bois de feu suivant leurs dimensions et qualités en bois de
corde ou grands bois, charbonnette, bois câlin, bois brigot, cotrets, bois de rebut et
bourrées.
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ETUDES FORESTIERES. 169
quantité de travail disponible étant toujours à peu près la même, le
nombre d'ouvriers qu'on peut occuper ne varie pas sensiblement,
et au besoin les adjudicataires font venir des Belges ou des Bour-
guignons. Ces hommes passent une grande partie de Tannée dans
la forêt, ne la quittant que le dimanche pour aller renouveler leurs
provisions; ils couchent dans des baraques en bois recouvertes de
terre , et le plus souvent ont avec eux leur femme et leurs enfans
qui les aident dans la mesure de leurs forces. Pendant l'été, quand
le travail chôme en forêt, ils cultivent le lopin de terre qu'ils possè-
dent, ou louent leurs services comme journaliers. Avec de l'ordre et
de l'économie, ils arrivent presque tous à une petite aisance qui les
met à l'abri du besoin ; ils ne sont pas d'ailleurs, par la nature de
leurs occupations, exposés à des crises semblables à celle qui sévit
si malheureusement sur nos ouvriers cotonniers. Tant qu'ils sont
bien portans, ils n'ont pas de chômage à craindre, et quand vient
la maladie, ils trouvent, s'ils ont été prévoyans, la société de secours
mutuels qui pourvoit à leurs besoins.
Les ouvriers bûcherons ne sont pas les seuls qui vivent de la
forêt; il y a encore les fondeurs, qui débitent le bois en lattes et en
merrain, les voituriers, qui le transportent de la coupe au port
d'embarquement sur la Seine, les flotteurs et les bateliers, qui
l'amènent par eau jusqu'à Paris, les menuisiers et les charpen-
tiers, qui le travaUlent de mille manières, tous ceux enfin qui
contribuent d'une façon quelconque à le mettre à la portée du con-
sommateur. Les &0,000 mètres cubes que produit aujourd'hui la
forêt, qui sur pied se vendent peut-être 400,000 francs, représentent
au moins 1 million sur le marché parisien. C'est donc une somme
de 600,000 francs qui reste entre les mains de tout ce monde de
marchands et d'ouvriers. La conversion en futaie de la forêt de Fon-
tainebleau, en doublant la production en matière, fera donc plus
que doubler ou tripler le revenu du propriétaire ; elle augmentera
dans la même proportion les bénéfices et les salaires de toute cette
population laborieuse et accroîtra son bien-être.
Pour avoir du reste une idée de ce que peuvent faire l'intelligence
et le travail, il suffit de parcourir le village de Thomery, dont le ter-
ritoire est resserré entre la Seine et la forêt. Peuplé autrefois de
bûcherons, comme tous les autres, il est devenu peu à peu l'un des
plus prospères et des plus coquets qui se puissent voir. Les mai-
sons, entourées de jardins qui s'étagent dans ses rues en pente et
qui viennent déboucher sur les bords de la Seine,, paraissent, tant
dles sont d'un élégant aspect, plutôt des maisons de campagne que
des habitations de simples cultivateurs. C'est la culture des fruits qui
a fait leur richesse; mais il faut voir à quel degré de perfectionne-
ment ils l'ont portée ! Ils ne se contentent pas de couvrir d'espaliers
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170 REVUE DES DEUX MONDES.
les murs blanchis à la chaux de leurs maisons et de leurs jardins,
ils en construisent au milieu des champs. Hauts de 3 mètres, dis-
tans de 10 ou 12, ces murs sillonnent la colline qui domine la Seine,
présentant aux brûlans rayons du soleil leurs arbres étalés en éven-
tail, taillés, échenillés, cultivés avec soin, abritéa contre les gelées
printanières et choisis parmi les meilleures espèces. Ce sont eux
qui donnent ces beaux fruits que tout le monde connaît et qui ont
fait à Fontainebleau la réputation que méritait Thomery. A défaut
de célébrité, les habitans ont Taisance, et je doute qu'ils consentent
à changer leur lot. Quand on voit de pareils résultats, combien ne
déplore-t-on pas l'ignorance et Tincurie de nos paysans, qui De
savent pas ce que c'est que tailler un arbre, et s'en rapportent à la
Providence pour faire pousser ceux qu'il lui plaira? L'on s'étonne,
devant les immenses marchés que présentent la Russie et l'Angle-
terre, que la France ne soit pas tout entière transformée en verger.
Il y a là pour elle une source incalculable de richesses, car nul pays
au monde n'est plus propre à ce genre de culture.
Enfin ce n'est pas seulement par les produits qu'elle fournit et le
travail qu'elle procure que s'explique l'intérêt général qui s'attache
à la forêt de Fontainebleau. On sait qu'elle attire chaque année
quantité d'artistes et de visiteurs. Il n'y a pas de forêt au mon'de
qui soit plus parcourue, plus dessinée que celle-ci; il n'y en a. pas
qui ait inspiré plus de paysagistes. Elle doit ce privilège à l'in-
croyable variété de sites qu'on y rencontre, elle peut fournir des
modèles de tout genre : études d'arbres, rochers, mares, déserts,
paysages orientaux, couchers ou levers de soleil, effets de neige,
on y trouve tout ce qu'on veut. C'est à elle que bien des artistes
justement populaires vont demander des inspirations. Rousseau lui
prend ses vieux chênes, Diaz ses dessous de bois, Decamps ses
paysages historiques. Il y a tels arbres de la forêt qui ont été des-
sinés par tous nos peintres, tels rochers qu'en cherchant bien on.
retrouverait dans nombre de tableaux. Chaque année, les villages
voisins sont envahis par des légions d'artistes. C'est une vraie bonne
fortune pour l'école française que de posséder près de Paris un
champ d'étude aussi vaste et aussi varié que la forêt de Fontaine-
bleau.
On voit quel intérêt complexé s'attache à une grande forêt; -vn
voit aussi quelles salutaires influences en émanent. Dans le cadre
d'une simple étude forestière, ce n'est pas seulement l'action de
l'homme sur la nature que nous avons pu observer, c'est l'action de
la nature sur l'homme sous une de ses formes les plus saisissantes
et s'exerçant dans l'ordi-e matériel comme dans l'ordre moral.
J. Clayé
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L'ADMINISTRATION LOCALE
m
FRANCE ET EN ANGLETERRE
V.
CENTRALISATION ET GOUYERNBMENT DE L'OPINION.
I.
Une nation ne peut être libre, au dire de certains publicistes,
que par l'entremise et dans la personne de localités indépendantes
ou de classes privilé^ées. — Nous croyons, nous, qu'elle peut être
libre directement et en son propre nom. Nous avons essayé de mon-
trer (1) que parmi nous le droit national trouve sa garantie comme
^n origine dans cette force toute morale qui s'appelle opinion^ que
ce droit n'a pas besoin, pour vivre ou pour naître, d'une garantie
faite et montée comme une arme, de quelque chose comme les places
de iûreii à l'usage du xvi* siècle, ou comme le chômage dont dis-
posaient les castes. On voudrait achever cette preuve en l'appuyant
sur quelque histoire, sur la nôtre principalement, ce qui n'est pas
le côté le plus difficile de cette étude.
En effet, cette puissance de l'opinion, puissance naturelle et ré*
guliëre, qui a charge du progrès humain, qui a ses racines au plus
profond de nous-mêmes, dans une certaine communion de l'homme
(1) Voyex la Revue du 15 mars, 15 août et 1*' décembre 1862, et du !•' février 1863.
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172 REVUE DES DEUX MONDES.
avec la vérité, est en outre un organe particulier au pays et aux
temps où nous vivons. S'il y a au monde un domaine qui lui soit
départi, où elle ait toute Son action et toutes ses prises, c'est la
France. Ajoutons que s'il y a une œuvre, un fruit naturel de l'opi-
nion en France, c'est la liberté.
Où prenez-vous, nous dira-t-on, que la France ait ce privilège
inoui de se gouverner par l'opinion, c'est-à-dire d'ignorer ou de
borner l'empire de la force, l'empire du hasard, et de vivre d'esprit
en quelque sorte? Je prends ceci où je le trouve, c*est-àr-dire dans
le plus grand trait de notre histoire et de notre naturel, dans ces
facultés de l'esprit que nous eûmes toujours prédominantes, accu-
sées entre toutes, au point même d'exercer au dehors cette magis-
trature déplorée par M. de Maistre. Quand un peuple a certains dons
assez riches pour l'expansion et le débordement, il y parait d'abord
chez lui, à «son propre fait. De là parmi nous deux grandes choses,
— sociabilité, prépondérance d'une capitale, — qui tiennent d'une
manière directe à notre tempérament d'esprit. ,
Il n'est rien comme la sève des intelligences pour déterminer le
contact, la rencontre des personnes. Que faire d'idées vives et abon-
dantes, si ce n'est de les échanger? Or cet effet d'esprit dont le
nom est sociabilité devient cause à son tour, la cause qui attire les
hommes, qui les groupe dans certains rendez^vous^ et finalement
qui forme une capitale. Comme c'est là qu'aboutissent les intelli-
gences, c'est là aussi qu'elles ont leur centre d'action, leur foyer de
propagande, élaborant et mûrissant les idées de toute sorte, les idées
politiques surtout : c'est de là qu'on voit partir ces grands courans
de l'opinion, ces grandes projections de l'intelligence, qui maîtrisent
tout, qui contiennent l'avenir, qui préparent les faits dans les âmes
et les événemens par la culture assidue des causes morales.
Que la France soit le pays des idées, il y en a certaines traces
notables qui ne sont pas d'hier. Un savant écrivain a raconté cette
renaissance intellectuelle qui, dès le xi* siècle, éclata en France et
charma l'Europe. Tel autre esprit, du point de vue de l'Espagne,
arrive aux mêmes aperçus que M. Littré, et, contrairement à l'opi-
nion commune, reconnaît la France dans les drames, dans les chants
qui retentissent au-delà des Pyrénées, par exemple dans le Ro-
mancero du Cid. L'idée française n'est précoce que parce qu'elle
est puissante, et cette puissance est celle de son propre fonds. « Où
donc est écrite votre loi salique? disait un étranger narquois à Jé-
rôme Bignon. — Es cœurs des Français, » répondit Bignon. On sait
que la coutume de Paris régna longtemps, je crois même qu'elle
passa les mers (c'était le droit commun des colonies), avant d'être
rédigée.
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l'administration en FBANGB et en ANGLETERRE. 17S
De même qu'on voit en ce pays des lois obéies qui ne sont pas
lois écrites, on y voit des personnes et des classes exercer une grande
action sur la marche du gouvernement sans être des pouvoirs pu-
blics. Au xviu* siècle» la noblesse n'était plus un ordre dans l'état»
un ordre du moins convoqué et écouté ; toutefois son influence fut
considérable comme élément de l'opinion, comme patronage des
idées nouvelles, et de l'inquiétude, de la curiosité d'esprit qui abou-
tirent à 89. — Nous tenons là un cas étrange entre tous, et qui vaut
la peine qu'on s'y arrête.
Jamais la noblesse n'avait fait parmi nous le même personnage
qu'en Angleterre, où elle s'appuyait sur le peuple et stipulait pour
lui. Ce n'est pas elle qui revendiqua, c'est Golbert qui institua
parmi nous une protection du laboureur et de ses instrumens de
travail analogue à ce qu'on trouve dans la grande charte. Gomme
pouvoir public, elle ne pourvut, elle ne veilla qu'à ses intérêts de
caste, à ses prérogatives et à ses profits. On sait que ce pouvoir pa-
rut pour la dernière fois aux états-généraux de 161A, et ce fut pour
répudier par la voix de son président certaine comparaison des
deux ordres à deux frères qui avait échappé à l'orateur du tiers-
état. M"** de Motteville a rapporté les propres termes de cette ob-
jurgation, et l'on ne saurait en imaginer de plus hautains, de plus
absolus en doctrine et en orgueil... Or à un siècle de là environ flo-
rissait le marquis de Mirabeau, Fami des hommes^ et tant d'autres,
pleins du même langage, qui dirent leur dernier mot, qui abdiquè-
rent, comme on sait, à la nuit du h août.
Cela est merveilleux. Qui pourrait dire par où passent les âmes
pour virer de la sorte? D'où descendent-elles sur les esprits, ces
langues de feu qui vont brûler l'erreur jusque dans son gîte immé-
morial, l'erreur même des intérêts? D'où vient qu'à certains mo-
mens les fils ne continuent pas leurs pères? La tradition, qui est
une loi tout aussi certaine que le progrès, comment s'interrompt-
elle? Pourquoi y a-t-il dans tel cas l'attraction et dans tel autre la
répulsion des exemples?
On peut soupçonner deux choses dans le cas particulier qui nous
arrête : l'action de la vérité sur les intelligences, et la sécurité par-
faite dont jouissaient les abus. Ils ne croyaient pas s'ébranler en
s'avouant, en s'accusant; si ancienne était leur possession, et si
indestructible d'apparence! Ils cédaient naïvement à l'attrait d'une
vérité qui leur semblait sans péril. Sans insister sur cette considé-
ration un peu superficielle peut-être, sans chercher des .raisons plus
profondes qui feraient digression, supposé qu'on les trouvât, je
veux seulement remarquer ici l'aptitude particulière des esprits
firançais à bondir par-delà les grossièretés visibles et officielles, &
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I7i RBYUE DBS DEUX MONDES.
subir ou à constituer des pouvoirs d'opinion. Cette qualité est par-
tout; mais elle éclate dans le rôle de la noblesse française au der-
nier siècle, dans ce personnage qui, sans être public, fut tout-
puissant. N'estH^ pas le fait d'un peuple tout intellectuel, vivant
d'esprit, étrangement sensible aux idées, et qui doit appliquer cette
force partout, jusque dans la manière d'acquérir et de défendre le
droit politique?
Ainsi la France est faite de telle façon qu'elle comporte l'opinion
comme puissance dominante, l'opinion ayant prise partout sur une
race à base intellectuelle. La liberté politique en France ne sau-
rait tenir, à telle caste, à tel privilège, à telle force particulière et
physique pour ainsi dire, mais à l'opinion, à une force générale
et morale. Ou la liberté a cette base parmi nous, ou elle n'en a au-
cune. Chez un peuple d'esprit, la liberté est un progrès intellec-
tuel, l'acquisition d'une idée entre autres, et la victoire de cette
idée, sa consécration par les lois, sera une victoire d'opinion. Re-
marquez bien l'incomparable puissance de cette idée. Si l'on né-
glige les accidens et les apparences, on s'aperçoit qu'elle est la
seule où le peuple et les grands se soient entendus. En 89, les
cahiers de tous les ordres concluaient au gouvernement représen-
tatif, et le peuple, avec ses intérêts, avec ses appétits, n'a jamais
dérogé à cette passion des intelligences. Les masses peuvent trou-
ver leur compte au pouvoir absolu, c'était du moins le sentiment
de la plèbe romaine; il n'est pas clair qu'elles le trouvent au gou-
vernement du pays par lui-même, s'il y a un pays légal à certaines
conditions étroites de propriété. Quoi qu'il en soit, jamais en France
elles ne prirent parti pour le pouvoir absolu; toujours elles ont
prêté leur force aux grands coups qui le détruisaient.
Quand tels sont les origines, les précédons et les œuvres de l'opi-
nion en tout pays et principalement en France, on peut bien croire
que cette puissance n'est pas près d'abdiquer ou de déchoir aujour-
d'hui. Le fait est qu'elle a grandi : son règne a profité de tous les
accès que lui offrent la culture et l'ouverture supérieure des es-
prits, ce qu'on pourrait appeler le spiritualisme croissant des so-
ciétés modernes. U n'y a que l'opinion désormais pour gouverner
le monde. Gomme elle a su l'améliorer, il lui appartient de le main-
tenir en l'état où elle l'a mis, par où elle est la garantie suffisante,
en tout cas la garantie unique des droits qu'elle a créés, droits des
hommes, droits des peuples. II ne faut pas s'y tromper, l'opinion
fait toute la liberté des peuples libres, là même où vous croyez
apercevoir pour leur défense des forces disséminées, des organes
spéciaux. C'est l'illusion que vous fait la Grande-Bretagne; mais en
y regardant mieux, vous ne verrez là d'autre fonds que l'opinion
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l'administration en frange et en ANGLETERRE. 175
pour supporter ce majestueux ensemble de droits privés, locaux et
publics. Tel est le véritable rempart des citoyens et du parlement,
des libertés individuelles et de la liberté politique. S'il plaisait par
hasard à la reine d'Angleterre de licencier le parlement et de gou-
verner conmae Catherine la Grande, elle échouerait, je suppose;
mais il faut voir comment, ou plutôt devant quel obstacle : il faut
se rappeler que la reine d'Angleterre dispose absolument de la force
armée, tout comme un tsar, et que le parlement est sans action sur
cette force. Vous me direz qu'il j a dans ce pays des communes,
des localités souveraines 1 Peut-être; en tout cas, ces communes
n'ont ni murailles ni garnisons. Vous songez sans doute aux comtés
où se trouvent une police, une milice aux ordres des juges de paix
et des lords-lieutenans; mais la couronne peut révoquer ces magis-
trats et en chercher d'autres qui soient à sa dévotion.
Il ne se rencontre donc nulle part une force régulière, un organe
attitré pour avoir raison d'une fantaisie despotique, comme celle
que nous avons supposée. Bien entendu que cette fantaisie périrait
misérablement. Les chefs de l'armée n'obéiraient pas; l'aristocratie,
dépossédée de ses fonctions locales, les garderait; en tout cas, ces
fonctions ne trouveraient pas de preneurs. Finalement la souveraine
perdrait la couronne, convaincue d'avoir perdu la tête; mais dans
toute cette aventure je vous défie bien de voir autre chose que la
puissance de l'opinion. Le fait est que ce pays, d'une liberté fameuse,
ne s'est pas réservé de force expresse, de garde ni de citadelle pour
défendre ses droits : il n'a pas dispersé la souveraineté , toutes les
forces de l'état sont à leur place, c'est-à-dire dans une seule main ;
mais l'opinion est à son poste, le sentiment du droit national est
partout comme le sol, comme l'atmosphère, une condition de\ie.
C'est là-dessus qu'il faudrait passer pour atteindre les droits du
pays, et cet obstacle est invincible.
Ainsi les forces particulières qui composaient l'ancienne société
ou plutôt qui gardaient les privilèges d'autrefois ont péri partout;
elles ont péri en France plus expressément, plus visiblement que
partout aUleurs : voilà toute la diflFérence; les débris même en ont
disparu parmi nous. A la place de ces forces et pour l'œuvre qu'elles
faisaient a paru l'opinion publique, remplaçant l'esprit de corps au
même titre que le droit commun remplaçait le privilège, et que les
services publics succédaient aux castes. Un seul droit, un seul peu-
ple, un seul état sous le gouvernement de la nation souveraine,
voaà où nous en sommes. Et tout cela doit durer par la force des
idées qui l'ont créé, ou rien ne le fera durer.
De nos jours, quand l'opinion ne suffit pas à défendre un droit,
rien n'y suffit. Cette force vous paraît-elle insuffisante? Vous plai-
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176 RBYUE DES DEUX MONDES.
rait-il de retourner de quelques siècles en arrière, aux places de
sûretéy aux chambres mi-pariies, aux apanages et aux gouveme-
mens de province? Alors prenez votre parti de refaire tout Tancien
régime, dont vous ne pouvez restaurer les forces sans les abus; bri-
sez l'unité des lois françaises; abdiquez le droit commun; ressus-
citez les. forces qui divisaient Tancienne France. Gela fait, il ne vous
manquera plus que les droits individuels et le droit national, pour le
salut desquels vous faites cela : quand vous aurez les garanties, les
choses à garantir vous auront quitté par cela même , car vous ne
songez pas sûrement à une telle contradiction que de retenir l'éga-
lité devant la loi, et de ranimer en même temps les forces qui
n'existaient qu'à la condition du privilège, de l'inégalité.
Il (aut opter entre les forces d'autrefois et les biens d'aujourd'hui.
A ce propos, je vous prie instamment de remarquer que ces forces
d'autrefois étaient médiocres, qu'elles ont découvert et trahi tous
les droits qui s'y appuyaient, ecclésiastiques, nobiliaires ou parle-
mentaires : nulle histoire n'est plus authentique. L'église elle-même
y a son rôle de victime : Louis XIV la viola dans ses biens quand
il lui plut de s'attribuer les revenus des abbayes, prieurés, évêchés,
qui se trouvaient vacans, et qu'il ne tenait qu'à lui de laisser vaquer;
c'était ce qu'on appelait le droit de régale. Il y eut même à ce sujet
tel évêque poursuivi, exilé, condamné à la peine capitale par le par-
lement de Toulouse (1). Les protestans ne purent tenir derrière les
murailles de La Rochelle et de Montauban, qui leur appartenaient,
ni la fronde à Bordeaux, où elle s'était réfugiée dans la personne
d'une héroïne.
A propos de murailles, il y eut un temps, qui durait encore au
commencement du xvii" siècle, où la France était couverte de forte-
resses féodales et municipales. Noblesse et communes avaient leurs
remparts, leurs garnisons, et se gardaient militairement, ainsi qu'il
appartient à des personnages qui se piquent de souveraineté; mais
Richelieu en eut bientôt fait des rdnes. Il leur déclara tout d'abord
une guerre d'édits, de voies de fait, et même d'opinion. Guerre aux
c/iâteauxl c'est à peu près ce que criait « la déclaration du 31 juillet
1626 pour le rasement des villes, châteaux et forteresses non situés
sur la frontière. » Voilà qui est étrange, et le premier mouvement est
de n'y rien comprendre ou même de n'y pas croh'e. Ne serait-ce
pas là une de ces vaines ordonnances, comme il n'en manque pas
sous l'ancien régime, où le roi n'était obéi que quand il le voulait et
le témoignait absolument, ce qui ne lui arrivait pas toujours, — et
qui restaient lettre morte devant l'inertie des parlemens, du clergé,
(i). Voyez les mémoires de Tintendant Foucault.
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L'AdiniflSTRATION EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 177
des gouverneurs de province 7 11 y en a un exemple frappant à cette
époque même, le code Michaud, avec ses règles démocratiques sur
l'avancement militaire, tombé en désuétude dès sa naissance. Ici
pourtant le cas est tout autre. La chose dite est chose faite, et
même avec acclamation : les coups suivent la menace et pleuvent
de toutes mains. Quand Richelieu envoya l'intendant Machault dans
le Languedoc exécuter ses édits et raser les donjons, celui-ci trouva
des auxiliaires partout. «Chacun courut à sa haine, dit un de nos
historiens, les campagnes aux châteaux, les villes aux citadelles. »
Peu après, la noblesse vit tomber sous le coup des mesures ou
sous la concurrence des créatures royales ses deux privilèges con-
stitutifs, celui de commander les armées et celui de ne pas payer
l'impôt. Sa dernière réclamation se fit entendre aux états-généraux
de lOli : une plainte amère contre la création des offices, parce que
c'était vendre la puissance publique, laquelle appartenait de droit à
la noblesse, et parce que certains offices conféraient l'ennoblisse-
ment. On n'en vit pas moins, pendant toute cette époque, un avè-
nement d'hommes nouveaux, une ascension du tiers-état qui ne le
cède guère à ce que nous avons vu de nos jours. La seule nuance à
noter, c'est que l'ennoblissement était toujours la condition, quel-
quefois préalable, plus souvent ultérieure de ce progrès. L'état fai-
sait alors moins de façon avec les privilèges authentiques et sécu-
laires de la noblesse qu'il n'en fait aujourd'hui avec les privilèges
de telle compagnie de notaires ou d'agens de change qui est d'hier,
qui aurait {)esoin d'être accrue dans son personnel pour les néces-
sités du public, mais à laquelle il n'a garde de toucher. Quant à l'im-
munité fiscale, on sait que les vingtièmesy vers la fin du xvii^ siècle,
iurent imposés à tous, nobles ou roturiers.
Ainsi procédûent les derniers Bourbons, niveleurs s'il en fut,
fondateurs de droit commun et d'égalité, précurseurs de 89; il ne
leur restait plus qu'à tomber.
Dans cette grande destruction de l'ancienne société, où ils s'em-
ployèrent avec tant de zèle, un seul pouvoir nous apparaît, se con-
servant mieux que les autres : c'est le parlement, soit par la néces-
sité de sa fonction, soit que l'on vit dans la magistrature une dernière
image de ces états-généraux qui n'étaient plus convoqués, soit plutôt
parce que cette caste, la dernière en date, était au xv!!!"" siècle en
voie de formation et dans sa force ascendante. Ceci mérite en effet
quelque considération. Au xvii® siècle encore, un fils de marchand
pouvait acheter une charge au parlement, comme fit le père de Fou-
quet; mais cent ans plus tard le parlement ne se recrutait que
parmi les parlementaires. Il avait la sève de tout ce qui grandit :
la croyance en soi-même, l'ardeur aux conflits, la fermeté des res^
! XLT. 12
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178, REVUE DES DEUX MONDES.
sentimens, avec cela une probité pécuniaire qu'on n'a jamais con-
testée, une certaine austérité de mœurs, et les plus beaux restes de
christianisme, celui de Port-Royal. La lutte où il vivait, contesté
et contredit de tous côtés, par la cour, par l'église, par la noblesse,
maintenait le parlement à cette hauteur, en cette vitalité. Peut-être
faut-il dire d'une manière générale que, parmi nous, ce qui s'élève
vaut mieux que ce qui est élevé. Paysans et bourgeois, chacun dans
son effort pour monter à l'échelon supérieur, déploient de rares
qualités; mais, une fois guindés et classés au plus haut, cet effort
s'arrête, et rien ne ressemble parmi nous à ce sentiment de la chose
publique, à ce patronage lofcal, à ces œuvres de philanthropie et de
charité qui distinguent l'aristocratie anglaise. Si ce soupçon était
fondé, ce serait la marque d'une infériorité morale, très visible à ce
signe d'une ambition qui se- repose dans les familles dès qu'elle n'a
plus pour objet quelque avancement direct et personnel.
A. l'exception près du parlement, — et encore qui lutta plutôt
qu'il ne triompha, pour ses prérogatives plutôt que pour le bien
public, avec plus d'entêtement que de lumières, ainsi qu'il le fit
bien voir à Turgot; — sauf cette exception, dis-je, les anciennes
forces étaient venues à rien aux approches de 89, ou plutôt depuis
Louis XIV et Richelieu. Au regard du monarque, elles avaient le
droit pour elles, un droit fondé sur des titres qui valaient bien ceux
de la royauté, et que néanmoins elles furent impuissantes à dé-
fendre. Après un long déclin, elles s'écroulèrent tout à coup, et
la société moderne perdit là peu de chose. Elle a mieux*aujourd'hui
pour défendre les bases où elle ^'est assise, elle a cette force que
nous avons vue à l'œuvre, détruisant tout en fait d'abus, créant
tout en fait de droit : l'opinion.
11 faut songer aux objections, à celle-ci d'abord : « cette force est
dangereuse; justement parce qu'elle est sans limites prévues et sans
armes consacrées par la loi, elle peut éclater en violences, en ré-
volutions! » Je conviens que cette appréhension n'est pas absolu-
ment sans cause. Que voulez-vous? On n'a pas encore imaginé de
tribunaux pour les démêlés qui s'élèvent soit entre les peuples, soit
entre peuples et rois. Ces grandes disputes ont une dernière raison
qui ne sera jamais de l'ordre juridique. L'humanité n'est pas par-
faite, ou du moins ne se perfectionne pas d'un coup. II n'est pas
clair que nous ayons trouvé la fin de tout mal politique en plaçant
le pouvoir sur ses véritables bases et sous la garde de l'opinion. Il
aura de la peine à s'y asseoir, à s'y tenir. Rien ne se dispute comme
le pouvoir, d'où dépend une infinité de choses brillantes ou profi-
tables. Il y aura là une phase d'épreuve, un labeur de transition et
d'installation où abondera la pierre d'achoppement. Notez cepen-
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i ADMINISTRATION EN FRANOS ET EN ANGLETERRE. 179
dant qae, si Topinion a des voix légales et sonores comme la tri-
bune, comme la presse, elle fera moins de révolutions avec ce bruit
et cet édat qui la révèlent que si elle est réduite à se laisser en-
trevoir et deviner comme au siècle dernier.
Il ne faut pas oublier d'ailleurs, en nous apitoyant sur nous-
mêmes et sur les révolutions qui nous visitent aujourd'hui, que
rancien régime avait ses guerres civiles. Cela durait encore au mi-
lieu du xvn* siècle, que dis-je? à la fin même du grand siècle,
dans les Gévennes, où Yillars ne fut pas de trop pour terminer dix-
neuf ans de guerre civile. On peut discuter sur la valeur respective
des deux fléaux; un esprit impartial les tiendrait peut-être pour
équivalens, ce qui est reconnaître la supériorité de la société mo-
derne, dès que, sur un fond meilleur, celui du droit commun et du
droit national, elle n'offre pas de pires accidens que la société d'au-
trefois.
Vous n'êtes pas convaincu, vous songez peut-être à ce qui s'est
passé en 18i8, après trente-trois ans d'un régime qui avait toutes
les apparences de vie et d'acclimatation, alors que la période d'é-
preuve dont nous parlions tout à l'heure semblait heureusement
franchie. Peine perdue, direz-vous : cet appareil pai*lementaire qui
semblait défier et désintéresser les révolutions s'écroula en un jour
sous les coups d'une révolution. . . La vérité est qu'il périt par hasard,
et le hasard ne se prévoit pas, ne se calcule pas, il fait irruption
partout. Il ne faut pas dire pour cela que ce régime commence et
continue par les révolutions, qu'il en est vicié dans son essence,
harcelé dans sa marche comme à ses débuts : il faut voir seulement
qu'il y a des choses fortuites dans l'histoire. La chute dont nous
parlons en est un insigne exemple. Ce n'est pas que le gouverne-
ment tombé fût sans reproche. 11 avait une manière à lui d'entendre
la politique extérieure. Cependant on ne peut pas dire qu'il prit le
chemin de l'abtme où il s'est perdu : il avait sa grandeur, vivant
comme il faisait avec le pays, à l'épreuve et au feu de toutes les
attaques, sans pour cela le dégrader ni le violenter d'arbitraire,
admettant d'ailleurs et portant toujours en lui de quoi se redres-
ser un jour à la voix du pays. Je ne vais pas énumérer et détailler
tout le hasard qui s'est accumulé à cette prodigieuse époque : je
veux seulement dire que le hasard a ses droits, qui sont ceux de la
liberté humaine. Il peut bien y avoir du hasard dans les événemens,
puisqu'il y a de la &ntaisie en nous, et, remarquons-le bien, une
fantaisie qui doit être efficace jusqu'à un certain point : il y va de
la dignité humaine; l'homme ne serait plus un être moral , sujet à
mérite et démérite, s'il n'était donné qu'à sa sagesse de fructifier,
s'il était puni de sa dérsûson et de ses caprices pai* une impuissance
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180* REVUE DES DEUX MONDES.
immédiate. « Il n'y aurait plus alors de sa part que prudence ou
folie, » comme dit très bien M. de Maistre.
Je ne nie pas pour cela la philosophie de l'histoire, un si beau
thème! ni la Providence, c'est-à-dire les regards et les décrets d'en
haut sur le monde moral. Je suppose seulement que les lois divines
sont compatibles avec cette autre loi de la liberté humaine, par un
procédé qui est une certaine somme d'effet permise à nos bévues et
à nos scélératesses. Il ne faut pas médire d'une institution parce
qu'elle s'est mal comportée à cette épreuve du hasard, et surtout il
ne faut pas y renoncer. La passion et le hasard ont leurs jeux, qui
déi*angent tout. La banque la mieux conçue et la mieux conduite
fera banqueroute un jour de panique où tous les porteurs de ses
billets en voudront le remboursement. Si toute la population d'une
ville afHusdt.à son chemin de fer pour fuir un fléau ou pour courir
à la fête voisine, le chemin de fer n'y suffirsdt pas avec le matériel
le plus complet. Je le demande : serait-il spirituel de répudier pour
cela les banques et les chemins de fer?
Ici je veux prévoir une objection ou plutôt un sarcasme, une ré-
duction à l'absurde des idées qu'on vient de voir sur la puissance
de l'opinion. Puisque l'opinion exerce par elle-même un tel empire,
puisque la pensée commune a des effets si éclatans et si infaillibles
pour détruire ou pour créer, à quoi bon l'organiser? Pourquoi com-
pliquer et embarrasser la vie sociale, la paix publique, de ressorts
bruyans et explosibles? Pourquoi instituer un système de disputes
officielles là où suffirait, tantôt insinuante, tantôt impérieuse, la sève
critique qui circule dans les esprits? Cette objection perd de vue que
l'appareil parlementaire, que des conseils souverains et représenta-
tifs de la nation ne sont pas seulement la garantie, mais la forme du
droit national , l'expression de l'opinion publique. C'est chose né-
cessaire aujourd'hui moins peut-être pour défendre ce droit que
pour manifester cette opinion, — un organe plutôt qu'un bouclier.
Parmi les êtres en général, il n'est pas de faculté qui n'ait son
organe. Qui est-ce qui respire par les pattes? Qui est-ce qui marche
par la bouche? Cela revient à dire que la nature approprie toujours
les moyens à la fin, quelle que soit la sobriété classique de ses res-
sorts. Pourquoi en serait-il autrement parmi ces êtres appelés na-
tions, quand elles en sont venues à vivre sciemment et à se gou-
verner elles-mêmes, quand la raison qui est dans chacun sert à la
chose publique sous le nom d'opinion publique? Pourquoi l'intelli-
gence collective qui vient aux peuples n'aurait-elle pas son organe?
La plupart des constitutions, quand elles reconnaissent une force
quelque part, l'érigent en pouvoir. Tel pays ayant des classes su-
périeures douées de tradition et d'autorité morale en a fait un élé-
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l'ADUNISTRATION en frange et en ANGLETERRE. 181
ment politique qu'il a mis partout, dont il usé dans les localités
comme au timon de l'état. Rien n'est mieux avisé. 11 est mauvais
d'abandonner des forces à elles-mêmes, sous prétexte qu'elles sau-
ront bien trouver leur issue, leur aliment. A procéder ainsi envers
l'opinion, on court le risque d'une privation ou d'une explosion,
l'une et l'autre au' grand dommage de la chose publique, tandis
qu'en organisant l'opinion, on a quelque chance d'en profiter et de
la discipliner. Politique à part, dans tout ordre de faits, quand une
faculté a inventé ou perfectionné un organe, vous ne pouvez la re-
tenir dans l'usage limitatif ou plutôt dans la sujétion de l'organe
ancien et imparfait. Aujourd'hui que la locomotion, la destruction,
l'échange des idées et des produits, ont découvert des voies nou-
velles, on ne peut pas dire au monde : Vous guerroierez sans pou-
dre, vous commercerez sans monnaie de papier, vous circulerez
sans vapeur et sans électricité, vous penserez sans journaux.
Or de nos jours la liberté politique est partout autour de nous
avec cet appareil de garanties et de discussions parlementaires qui
vous parait superflu. Étant donné que la liberté politique est un
degré de vie qui est venu aux sociétés modernes, un article de civi-
lisation en quelque sorte, comme les banques, les armées perma-
nentes, les chemins de fer, les hôpitaux, l'organe en est tout trouvé :
c*est le régime représentatif, et même cet organe s'impose absolu-
ment à cette fonction, à ce besoin. La liberté ne peut avoir d'autre
procédé parmi les hommes qui veulent se gouverner eux-mêmes
et qui ne peuvent tenir sur une place publique. Il faut que toute
liberté en passe par là, ce qui ne veut pas dire qu'elle se ressem-
blera partout ; mais partout elle offrira ce même trait du mandat
électif, tout comme une banque, une armée, qu'on trouve d'un
bout à l'autre de l'Europe, pr^ntent çà et là des conditions de ré-
gime fort diverses, sauf cette condition capitale et universelle de la
monnaie de papier, de la permanence sous le drapeau.
Quand la Ûberté politique a pris cette forme, quand l'opinion est
organisée de la sorte, eUe produit un effet précieux, qui est l'accé-
lération du progrès : elle a des ailes pour suivre l'essor des esprits,
pour apporter la récompense aux générations qui ont eu la peine et
TelTort, ce qui est inestimable. Autrement l'opinion triomphe sans
doQte à la longue, et l'humanité recueille tôt ou tard son héritage
de progrès, mais à cette condition du temps qui est terrible pour
les honmies. Or laissez-moi penser non-seulement à l'humanité,
mais aux hommes, qui n'ont guère eu jusqu'à présent que le temps
de souffrir et de mourir. Dans le peu de durée départi à ces pauvres
êtres, tout dépend pour eux de l'allure du progrès : vive et rapide,
eDe vaudra à des générations entières le triomphe de Lafayette ou
tout au moins la vision suprême de Moïse.
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182 REYDE DES DEUX MONDES.
Ainsi nulle combinaison n'est supérieure au hasard, nul régime
n*a l'assurance d'y échapper, pas même celui de l'opinion organisée
et représentée. Encore moins peut-on dire que ce régime de l'opi-
nion s'établira sans la violence et l'angoisse des épreuves. Cepen-
dant il n'est qu'un tel régime pour faire droit au genre humain, pour
lui apporter sa destinée avec les égards dont il est digne, et du train
dont il a besoin. Mais ici reparaissent les partisans de la liberté lo-
cale avec des espérances et des raisons prises dans l'ordre d'idées
même où nous raisonnons.
II.
(c L'opinion, disent-ils, c'est le concert des idées d'un peuple,
c'est le poids de ce que nous pensons chacun sur la chose publique,
accru et multiplié sans doute à certaines conditions de contact et
de groupement; maiâ enfin la base de l'opinion publique, c'est l'idée
individuelle : or tant vaudra l'esprit de chacun, tant pèsera l'opi-
nion. Si vous voulez mettre la force dans l'opinion, mettez-la d'a-
bord dans les hommes. Ce principe admis, qui est évident, peut-on
nier qu'un certain exercice des droits locaux ne soit une culture
désirsile des esprits, un moyen d'entretenir et de féconder la pen-
sée politique d'un pays, de fortifier enfin l'opinion en fortifiant l'in-
dividu, et justement à cet endroit du gouvernement de la nation
par elle-même, qui s'illuminera d'une singulière évidence dans un
pays pratiquant le gouvernement de la commune par elle-même?
La liberté n'y saurait périr, étant partout. N'est-ce pas là, n'est-ce
pas ainsi qu'on créera des obstacles invincibles à tout attentat sur
la liberté du pays, à toute invasion d'un despotisme quelconque,
populaire ou monarchique? »
Voilà une objection posée contrairement à toutes les règles de
l'art. On prête là aux idées que l'on se propose de combattre la
force de l'ensemble, le poids de l'accumulation, au lieu d'isoler et
d'aborder séparément chacune d'elles, ainsi que l'enseignent les
tacticiens de la chose. Peu m'importe : je ne fais pas œuvre d'art
ou de secte, mais une étude sur un sujet où quelques esprits émi-
nens croient apercevoir la liberté. Or telle est la grandeur de cette
idée, ou même simplement de ce qui en fait l'illusion, qu'il convient
de faire beau jeu aux doctrines portant cette étiquette, et de les dé-
ployer dans toute leur apparence.. On est bien obligé néanmoins,
comme on ne peut tout dire à la fois, de détailler, d'analyser cette
objection pour y répondre.
Pour commencer par la fin, qui ne vous arrêtera guère, il me
semble que vous comptez sur des communes libres pour fonder dans
le pays une liberté impérissable, supérieure à tout attentat, d'où
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l'administration en frange et en ANGLETERRE. 183
qu'il vienne. C'est à quoi il est fort naturel de penser; mais encore
y faut-U pourvoir par un juste remède et non par un expédient mal
avisé, où l'on oublierait et le mal réel et le seul traitement qui s'y
applique. Or je réponds que ces grands coups se portent ou se parent
dans une capitale et non ailleurs, c'est-à-dire là seulement où se
trouve la tête des partis et du gouvernement. Une révolution, un
coup d'état, une insurrection, qui ne frappe pas là, frappe et expire
dans le vide; la province ne sait qu'avorter; c'est ce qui parut bien
en 18&8. J'ai vu certaines villes aller jusqu'à expulser les commis-
saires du gouvernement provisoire sans pousser plus loin. Ce n'était
pas que la colère leur manquât, une colère unanime; seulement,
après quelques efforts pour rattacher à elles les villes et les cam-
pagnes voisines, elles sentaient bien vite leur isolement, leur ina-
nité, le peu qu'elles pesaient à côté de Paris. Mais je prends mal
mes exemples. Le plus grand souvenir, la preuve sans réplique à cet
égard, c'est ce qui se passa en Algérie à la même époque, où se
trouvait une armée de cent mille hommes sous un fils de roi digne
de cette armée, laquelle néanmoins estima l'aventure au-dessus de
ses forces.
Cette soumission absolue, implicite, que rencontre toute chose
accomplie à Paris, n'est que de nos jours. Autrefois on tenta la ré-
sistance; mais il faut voir comme on échoua I en 93 par exemple,
où se passèrent des choses peu connues dans leur détail et qui va-
lent la peine d'être expliquées. Il faut savoir qu'à cette époque les
localités étaient souveraines dans toute la force du terme, et cela en
vertu de la loi du 14 décembre 89, laquelle, instituant partout des
administrations électives, et pour la commune, et pour le départe-
ment, n'avait mis nulle part des agens du pouvoir central pour en
imposer les lois et les mesures. Les intendans n'existaient plus, les
préfets n'existaient pas encore, et, pour le dire en passant, c'est aux
mauvais souvenirs laissés par les intendans qu'il faut attribuer cette
prodigieuse omission de la grande assemblée. Elle entendait bien
du reste que l'administration eût le roi pour chef, et descendît de
là jusqu'à la dernière localité. Elle s'en est expliquée d'une manière
formelle dans les instructions annexées à la loi du 14 décembre 89 :
seulement elle oublia d'armer le principe qu'elle posait. En fait, nul
lien n'existait alors pour rattacher et soumettre les extrémités au
centre. 11 me semble que cette incohérence était une parfaite sou-
veraineté répandue dans les d8|)artemens. Or, tandis qu'ils étaient
ainsi livrés à eux-mêmes, il se passait au centre tout ce qui pouvait
les en aliéner, les en arracher avec horreur : la commune de Paris,
le club des jacobins, avaient subjugué la convention et régnaient
par la terreur; le sang coulait à flots, un sang innocent, car rien ne
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ISA REYUE DES DEUX MONDES.
prouvait le crime des condamnés dans cette violation qu'ils souf-
fraient des saintes formalités de la justice. Là-dessus on vit l'insur-
rection de soixante -dix départemens : M. Thiers les a comptés.
Quinze départemens tout au plus restèrent fidèles à Paris,.., qui
n'en triompha pas moins.
Telle était la situation : à Paris les crimes les plus provoquans,
en province la souveraineté la plus complète, laquelle toutefois,
avec cette faveur inouie des circonstances et des consciences, ne
put prévaloir sur la capitale. Ne comptez donc pas sur les dépar-
temens pour retrouver et pour relever ce que Paris a perdu, pas
plus la liberté qu'autre chose; à Paris seulement se font et se dé-
font les gouvernemens, bons ou mauvais. Tel est l'enseignement qui
ressort de notre passé : quant à l'histoire d'Angleterre, nous l'avons
interrogée déjà sur ce sujet, et nous avons vu que la révolution de
16&0 ou plutôt que nulle révolution anglaise n'eut jamais rien de
local dans ses origines et dans sa fortune.
Ainsi vous ne pouvez présumer que la liberté , compromise à Pa-
ris, renaîtrait dans les communes, si elles étaient libres; mais cette
liberté communale n'aurait-elle pas d'autres avantages considé-
rables? Ici est la plus vive insistance de l'objection que nous avons
posée plus haut, ici on nous parle des communes, non plus comme
refuge et citadelles de la liberté dans le cas d'un attentat monar-
chicpie, mais comme prêtant un concours permanent et régulier au
gouvernement du pays par lui-même, au franc jeu d'institutions
libres, et cela sous un double rapport.
D'abord des communes indépendantes nommeront, selon toute ap-
parence, des députés indépendans, ou du moins l'élection de ces
mandatsdres ne subira plus l'influence du gouvernement, ce qui est
un résultat désirable, un obstacle de moins dans l'expression de la
pensée publique, un pas sensible vers la vérité, vers l'idéal électo-
ral; il ne restera plus pour vicier les élections que les intérêts privés,
les menées particulières, les intrigues de coterie, les marchés de
places et de voix. Puis des localités se gouvernant elles-mêmes
seront une école politique; les communes, n'étant plus traitées en
mineures, s'estimeront adultes et viriles, ce qui est une manière
de le devenir.
Le moment est venu de faire droit à cette objection, de recher-
cher au moins ce qu'elle a de fondé, ayant montré tant de fois ce
qu'elle a d'inadmissible. Il y a ptut-être moyen de déplacer la
discipline des communes, soit par un retour aux principes de la
chose tels qu'il étaient entendus par la loi du 14 décembre 89, tels
qu'ils sant pratiqués de nos jours en Belgique et en Hollande, c'est-
à-dire en attribuant aux conseils-généraux toute cette surveillance.
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l'administration en FRANCE ET EN ANGLETERRE. 185
cette juridiction des affaires locales qui appartient aujourd'hui aux
divers agens du pouvoir exécutif, soit par une imitation des lois an-
glaises, où ce règlement est une besogne parlementaire. L'étemel
grief de la tutelle administrative disparaîtrait ainsi, et la dispute re-
lative aux communes serait purgée d'une certaine monotonie. Quant
à diminuer leur dépendance^ on le pourrait aussi. Quelques libertés
qu'on leur accorderait sur la gestion de leurs biens, sur le règlement
de leurs budgets, etc., n'auraient rien assurément de bien hasardeux.
Les conseils municipaux auraient le droit de s'assembler, de se taxer,
de régler l'emploi de leiu^ revenus ordinaires. Mais, si vous comp-
tiez pousser plus loin cette réforme et mettre dans les communes
de quoi y créer soit le caractère, soit l'intelligence politique, vous
compteriez sans les limites nécessaires qui bornent ces êtres, ces
pouvoirs. Les communes ne peuvent ni créer, ni même appliquer
les règles de leur gouvernement. Il y aurait là sans doute un de ces
exercices où la trempe des volontés se prononce et se fortifie; mais
qui oserait aller jusqu'à les faire souveraines comme le législateur
ou même simplement indépendantes comme un individu? La nature
des choses y résiste énergiquement; de quelque façon que l'on envi-
sage les communes, comme des pouvoirs ou comme des personnes,
la limite se dresse de toutes parts devant elles, et l'obstacle est en-
raciné sous leurs pas. Vous n'arriverez par aucun biais, quelque ser-
vice que vous en attendiez, à les laisser maîtresses de leurs affaires.
Si la commune est un pouvoir, expliquez-moi de grâce à quel
titre et par quelle prodigieuse exception ce pouvoir serait unique
et irresponsable! Quand il n'est pas de pouvoir au monde, même le
royal, le parlementaire, le judiciaire, qui n'ait à compter avec quel-
que pouvoir parallèle, supérieur ou même inférieur, pourquoi donc
un conseil municipal serait-il seul à ignorer tout contrôlé, tout
contre-poids ? Le moindre intérêt privé aussi bien que les plus
grands intérêts publics ont pour eux la garantie d'un recours ou
tout au moins la pluralité des balances. Et l'on irait déroger à cet
élément de toute société, à ce lieu-commun de civilisation, pour
livrer les intérêts qui peuplent, c'est-à-dire qui divisent une loca-
lité, au jugement brutal du nombre, au droit- grossier du plus fort!
unité de pouvoir, droit absolu de la majorité, c'est ainsi que se-
rvent constituées les communes I Cela n'est pas soutenable. L'im-
molation des minorités ne peut être la base d'un organisme ou d'une
éducation politique parmi les communes. Peut-être ne faut-il pas
protéger les minorités par la main de l'état; mais elles ne peuvent
demeurer sans une protection qu'il faut demander, soit au pouvoir
législatif, soit aux pouvoirs locaux supérieurs, soit à une certaine
pluralité de pouvoirs dans la même localité. Il n'est tel en effet que
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186 REVUE DES DEUX MONDES.
l'équilibre ou la hiérarchie des pouvoirs pour mettre dans les affaires
humaines, autant que le comportent les limites humaines, cette
souveraineté de la raison qui est la seule légitime, conune disent
les doctrinaires, dont cette doctrine est le plus beau titre. C'est là
le fond de tout gouvernement, l'organisme vital dont ne peuvent se
passer les corps politiques. Vous ne sauriez y déroger pour les com-
munes, parce qu'elles ont des immeubles à elles, un certain isole-
ment, des besoins et des charges qui leur sont propres, lesquels
figurent une individualité, quelque chose d'existant par soi-même.
Il nous reste à considérer la commune sous ce point de vue. C'est
un individu, soit : ce n'est pas à dire qu'elle puisse traiter ses
affaires et régler ses intérêts avec l'indépendance qui caractérise
chacun de nous, avec ce3 façons directes et absolues dont nous gou-
vernons nos ventes, nos procès, nos constructions, nos emprunts,
tout ce qui regarde notre métier, notre industrie, notre foi, nos
droits paternels en fait d'éducation. C'est qu'au fond la commune
n'est pas un individu, mais un groupe, un multiple, un composé de
membres et de parties qui ont chacun des intérêts distincts, avec
cette particularité que chaque intérêt constitue un droit. Ici éclate
la différence qui sépare l'individu communal de l'individu en chair
et en os. Celui-ci a des droits naturels et inviolables qu'il exerce
comme bon lui semble, sous l'unique réserve du droit d'autruî à
respecter. J'ai dit du droit et non de Vintérêt} 'û n'est pas défendu
à l'homme de blesser l'intérêt des autres hommes en exerçant son
droit, en manifestant sa supériorité, ce qui est le fait de la concur-
rence industrielle, et plus généralement de la compétition qui est
ouverte un peu partout. Il est très permis , je suppose , d'élever
boutique contre boutique, et ce cas, où le dommage est sensible,
ne laisse pas que d'être légitime. Or à cet égard la commune n'a
rien d'un individu, sa puissance est inférieure à la puissance privée,
car en toutes mesures communales blesser un intérêt, c'est blesser
un droit, le droit que tire chacun de son concours financier et obli-
gatoire à ces mesures, le droit du contribuable.
Une commune ne peut donc prétendre à l'irresponsabilité, parce
que nul pouvoir n'y peut prétendre. 11 ne lui est pas plus permis de
se comporter en individu maître absolu de ses affaires, parce qu'elle
n'est pas un individu, parce qu'elle se compose d'intérêts divers,
respectables chacun comme un droit, n s'ensuit que la commune
est au plus bas dans l'échelle des êtres, — sujette comme chacun
de nous aux lois civiles, criminelles et fiscales de la communauté,
qu'elle ne peut enfreindre ni déserter, — sujette en outre à une dis-
cipline toute particulière, qui est pour empêcher le sacrifice, l'op-
pression d'aucun intérêt parmi tous ces intérêts qui la composent et
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l'administration en FRANCE ET EN ANGLETERRE. 187
qui se valent, qui constituent autant de droits. On se fait une assez
juste idée des conflits qui peuvent diviser une commune, quand on
se représente la division des localités elles-mêmes, leur incohérence
topographique. On ne compte pas moins de trente mille sections de
communes, ce qui contient le germe d'autant de disputes sur rem-
placement de Técole, du cimetière, du lavoir, de l'hôpital, etc. (1).
De ce chef, les communes portent en elles un litige permanent,
un contentieux organique pour ainsi dire, qui veut au-dessus d'elles
des juges, des arbitres. Autrement vous créez une anomalie incon-
cevable, celle d'un juge et partie, sous prétexte que la partie en
question est une majorité. Vous instituez une agrégation de per-
sonnes, sous le nom de commune, parmi lesquelles tout différend
se juge à la majorité, c'est-à-dire par le droit du plus fort : un déni
de justice ou plutôt de civilisation , car cette force du nombre n'a
pas plus de droit et de raison que la force physique constatée par
le poids des muscles. Au lieu de se battre, on se compte, et ce
dernier procédé, pour être moins violent, n'est pas plus raisonnable
que l'autre.
Ainsi le degré de puissance et d'autonomie où se forment les ca-
ractères politiques, où les volontés s'exercent et s'aguerrissent, ne
peut être attribué aux communes. Quant à l'intelligence politique,
jamais elle ne naîtra dans la gestion des affaires communales. Cette
gestion fera des hommes plus habiles dans leurs affaires privées,
dans leur industrie, dans leur métier : du conseil municipal, ils re-
tomberont chez eux avec un esprit plus ouvert et plus étendu, pour
s'être appliqués à des choses plus complexes, plus considérables
que leur besogne quotidienne, pour s'être mêlés peut-être à des
esprits plus vifs et plus élevés. Cet avantage n'est pas mince; mais
il est le seul qu'on puisse attendre d'un maniement d'affaires com-
munales. Qui peut plus peut moins, cela se conçoit parfaitement;
mais ne croyez pas qu'on s'achemine par cette voie bornée , par ce
manège monotone des choses locales, à comprendre soit des quesr-
tions de politique étrangère ou religieuse, soit même simplement
des questions de libre échange, de banque, de chemins de fer,
d'associations commerciales, encore moins à en faire le texte et la
condition d'un mandat électoral. Ce qu'on acquiert dans l'habitude
des petites choses, c'est l'incapacité des grandes, un point que nous
avons déjà touché ailleurs.
(I) Voyez le Traité des Sections de Communes, deuxième édition, par M. Aucoc,
■Mitre des requêtes.
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188 BEYUE DES DEUX MONDES.
III.
Ailleurs ou ici, sommes-nous sûr d'avoir tout dit sur un sujet qui
recule et se dilate à mesure qu'on y avance? Avons-nous reconnu
comme il faut, soit la part d'indépendance qui pourrait être faite
aux communes, soit le bien qui naîtrait de cette indépendance?
Quant au premier point, nous avons revendiqué pour les conseils
municipaux le droit de s'assembler, de se taxer, d'employer leurs
revenus ordinaires, et d'exécuter tous travaux de construction ou
de route comme bon leur semble, sauf le recours de tout intérêt
lésé aux conseils-généraux. Il serait difGcile d'aller pluç loin.
Quant au second point, on va peut-être me reprocher de mettre
en oubli la valeur que prendront les conseils-généraux pourvus de
cette attribution, faisant à l'égard des communes l'office dont s'ac-
quitte aujourd'hui le pouvoir exécutif. Je conviens qu'il naîtra ainsi,
dans un pouvoir local au moins, quelque expérience, quelque notion
d'affaires. Gela est précieux, mais cela n'est pas politique, vu que
les conseils-généraux feraient là œuvre d'arbitres, œuvre judiciaire,
et rien de plus. Qu'y a-t-il de politique à prononcer entre des inté-
rêts qui se disputent le tracé d'un chemin ou qui se renvoient l'in-
commode voisinage d'un abattoir?
La politique I voilà ce qui ne se trouve à aucun degré des gou-
vernemens locaux. Us n'en dégageront jamais parce qu'ils n'en con-
tiennent pas. S'il y a une antithèse au monde, c'est celle de local
et de politique. Tout comme il n'y a pas de logique pour tirer lé-
gitimement le général du particulier, de même il n'y a ni lois ni
combinaisons qui puissent extraire d'une localité ce qui en est absent
et même exclu, c'est-à-dire la politique, une science ou un sentiment
dont l'objet est la patrie tout entière.
n y a peut-être moyen de savoir au juste ce que c'est que la po-
litique, et l'on verrait bien alors si elle peut tenir dans les localités.
Cherchons un peu en quoi elle consiste, à quels signes elle se re-
connaît.
Est-ce à l'étendue et à la complexité des intérêts, alors qu'ils
embrassent les nombres, l'espace, la tradition, l'avenir? Mais évi-
demment le point de vue d'un clocher ne porte pas si loin. Est-ce
à la hauteur des principes engagés dans* une question? Ceci est
im cas tout différent : la dimension d'une affaire ne préjuge rien
sur celle des principes qui peuvent la résoudre , la plus humble
question de procédure dépend quelquefois des axiomes les plus
élevés; mais une commune n'a rien à démêler dans sa conduite avec
des principes de cette nature, qu'elle trouve tout tracés, tout déter-
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l'administration en FRANCE ET EN ANGLETERRE. 189
minés, au-dessus d'elle par les mœurs et par les institutions du pays.
L'assiette de l'impôt, la création de ressources extraordinaires, tel
article de son budget relatif à l'église, à l'école, à la route, l'aliéna-
tion ou le partage de ses immeubles, la forme de ses adjudications,
les matières d'octroi ou de police locale, tout cela est et doit être
strictement déterminé par les lois générales ou par la loi organique
des communes. Ces lois expriment, comme il leur appartient, un
état de civilisation définitif à respecter, à maintenir partout, dont
nul ne peut répudier le bénéfice. Une localité ne peut ni déroger à
rimpôt proportionnel, ni établir un impôt proportionnel dont l'em-
ploi profiterait seulement à certaines classes, ni laisser tomber l'é-
glise, l'école, la route, ni avec ses rëglemens d'octroi mettre un
impôt sur les grains, ni avec ses règlemens de police établir une
corporation, ni traiter de gré à gré poiir ses travaux... Tout cela
sersdt considérable à débattre et à faire; mais tout cela lui est étran-
ger, supérieur, hermétiquement fermé, ou sujet du moins à des
révisions et à des contrôles.
Ainsi des maximes transcendantes ont déterminé la constitution
de la commune, mais n'entrent pas dans sa conduite. Pas plus qu'elle
ne les a décrétées, elle ne les applique : ce qui est fort heureux,
car si elle avait le pouvoir de les appliquer, elle prendrait celui de
les violer, de les frauder, et nous aurions, au lieu de la France,
trente-sept mille gouvememens entre le Rhin et les Pyrénées.
De ce côté encore, nulle politique parmi les localités. Il n'y en a
pas davantage, si la politique se reconnaît à la pluralité des pou-
voirs qui traitent une affaire, qui composent un gouvernement, c'est-
à-dire à un certain art de conciliation des personnes, de savoir-
vivre entre les classes, de ménagemens et de compromis pour tous
les intérêts Autant de choses dont on ne se doute pas dans une
commune, gouvernée par un seul pouvoir, par une assemblée de
mandataires sans royauté au-dessus d'elle, sans opinion, sans aris-
tocrade constituées à côté d'elle. Ces mandataires, n'ayant à comp-
ter avec personne, auront tout l'égoïsme de la majorité qu'ils repré-
sentent, toute l'étroitesse des intérêts qui composent cet égoîsme.
Le vice de leur pouvou*, qui devient celui de leur caractère, est de
ne statuer sur rien où ils n'aient un intérêt actuel et personnel :
par où ils sont inférieurs et deviennent inhabiles à la pensée poli-
tique, qui est apparemment une aptitude aux vues d'ensemble et
d'avenir. Ainsi, loin que cet exercice des affaires locales soit une
préparation à comprendre et à représenter la communauté tout en-
tière, il crée à cet égard une impuissance, je dirais presque une
indignité. .
Cn homme d'esprit, nullement publiciste, entend par politique
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190 REYUE DES DEUX MONDES.
une manière d'agir qui rCest ni la force ni T argent. — Soit, cette
définition de Stendhal en vaut bien une autre. Est chose politique &
ce titre le traité de Westphalie par exemple, c'est-à-dire une né-
gociation de cinq ans pour terminer les fortunes de guerre les plus
longues et les plus diverses, ou bien encore la réforme des lois cé«
réaies en Angleterre, laborieusement conquise sans que personne
ait été corrompu ni violenté. Quoi qu'il en soit de ces illitslratiansy
vous n'y ajouterez pas, bien sûr, le cas des communes où le nombre
est souverain, où l'on se compte, puis où l'on s'opprime en toute lé-
galité, en toute conscience. Remarquez en efiet qu'à procéder ainsi,
une commune croit faire œuvre pie et sensée : elle n'imagine pas
d'autre légitimité que celle du nombre, et prend pour le droit ce
qui est de la force toute pure, de telle façon que ce gouvernement
ne formera pas môme un roué, un de ces personnages selon le cœur
de Machiavel, qui ont visiblement un bout de rôle dans les affaires
de l'humanité.
Il y a quelque oubli de la logique la plus élémentaire à supposer
que la science des intérêts publics s'acquiert dans la pratique avouée
d'intérêts bornés et tout personnels. Pesez bien les termes de cette
hypothèse, ôtez-en quelques circonstances superficielles, et vous
avez pour résidu une conclusion prohibée, s'il en fut, depuis que le
monde raisonne, celle qui procède du particulier au général. Cet
aspect, ce trait de généralité, est en effet ce qui constitue la poli-
tique considérée dans les esprits ou dans les choses.
11 ne faut pas pour cela traiter de sophistes les grands et géné-
reux esprits qui opinent si fortement pour la liberté des communes,
parce qu'ils y voient le ïiom d'une chose qui a tous leurs regrets et
leurs respects. J'ai l'honneur de partager ce sentiment; mais à quoi
bon l'égarer? Vous obtiendrez quelque jour cette liberté des com-
munes : nous y marchons, nous avons fait quelques pas dans cette
voie, sous un gouvernement qui lâche volontiers l'ombre du pou-
voir; une fois là, vous serez libres, comme vous l'êtes depuis le libre
'échange. N'allez pas, dans vos déceptions, vous décevoir encore et
vous-mêmes. C'est de liberté politique qu'il s'agit : or il n'y a pas
de politique parmi ces communes qui ne sont pas souveraines, pas
de liberté dans ce gouvernement absolu des majorités.
Vous soupçonnez quelque chose de politique parmi les communes,
voyant là des conseils qui se réunissent, qui délibèrent, qui ouvrent
des scrutins, qui procèdent à des votes et à des choix, tout comme
on fait dans les conseils du pays; maiis que tout cet appareil de re-
présentation, de scrutin, de mise aux voix, ne vous fasse pas illu-
sion : tout cela est le signe d*un mandat, et rien de plus. Or ce qui
peut arriver de pis à une affaire, c'est d'être conduite par voie de
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l'administration en frange et en ANGLETERRE. 191
mandat, c'est-à-dire en dehors des aiguillons.de Fintérét personnel
aussi bien que des lumières de la raison théorique et désintéressée.
Dans un certain ordre de transactions, cela s'appelle commandite,
et on a vu de nos jours les meilleures, les plus saines affaiies, tantôt
ruinées pour s'être mises à ce régime, tantôt compromises dans leurs
fruits et perverties affreusement dans leur personnel. Il a fallu que
la loi vint discipliner et moraliser la commandite; il a fallu surtout
que le public préférât la société anonyme, où la loi stipule toutes
choses pour le public actionnaire ou consommateur.
Le mandataire est volontiers négligent d'une chose qui n'est pas
la âenne propre. C'est là son moindre vice. Il a devant lui deux
tentations : l'une de tourner à son profit les pouvoirs dont il est
nanti pour le bien de l'association, l'autre de tourner contre le pu-
blic la force de l'association dont il est le gérant, et d'en faire un
engin de monopole, d'exaction, de rançonnement. La première est
de beaucoup la plus séduisante et la plus écoutée. Aussi la France,
où est née la commandite, fut-elle longtemps sans s'y adonner, et
même très longtemps, puisque la chose date de Golbert.
Ce qui distingue l'esprit et la fortune de ce pays, c'est de répu-
gner à cette fausse allure des choses, et de préférer à tout, soit la
propriété, l'exploitation foncière, qui est le type le plus parfait de
rafTaire privée, soit la fonction publique, où peut se glisser quelque
élévation de vues et de sentimens. Sur ce dernier point, je ne veux
rien outrer : chacun sait les motifs cupides ou vaniteux qui poussent
chacun de nous à convoiter l'importance oiGcielle. Cependant la
puissance publique a quelque chose en soi à la rigueur pour élever
l'âme de ses dépositaires, tandis qu'on n'aperçoit guère dans une
ai&ire coUective l'exaltation possible du gérant. Comme le fonction-
nûre invoque sans cesse les plus hauts prétextes, les alléguant par-
tout, soit aux inférieurs, soit au public, quelque chose de loin en
loin pourrait bien en rester, en passer dans sa conduite. On peut
acoMnplir avec une certaine conscience ce qu'on a désiré par de
purs calculs. On prend, on porte l'épée par les motifs les plus divers;
mais U n'y a qu'une manière de la tirer : le métier des armes n'en
empêche pas l'héroïsme. Cet exemple est pris un peu haut : il ne
ilBuidrait pas en abuser; mais peut-être en est-il de la puissance pu-
blique comme d'une religion dont l'effet n'est pas infaillible ni con-
tinu, laquelle toutefois attend son homme à certaines heures lucides
et périodiques pour le secouer, pour l'apostropher parmi les vils in-
térêts qui usurpent et courbent sa pensée.
Vous allez peut-être supposer que je révoque en doute les mé-
rites de l'association, ou que je perds de vue les œuvres prodigieuses
dont elle s'est montrée capable en Angleterre... Cela demande quel-
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192 REVUE DES DEUX MONDES.
que explication. Otons d'abord de cette histoire d'outre-Manche les
ligues et les associations qui sont à fins politiques et non lucratives.
Il y a là un esprit qui sauve tout. Quant aux sociétés d'industrie
et de commerce, il faut se rappeler que jusqu'à ces derniers temps
elles comptaient parmi nos voisins autant de gérans que d'associés :
elles ignoraient le mandat, qui est le fond de nos commandites, elles
emportaient la responsabilité indéfinie de chaque associé. Naturelle-
ment chaque associé portait tous ses soins et toute sa vigilance où
il engageait toute sa fortune, et les vices du mandat ne pouvaient
naître dans une association entendue de la sorte.
Où les Anglais ont durement éprouvé ce que valent des afifaires
conduites par voie de mandat, c'est dans leurs chemins de fer. Rien
ne les étonne aujourd'hui, tout compte fait, comme les 7 milliards
qu'ils ont dépensés là avec tant d'inintelligence et de profusion, avec
un tel oubli des fins publiques et privées de la chose, avec de tels
bénéfices pour les intermédiaires de toute sorte, gérans, entrepre-
neurs, gens de loi, ingénieurs, propriétaires, pour tout le monde
enfin, excepté pour les actionnaires.
Il y a quelques années déjà, un de leurs publicistes les plus écou-
tés racontait tout au long ce prodigieux, ce mémorable mécompte (1).
a C'est à n'y pas croire! s'écriait-il. Qui l'eût jamais prévu? Nous
avions pourtant mis là ces procédés qui gouvernent avec tant de
succès la chose publique : élections, votes, assemblées générales,
compte -rendu, contrôle... Rien ne ressemble plus aux mandans,
aux représentans et aux gouvemans qui habitent la sphère poli-
tique. A qui se fier désormais? » 11 parait, au dire des mieux enten-
dus, que les Anglais auraient pu épargner là soixante-dix millions
sterling, près de deux milliards.
Il ne faut pas s'étonner pour si peu. Que voulez-vous? Le man-
dat est vicieux en soi, d'un vice incorrigible partout ailleurs que
dans la sphère politique. Là seulement il a quelque chance de s'a-
méliorer : l'étendue et la gravité des intérêts qui touchent tout le
monde à quelque endroit sensible, la passion et la vigilance uni-
verselle suspendues sur le mandataire, ont pour effet de le mettre à
la raison. Bon gré, mal gré, il fera quelque chose de ce qu'il a pro-
mis, de ce qu'il a déclamé. Dans un pays surtout comme l'Angle-
terre, où la tradition est de se gouverner soi-même, où abondent
les personnes et mêmes les classes consulaires, le mandat politique,
couru et scruté comme il l'est, devient une vérité, une conscience
qui s'impose : tout le redresse et le maintient dans un certain rap-
(i) Voyez la Revue d^Édinibourg d'octobre 1854, à Particle intitulé Railvoay moralt
and railway policy.
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l'administration en frange et en ANGLETERRE. lOS
port avec ses fins avouées, avec son étiquette. Que si le mandat ne
monte pas à cette hauteur où l'attendent les saines influences, il
tombe au plus bas de sa nature et de ses misères, surtout chez le
peuple dont nous parlons, commercial, hasardeux, spéculateur, ac-
tionnaire comme on ne Test pas, où tel placement est un coup de dé,
qui prêta des millions, il y a quarante ans, aux caciques du Poyais
et de rOrénoque, dont le propre est de jouer sans tenir les cartes.
Comparez donc l'intérêt passionné du citoyen anglais dans la chose
publique au degré d'intérêt que l'actionnaire anglais peut apporter
dans une société de chemin de fer ! cette chose brûlante et capitale
à cette chose accessoire ! Vous aurez beau mettre dans celle-ci les
formes politiques, vous n'y mettrez jamais l'âme politique, la seule
qui transfigure un mandataire.
Ainsi le mandat ne s'élève qu'avec son objet, et encore faut-il que
ce soit le plus grand des objets, pas moins que la chose publique.
Rien ne prouve qu'il s'acquitte à son honneur d'une gestion locale :
le passé ne nous dit rien qui vaille à cet égard. Nous avons aujour-
d'hui les mémoires de tel intendant qui s'employa sous Golbert à la
liquidation des dettes des communautés, et l'on y voit d'étranges
précautions pour mener à bien cette grande affaire, qui ne dura pas
moins de vingt ans. 11 fallut interdire aux échevins, capitouls, con-
suls ou jurats de toucher au prix des immeubles que les communes
vendraient pour se libérer, étant d'expérience que si ces deniers pas-
saient par les mains municipales, ils n'en sortiraient pas. Une autre
inadvertance familière à ces échevins était de s'approprier ce que
l'état remboursait aux communes pour logemens militaires. Après
cela, c'est à peine si l'on peut parler de leurs voyages d'agrément
dans la capitale, aux frais de leur commune, sous prétexte de solli-
citer ses affaires (1).
Quand telles sont parmi nous les traditions du pouvoir municipal,
il ne faut pas s'étonner qu'on l'ait reconstitué en toute occasion,
môme en 89, même en 1830, même en 1848, sur la base d'une pré-
caution et d'une méfiance incurable. Estimez et admirez, si bon vous
semble, les hommes, les femmes, les départemens, les clochers. La
confiance est un sentiment doux au cœur; mais il n'en faut pas
moins agir comme si l'on se méfiait : cette règle est sans exception.
La loi surtout n'est que méfiance, et la loi politique plus qu'au-
cune autre, présumant toujours l'abus, la violation de ce dépôt mis
entre les mains des gouvernans sous le nom de fortune et de puis-
sance publique, plaçant partout le contrôle au-dessus de la fonction
publique, la garantie à côté du droit privé. Pourquoi donc le légis-
(1) Voyez les mémoires de rintendant Foucault, avec introduction de M. Baadry.
TmiB XLV. 13
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•iOU REVUE DES DEUX MONDES.
lateur, en ce qui touche les gouvernemens communaux, dérogerait-
il à ces principes?' C'est une question que Ton s'est adressée noaintes
fois à certaines époques qui remettaient tout en question : la ré-
ponse n*a jamais varié.
Il n'y a pas de révolutions, pas de progrès de Tordre ou de la
liberté, qui n'aient laissé les communes depuis quatre-vingts ans
dans la dépendance où nous les voyons, et cela toute réflexion faite,
soit qu'il s'agît d'organiser ou de réorganiser les communes (ce
dont il y a eu quatre occasions depuis 89), soit qu'il s'agit de quel-
que attribution nouvelle à leur conférer en fait de chemins, d'école,
de cadastre, de garde nationale, etc. Aujourd'hui il n'en est plus de
même : il n'y a qu'une voix, du moins parmi les voix que j'écoute,
pour instituer en France la liberté locale comme garantie ou comme
apprentissage de la liberté publique. Cette aspiration est opportune
et généreuse ; mais c'est demander aux communes l'enseignement
d'une chose dont elles ne savent pas le premier mot, d'une chose
qu'elles ne sauraient qu'au prix de la France dispersée et défaite.
Voici en effet le dilemme qu'il ne faut pas perdre de vue.
Ou les communes auront le droit de s'imposer, d'emprunter, de
plaider, d'aliéner comme bon leur semble, affranchies de toute dé-
pense obligatoire, maîtresses de leurs travaux, de leur police, de
leurs octrois, — auquel cas leur gestion sera, j'en conviens, une
image du gouvernement, une dilatation des esprits et des virilités,
— mais avec l'inconvénient de créer en France trente-six-mille
petites républiques pétries d'omissions et d'injustices envers les
minoiîtés, envers le progrès, envers la raison et la force nationale.
Ou bien les communes auront les droits tempérés dont nous avons
esquissé le détail avec un juste ménagement de ces grands inté-
rêts, mais sans exercice des volontés et des discernemens, sans ap-
prentissage et sans fécondité politique.
11 faut opter entre ces deux alternatives. Y a-t-il une troisième
combinaison où se rencontre une indépendance des communes ca-
pable de les tremper politiquement, sans endommager les grandes
fins de toute politique? Je ne l'aperçois pas, et je demande qu'on me
la signale.
IV.
En résumé, on accuse la révolution d'avoir dépouillé la société de
ses institutions et de ses magistratures, d'avoir /concentré tous les
droits et tous les pouvoirs entre les mains de l'état, avec cette con-
clusion implicite que l'ancienne société était sous quelques rapports
supérieure à la moderne. Notre réponse, c'est que la révolution a
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l'administration en FRANCE ET EN ANGLETERRE. 195
créé plus de droits qu'elle n'en a détruit, c'est qu'elle a créé tout le
droit possible et concevable en constituant sur la ruine des castes
l'individu et la nation. Oui sans doute, on a parlé, on a promis en 89
plus qu'on n'a agi, plus qu'on n'a tenu, et tout l'effort des temps
qui ont suivi n'a pu monter à la hauteur de cet évangile. Cepen-
dant, si certaines choses ont été simplement déclarées, promises, ou
du moins n'ont pas encore tous les organes d'une vie imperturbable,
d'autres ont été possédées aussitôt qu'énoncées; les castes sont bien
mortes; conquis est le droit commun, ce qui est précieux, car cela
ne veut pas dh*e simplement l'unité de la loi, mais l'équité de la loi
en fait d'impôts, de peines, de garanties judiciaires, de successions,
de libre concurrence, de libre admission aux emplois publics. Pre-
nez bien garde que ceci est déjà «ne force de plus dans le monde
moderne, une force à conséquences politiques. Ce qui se crée par
là de richesse et d'indépendance, de lumière et de volonté, est un
titre et pour ainsi dire une candidature impérieuse de la nation à
se gouverner elle-même. Quand une pyramide a de telles bases,
elle peut bien être le tombeau des dynasties, mais non leur chose,
leur propriété. On a difficilement raison d'hommes reconnus qui
veulent être des citoyens; on empêcherait plutôt des esclaves d'ar-
river à la qualité d'hommes.
Mais pourquoi donc cette insuffisance, cette défaillance des faits
comparés au droit tel qu'il a été reconnu et arboré? La raison en
est simple, c'est que ce droit était immense, un type suprême et
transcendant : liberté ^ égalité ^ fraternité! Concevez donc quelque
chose par-delà ces dogmes! Ce qui borne l'imagination doit rencon-
trer de furieux obstacles dans la pratique. C'est pourquoi, nantis de
l'égalité, nous sommes en échec, en travail devant la liberté. Quant
au troisième article de ce programme sans pareil, c'est le socialisme,
pour l'appeler par son nom, dont les sectes parlent beaucoup et dont
les gouvememens, sans en rien dire, sans le savoir peut-être, font
œuvre incessante... Tout cela est ténébreux, hésitant, mal étreint,
parce qu'encore une fois tout cela est immense. Jamais peuple n'em-
brassa de tels espoirs et ne les détermina en même temps d'un trait
si vigoureux. Rien ne peutse comparer à un tel programme, si ce
n'est peut-être ce plan d'études que Goethe a tracé de la main d'un
étudiant allemand , Dieu, Vhamme^ la nature^ et qu'il admire avec
Méphistophélès pour sa précision et son étendue !
Ainsi soyons justes envers nous-mêmes : ce n'est pas notre effort
qui est en défaut, c'est notre but, notre aspiration qui est peut-être
en excès. On ne peut pas dire qu'il y ait de temps perdu, quand le
christianisme lui-même a proclamé, il y a dix-huit cents ans, la
fraternité humaine avec les fruits que vous voyez. C'est déjà une
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196 REVUE DES DEUX MONDES.
insigne grandeur dans une société de s'attaquer à pareUle œuvre.
Certaines questions, encore qu'elles demeurent pendantes et irré-
solues, témoignent plus en fa.veur d'un peuple que certaines solu-
tions. Tout dépend des sujets.
Tout comme il est glorieux pour l'esprit humain de philosopher,
sans conclusion possible, sur l'origine et la fin des êtres, de même
c'est l'honneur d'une nation de marcher vers l'idéal du droit, qui
est une des faces voilées de l'infini. La certitude, la sécurité, n'ap-
partiennent qu'aux questions et aux biens secondaires. Si c'est là
ce qui vous touche, il faut mettre un traité de procédure ou d'arith-
métique au-dessus des Méditations de Descartes, au-dessus des
Élévations sur les Mysti^res de Bossuet, ou bien encore il faut pré-
férer le jury, qui est une partie secondaire et acquise de la souve-
raineté nationale, à cette souveraineté tout entière exprimée par le
droit de la nation et de ses représentans.
D'une grande visée, d'une grande poursuite, il reste toujours
quelque chose, un aperçu, un premier pas, et surtout un engage-
ment pris par les consciences, pris à la face du monde, d'aller tôt
ou tard jusqu'au bout. On peut préférer cette aventure, avec ses
délais et ses chances, à telle possession moindre, mais actuelle.
Gomme c'est là, bien sûr, le sentiment français, et que le sort en est
jeté, il serait bieil inutile de s'appesantir sur cette apologie. En
attendant, quelques biens nous sont acquis. Dans notre appétit de
l'idéal, nous avons mis la main sur certaines réalités précieuses et
touché à certaines autres dont la trace est restée dans nos âmes et
dans nos mœurs.
Certes on ne peut pas dire que les ambitions de 89 aient passé
tout entières dans nos lois, et ces lois imparfaites ne sont pas elles-
mêmes à Tabri de toute éclipse. Cependant l'homme a été retrouvé,
restauré dans ses droits, tandis qu'il ne valait auparavant que par
la caste et dans la caste. En même temps, si le droit politique n*a pas
pris racine parmi nous d'une manière aussi profonde que cette col-
lection de droits individuels appelés le droit commun, s'il n'a pas
fourni une carrière aussi sûre et aussi continue, cependant il n'a pas
été la lettre morte des constitutions. Il a vécu, d'une manière convul-
sive, il est vrai, mais enfin il a vécu depuis 89 jusqu'au 18 brumaire.
Il en reparut de grandes lueurs sous la restauration : à ce moment,
le citoyen et la nation reprirent leur droit, s'élevèrent à vue d'œil, et
l'on ne voit pas que la tutelle administrative ait été cette fatalité,
cette malédiction inexorable alléguée par M. Royer-Collard. Sous ce
régime furent élues et la chambre qui fit les lois de 1819, où la
presse relevait du jury, et celle qui renversa le ministère Villèle, et
celle qui prévalut contre une dynastie. Rien ne montre à cette époque
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l'administration en FRANCE ET EN ANGLETERRE. 197
dans les communes et dans leurs choix politiques un tel désir de
plaire au tuteur qui octroie les garnisons, les lycées, les routes, les
ponts. Ce que pensait, ce que voulait le pays, il trouva moyen de le
dire et de le faire, on le sait de reste, et le régime des communes
n'y fut pas un obstacle. Il faut croire que cette sujétion n'est pas si
lourde à porter ou si facile à exploiter qu'on la représente.
Ce qui vous inquiète pour le droit national, c'est la dépendance
où vous voyez les communes, et d'une manière plus générale c'est
la centralisation, où l'état vous apparaît avec une étendue et une
plénitude de pouvoirs à tout pénétrer, à tout écraser... Votre souci
est mal placé : j'incline à croire que le mal n'est pas où vous le
voyez, tandis qu'il pourrait bien être où vous ne le voyez pas : deux
choses qu'on voudrait expliquer clairement.
Et d'abord qu'est-ce donc que la centralisation pour en conce-
voir un tel ombrage ? C'est le gouvernement accommodé selon ce
goût français d'unité qui paraît en toutes choses, religion, philoso-
phie, théâtre, etc. Est-ce un goût dépravé, parce qu'il crée la tu-
telle administrative? Non, puisqu'il crée en même temps l'unité du
droit national, l'unité des droits privés, l'unité de l'opinion publi-
que, et cela est on ne peut plus significatif. Cela veut dire règne de
la nation, unique souveraine, — déploiement des individus par
l'exercice des droits reconnus à chacun, — armement de l'opinion,
exaltée et concentrée dans une capitale.
Qu'importent après cela l'unité du pouvoir, qui est simplement le
pouvoir exécutif, et la force qu'il tire de cette conformation? Rien
n'est compromis par là, si ce pouvoir rencontre au-dessus de lui et
à côté de lui, pour le maîtriser dès son origine et pour le surveiller
à chaque pas, cette même circoristance, cette même puissance d'u-
nité. Vous me montrez avec ennui cette tutelle des localités qu'exerce
le pouvoir central en vertu de son unité constitutive : il vous semble
qu'au jour de Télection politique elles en seront^ toutes subjuguées;
mais ne voyez-vous pas cette puissance parallèle de l'opinion dans
une capitale, le poids des impulsions qui en descendent parmi les
électeurs assemblés, le rayonnement des propagandes qui partent
de si haut? Vous déplorez la chute de ces grands corps, de ces
grandes existences qui bornaient la royauté d'autrefois... Et moi,
je vous montre sur ces ruines, au lieu de quelques privilégiés, le
Français et la France restaurés chacun dans sa souveraineté respec-
tive, et s' appuyant pour vivre aiqsi (aux accidens près) sur la force
qui les a créés.
Non, le mal français n'est pas l'unité du pouvoir; cette unité
croissante n'est pas moins que la civilisation même et le plus grand
trait de la raison politique qui se développe parmi les société»
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198 RETUE DES DEUX MONDES.
adultes. Aucune nation, à aucun âge, n'est dépourvue des instincts
d'ordre, de liberté, de sécurité : dès ses premiers pas, elle en crée
ce qu'elle peut et comme elle peut, soit dans la personne du père,
soit dans Tenceinte des castes et des localités; mais elle rejette en-
suite, c'est par là qu'elle est grande, elle rejette ou réforme ces
ébauches, ces campemens, dont je n'excepte pas la famille, qu'il a
fallu refaire, encore bien moins les communes, où avorte la nation,
où l'individu lui-même, gouverné de trop près, n'a pas tout son
développement. Ainsi s'élève une société, faisant ses lois avec de&
idées, dès qu'elle a des idées, détruisant au nom du droit et de la
nation qu'elle a conçus dans toute leur ampleur les brins de pouvoir
et de garanties dont elle s'était contentée jusque-là. Telle est au
surplus la voie naturelle du progrès. Par une destinée toute pareille,
les patois et les dialectes locaux font place à une langue nationale.
Et ceci est plus qu'un exemple : on voit là toute la puissance de
fusion qui appartient aux similitudes morales parmi les hommes.
Quand il existe quelque part des rapports d'esprit et de goût capa-
bles de créer l'unité de langage, on peut bien attendre du même
fond l'unité de lois et de pouvoir politique. Or comment traiterez-
vous ici de dépravation ce que vous tenez là pour un progrès évi-
dent? Maintenant, si l'unité politique, au lieu d'être œuvre de rai-
son , est œuvre d'instinct tout comme l'unité de langage, elle n'en
est que plus grande; si elle se fait en nous et sans nous, c'est qu'elle
n'est pas humaine.
Ainsi l'unité du pouvoir, dont vous vous plaignez, n'est pas le mal
dont nous souffrons; ce mal est ailleurs. H consiste dans l'intensité
du pouvoh-, — et cette intensité a tort non à l'égard des localités,
mais à l'égard des individus, — et à l'égard de ceux-ci, non dans
leurs relations civiles, mais dans leurs relations avec la puissance
publique. Ici notre tradition est mauvaise , ou plutôt la race elle-
même est en faute, et nous apercevons dans toute sa laideur le re-
vers de l'esprit français. Jusqu'à présent, nous n'avions vu que les
côtés lumineux de la race, — ce qu'elle a de philosophique, par
où elle comprend la justice comme la base des rapports humains
et la loi comme l'organe de la justice, professant ainsi l'empire de
la règle et de l'ordre plutôt que le développement des individus,
— ce qu'elle a de sociable, par où elle multiplie ces rapports qui
sont la matière du juste et l'occasion des lois. Mais voici comment
se déprave un esprit ainsi doué : flans son besoin de justice et de
sanctions réglementaires, il prend l'alarme, il s'abaisse quelquefois
à considérer le pouvoir exécutif comme l'unique gardien de l'ordre,
et on le voit alors, cédant tous ses droits, prodiguer au pouvoir lea
lois d'exception, l'état de siège, les dictatures, la suspension de tous
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l'administration £N FRANCE ET EN ANGLETERRE. 100
<lroits individuels. Comme si le pouvoir exécutif, avec Tarbitraire
dont on le revêt, n'était pas aussi cs^able de troubler quelque jour
la société que l'émeute, avec son bruit et ses licences! €omme si
un pays libre n'avait pas dans ses lois ordinaires une arme suffi-
sante contre le désordre des rues, un pays surtout qui a passé par
le premier empire et qui en a gardé les codes, où respire la plus
haute, la plus abondante police!
Un peuple ainsi gardé pourrait s'en tenir là; mais que penser de
la force et de l'habileté des gouvernans alors qu'ils crient misère
dans ce luxe oriental ? Le premier venuy disait M. de Cavour, gaw-
verneraii avec l'état de siège. Robert Peel aima mieux émanciper
l'Irlande catholique que de la retenir par ce moyen sous la loi des
anciennes incapacités. Je demande la permission de rappeler et
même d'étaler cet épisode d'histou'e contemporaine, avec les mœurs
étranges qu'on y verra. C'est à n'y pas croire; mais aussi bien c'est
d*un peuple libre, libre çt ordonné tout à la foisy et qui ne l'est
peut-être que par là. Voici le fait :
Vers 1828, les catholiques faisaient rage en Irlande avec leur as-
sociation obéie comme un gouvernement, et surtout avec le nombre,
Tarmement et la terreur des meetings dont ils couvraient le pays.
Les réprimer était le droit du gouvernement : à cet égard, les lé-
gistes de la couronne, dûment consultés, faisaient une réponse una-
nime et affirmative. Seulement la répression n'aurait pas lieu sans
coup férir; il y aurait bataille et mort d'hommes. « Or, ajoutaient
ces estimables légistes, les individus ayant souffert quelque dom-
mage, ou leurs amis en cas de mort, auiont le droite qu'on ne peut
leur contester, d'attaquer le gouvernement devant une cour de jus-
tice pour savoir si le rassemblement ét^dt, oui ou non, dans le cas
particulier, une réunion illégale. Et conmie la question pourrait
être soumise à des jurys d'Irlande, ainsi que cela est arrivé en An-
gleterre dans l'affaire de Manchester et d'autres cas analogues, nous
croyons bien faire en appelant l'attention du gouvernement sur ce
point spécial, et sur la marche qu'un procès surgissant dans un cas
semblable pourrait suivre en Irlande (1). » L'avis parut bon et le
gouvernement britannique émancipa l'Irlande, un gouvernement,
notez bien ceci, qui était un cabinet anglican et tory, c'est-à-dire
fiût contre l'Irlande. Cela est grand. Voyez un peu tout ce que bra-
vaient ces hommes d'état : l'église, la couronne, leur caste, leurs
électeurs... Quel fonds de mépris! Quel don et quel droit de gou-
veraer!
(1) Voyez les mémoires de sir Robert Peel, tome l^^ page 240, dan» Texcellente
tradaction qui porte le nonf d*un publiciste éminent de la Belgique, M. Emile de Ia-
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200 BEYUE DES DEUX MONDES.
Elle n'est pas claire de tout point cette consultation que l'on citait
tout à rheure : il est vrai qu'elle n'était pas faite pour nous; mais
enfin vous y voyez nettement ce fait capital, ce prodige dont le
continent n'a pas la moindre idée : un gouvernement qui répond
de ses actes et qui en répond devant des juges, — même quand il
s'agit d'actes qui intéressent la paix publique, — même devant les
juges ordinaires, devant le jury, devant le pays enfin exerçant la
souveraineté des jugemens!
11 est bien entendu aujourd'hui d'un bout à l'autre de l'Europe
que les gouvernemens sont responsables, et cette responsabilité a
lieu en effet.. Seulement, quand elle n'est pas organisée par les lois
avec détermination expresse des personnes et des cas où elle s'ap-
plique, elle est nulle ou violente, et voici ce qui arrive : les gou-
vernemens demeurent longtemps impunis, quinze ou vingt ans,
malgré maint écart; puis ils sont punis un beau jour et une bonne
fois, on les brise comme verre, on les culbute, on les proscrit : c'est
le cas des révolutions, qu'il ne faut pas détailler avec trop de com-
plaisance, vu leur injustice, qui est de mettre à mal tout le monde,
les innocens comme les coupables, et parce que le plaisir qu'on y
prend est sujet à de fortes expiations. Un pays civilisé pourrait
adopter d'autres façons.
Les Anglais nous donnent à ce propos un grand exemple, mais
qui n'est peut-être pas pour plaire à tout le monde, ni même pour
être compris de tout le monde. Aussi veux-je l'analyser et le pro-
poser dans tous ses détails à notre étonnement, à notre scandale.
Oui, sachons-le bien, il y a un pays où les chefs militaires ayant
fait acte de répression peuvent être traduits en justice comme ho-
micides, — où ils appellent en garantie à côté d'eux le. gouverne-
ment dont ils ont reçu les ordres, — où celui-ci vient expliquer au
juge qu'il a entendu exécuter les lois, — où le juge peut décider
que la loi n'a pas été exécutée, mais violée, qu'un crime a été
commis sous couleur de répression légale, un crime dont le gouver-
nement ou ses agens doivent porter la peine. Il ne faut pas vous
voiler la face : une société peut vivre avec ces mœurs, et même
prospérer de la manière la plus enviable. Vous savez bien que le
pays où se passent ces choses énormes n'en est pas moins très or-
donné, très policé, très réputé pour tous les articles de civilisation;
mais ce qu'on y voit le plus, c'est le sentiment de la légalité, c'est
l'ordre existant par lui-même en quelque sorte et debout dans les
consciences. Je ne puis me défendre de soupçonner dans ces mœurs
l'action du gouvernement et de ses exemples. Qui sait? Le droit
ainsi observé au faite de l'état est peut-être^ ce qui donne le ton à
cette société où l'on ne voit ni révolutions, ni assassinats politiques,
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L ADMINISTRATION EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. ' 201
et ceci est à considérer pour tout le monde. — Tel gouvernement,
tel peuple!
Les peuples et les gouvememens ont sans doute une action ré-
ciproque par où ils se déterminent les uns les autres, et ne peuvent
diiTérer sensiblement; mais la plus grande somme d'action est avec
les gouvernemens, parce qu'ils ont pour eux la force et le prestige,
Tautorité de toute sorte. Or cette influence officielle est la corrup-
tion même, et la plus profonde qui puisse pénétrer un peuple,
quand les gouvememens, ces organes du droit, qui manient au nom
du droit la troupe, les juges, Téchafaud, abusent de tout cela pour
leur bien propre, érigé en salut public et en loi suprême. Un peuple
mis à ce régime aura peut-être encore la vertu de se révolter; c'est
tout ce qu'on peut en attendre : il n'aura pas celle de modérer sa
révolte. Et la faute en est aux gouvernemens : ils ont les aventures
qu'ils méritent et des rebelles à leur image. C'est pourquoi telles
révolutions ont eu lieu de nos joui-s, aussi différentes de' l'an de
terreur 93 que le gouvernement de juillet et même que le gouver-
nement de la restauration différaient de l'ancien régime.
Le droit fait le droit, tout comme il y a les entraînemens de l'a-
bîme; mais cette leçon vient surtout des gouvernemens, instituteurs
des peuples, qui doivent enseigner la justice en la pratiquant aussi
bien qu'en l'imposant. Parmi nous, ils sont les premiers coupables,
avec leurs exemples et leurs déclamations, du travers national qui
est de demander Tordre à tout prix et d'abdiquer les droits du pays
à tout propos, à la moindre alarme, entre les mains du pouvoir
exécutif. Ceci, je le répète, est la dépravation que comporte l'es-
prit français. Maintenant croyez-vous que l'on y remédierait en dis-
persant le p')uvoir, en brisant son unité, c'est-à-dire en abolissant
la centralisation? Est-ce que le même préjugé ne ferait pas le même
abus de chaque fragment de souveraineté? La centralisation du
pouvoir n'a rien de commun avec ses excès , et la dissémination du
pouvoir dans les localités ne serait nullement une garantie de sa
modération. En France, le pouvoir n'a pas besoin d'être central pour
se permettre ou pour qu'on lui permette une infinité d'usurpations.
La preuve en est dans tous ces ari'ôtés de police municipale, dans
tous ces règlemens d'octroi municipal qui essaient si volontiers la
tyrannie et l'exaction. Le gouvernement et les tribunaux ont fort à
ùiire pour réprimer ces entreprises malfaisantes, pour les annuler
ou les traiter comme nulles. Parmi des gens où telle est la notion et
la tendance du pouvoir, vous le couperiez en mille morceaux qu'A
reparaîtrait sur tous les points avec les mêmes instincts, rencontrant
chez les gouvernés le même concours d'obéissance. C'est de ce côté
que nos mœurs et nos lois sont à déraciner, à transfigurer.
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202 RETUE DES DEUX MONDES.
Onze gouvernemens, tout compte fait, se sont succédé en France
depuis soixante-quinze ans, chacun apportant sa pierre à cet écha-
faudage qui encombre nos libertés, chacun créant sa mesure de
défense et de vengeance, née d'un accident ou d'un besoin particu*
lier, aucun n'abolissant l'œuvre mauvaise de ses devanciers, à telles
enseignes que je me demande si la loi des suspects a été expressé-
ment abrogée, ou bien encore certaine loi sur les prisons d'état qui
date de 1809. — Peu importe, direz-vous; nous n'en sommes plus
là. — Soit, c'était une hyperbole; mais nous avons encore dans toute
leur vigueur et cette loi de Tan vin qui fait le fonctionnaire invio-
lable ou du moins irresponsable, et la loi sur la détention des armes
de guerre, et la loi dite de sûreté publique^ et tant d'autres lois qui
se dressent devant nous dès qu'il s'agit de se réunir, de discuter,
de colporter, de correspondre, d'impriper, d'enseigner et même de
prier... Nous regorgeons, nous crevons de réglemens dès qu'il s'agit
de choses qui touchent ou seulement qui effleurent les intérêts du
pouvoir.
Voilà les scandales, les énormités! Je sais bien que les gouveme-
mens revendiquent plus de droits qu'ils n'en exercent; ainsi les
lois de septembre ont été à peine appliquées. Quoi qu'il en soit,
c'est trop qu'ils aient entre les mains un fonds de dictature légale,
et qu'en un jour de colère ils puissent aller prendre dans une loi
oubliée de quoi sévir à tort et à travers.
Si la France pouvait être ridicule, elle le serait par là, mais seu-
lement par là. Qu'importe ensuite que le pouvoir central, quand
vient à lui quelque affaire de commune pour un besoin d'emprunt
ou d'impôt, y regarde autre chose que l'emprunt ou l'impôt,
qu'ayant près de lui pour ses propres trayaux des corps savans , il
consulte ces corps sur la route ou la construction projetée par la
commune? Le mal n'est pas grand, ou du moins il n'est pas peut-être
sans compensation. Qu'importe encore que Tétat intervienne pour
réglementer les rapports infinis et nouveaux qui s'élèvent chaque
jour entre les citoyens, à propos d'industrie surtout, entre maîtres
et ouvriers, entre gérans et associés, entre public et transporteurs?
Ici l'état ne fait autre chose que son office élémentaire d'arbitre et
de justicier; mais il empoisonne tout quand il détourne à son profit,
quand il emploie et pervertit à se couvrir d'inviolabilité, lui et ses
agens, les pouvoirs qu'il tient de la société pour elle-même et pour
des œuvres de providence publique.
Parmi les anciens partis, il n'en est aucun qui n'ait été gouver-
nement à son tour, et l'on peut regretter que nul n'ait usé de son
passage aux affaires pour réformer ces excès de pouvoir, ces lois
malfaisantes qui infestent notre passé. L'occasion perdue reviendra-
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l'administration BN frange et en ANGLETERRE* 203
t-elle à ces personnages? les trouvera- t-elle plus prévoyans, plus
soucieux de la liberté quand ils n'en auront plus besoin ? Je le crois
de tout mon cœur. A tout hasard, j'ose leur suggérer que, le cas
échéant» leur premier devoir sera de mettre en pièces le Bulletin
des LoiSy d'en exterminer au moins certaines pages, et non pas de
faire une loi nouvelle sur les communes.
L'étrange idée que de rêver communes sur un sujet tel que le
gouvernement de la France par elle-même ! Je me demande si Ton
a bien pesé tout ce qu'il y a sous ce peu de mots. Voici le problème
dans la complication et pour ainsi dire dans la contradiction de ses
termes : il ne s'agit pas de moins que d'impulsions et de disci-
plines pour trente-six millions d'hommes, inégaux, divers et même
furieusement hostiles les uns aux autres. Ce n'est pas tout. Cette im-
pulsion et cette discipline, il s'agit de les puiser dans ces hommes
eux-mêmes et non plus, comme autrefois, dans quelque pouvoir
extérieur à la société : race conquérante, dynastie, église. Fut-il ja-
mais pareille énigme? C'est pourtant là que nous attend la civilisa-
tion ! A ces replis où s'enveloppe la chose, ajoutez certaines épines
toutes françaises : — un pays où nobles et prêtres , ces guides na-
turels des peuples, sont frappés de défaveur; — une nation monar-
chique, dit-on, mais où telles dynasties contestent le droit national,
tandis qu'elles sont contestées elles-mêmes par la nation; — un
peuple couronné de droits qui lui laissent toute sa misère; — à cha-
que pas, des intérêts délicats et sensitifs, tout rnatériels qu'ils sont,
dont la vile utopie est le pouvoir absolu... Une nation voisine n'a
pas pris moins de deux cents ans pour résoudre ce problème, en met-
tant de côté pour cela roi et peuple ( faites-moi la grâce de remarquer
ces deux éliminations, je n'en rabats rien), en y employant ses
hautes classes constamment recrutées et fortifiées, instruites par
une expérience patrimoniale, des classes d'état en quelque soi:te,
nées et élevées pour gouverner comme pour vivre. Espérons que
cette manière d'être libre n'est pas la seule, puisqu'elle n'est pas à
notre usage; mais ne croyons pas non plus ouvrir une école de gou-
vernement, une gymnastique de liberté, en faisant décider sur place
les questions de chemins et d'écoles : rien ne peut tenir lieu d'un
cheval pour apprendre l'équitation.
Dupont-White.
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L'HOMME PRIMITIF
riPBiS LES TIITIDI Dl II. LTELL ET IDXLBT.
I. Thê Geologieai Evidences ofjhe Antiquity of Man, by sir Charles Lyell, Londres 1888.
II. EvUenee as to MarCs Place in naiwre, bj Thooias Henry Huxley, Londres 1868.
Depuis que Thomme a ouvert les yeux sur le monde, il se de-
mande avec anxiété quelle est son origine et quelle doit être sa fin.
Il a fouillé jusqu'aux plus lointaines distances et jusqu'aux plus mi-
ftutieux détails la nature au sein de laquelle il est jeté, il en a dé-
couvert les plus my.stérieux ressorts, les plus magnifiques lois; mais
il ne sait encore quel est son rôle dans ce drame, dont seul pourtant
il semble appelé à deviner le sens. Il se connaît et connaît l'univers,
mais le spectateur et le spectacle demeurent en face l'un d'e l'autre
comme les deux termes d'une insoluble antinomie. D'où partons-
nous? Où allons-nous? Quel degré occupons-nous dans cette échelle
d'existences innombrables que le temps élève et abaisse sans cesse?
L'homme est-il le dernier terme d'une longue série, ou reste-t-il
seul, sans points de comparaison, ignorant si sa petitesse est gran-
deur ou sa grandeur petitesse?
Les réponses n'ont jamais manqué à ces questions, que l'esprit se
pose aussitôt qu'il est traversé par les premières lueurs de la raison;
mais que ces rép3ns3s sont confuses et contradictoires ! Frappés du
caractère tragique de la vie humaine, elTrayés de la responsabilité
qui pèse sur nos consciences, la plupart des penseurs ont en quel-
que sorte mis l'homme aux pieds mômes de Dieu; ils l'ont proclamé
roi de la création, mais en traçant entre ses sujets et lui, comme
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l'homme primitif. 205
dans certaines cours d'Orient, des barrières infranchissables. Ils
Font porté sur les hauteurs de la pensée, et lui ont appris à dédai-
gner tout ce qui n'était pas lui-même. L'analyse scientifique a de
tout temps réagi contre ces nobles entratnemens de la philosophie :
il s'est toujours trouvé des hommes qui, bornant leur horizon et
leurs espérances, ont étudié notre espèce dans ce qu'elle a d'hum-
ble, de matériel, de tangible. Les observateurs ont patiemment dé-
moli la base fragile de tant de grands édifices qui montaient jus-
qu'aux cieux. Ils ont étudié l'homme ailleurs que dans son âme :
ils ont scruté ses besoms physiques, ses fonctions, sa chair, ses
maladies; ils ont découvert ainsi des similitudes, des affinités de
plus eo plus nombreuses par où notre espèce se rattache au reste
de la création animée. La plus grande découverte des sciences mo-
dernes, celle en qui se résument presque toutes les autres, c'est
l'unité du plan organique de la nature. Dans ce vaste tableau, on
ne peut refuser une place à l'homme : il la prend de plein droit,
et ce serait faire violence aux faits les mieux constatés que de l'en
exclure. « Il est dangereux, écrivait Pascal dans ses Pensées^ de
trop Caire voir à Thomme combien il est égal aux bêtes sans lui
montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir
sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui
laisser ignorer l'un et l'autre, mais il est très avantageux de lui re-
présenter l'un et l'autre. »
La question des origines de l'espèce humaine telle que la science
la pose et la discute aujourd'hui est une de celles qui font le mieux
ressortir la justesse du mot de Pascal. C'est ici que notre grandeur
et notre faiblesse se montrent avec le plus d'évidence. Dans le do-
maine un peu confus des recherches entreprises sur cette question
se rencontrent plusieurs sciences particulières, la géologie, la phy-
siologie, la zoologie, la philologie elle-même. Elles s'y donnent la
main pour faire alliance contre des doctrines demeurées longtemps
à l'abri de toute contradiction, ou pour mieux dire reléguées en de-
hors de toute discussion. La science moderne ne se contente pas de
renverser les bases, bien fragiles, il faut l'avouer, des chronologies
classiques et de faire remonter la naissance de l'homme à un terme
si éloigné que notre histoire ("écrite apparaît comme un moment fu-
gitif dans une incalculable série de siècles ; elle va plus loin , elle
prétend nous arracher nos litres de noblesse, et nous représente
comme les successeurs, les v^escendans d*une famille de grands
singes anthropoïdes. Elle relègue parmi les mythes, les chimères, la
tradition d'un homme primitif, brillant de jeunesse et de beauté,
errant dans les jardins de TÉden, avec son innocente compagne, au
milieu d'une cour familière d'animaux, pour nous montrer sur des
rivages glacés je ne sais quel être abject, plus hideux que l'Austra-
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206 REVUE DES DEUX MONDES.
lien, plus sauvage que le Patagon, une brute féroce luttant avec de
simples pierres taillées eH biseau contre les animaux auxquels il
dispute sa misérable existence.
La vérité est souveraine, elle est divine, et jamais il ne nous est
permis de voiler son image. 11 y a pourtant, qui ne le sait? des
âmes délicates que certaines vérités épouvantent ou révoltent,
comme il y a des hommes incapables de demeurer dans le cabinet
d'un anatomiste, au milieu des irritantes fumées de Tesprit-de-vin-,
alourdies par les fétides vapeurs du sang. Qui songerait pourtajit
aujourd'hui, comme on le faisait jadis, à interdire aux sa vans la
dissection des cadavres? Quelle colère puérile irait briser dans les
collections tous ces bocaux où, dans un liquide jauni, se balancent
les gluans embryons, les monstres étranges, les fœtus livides, les
organes de tout genre, mis à nu par un scalpel habile? Qui n'est
prêt à profiter des importantes leçons qu'on a su tirer de ces études
longtemps regardées comme une impiété et une profanation? il
faut bien qu'on permette aussi à la géologie de rechercher dans
les restes du passé les traces de l'homme primitif, à la zoologie de
ressaisir tous les fils qui rattachent notre espèce à la faune terrestre.
Sans doute on n'entreprend pas, môme aujourd'hui, de telles études
sans éveiller des susceptibilités ombrageuses. Il faut respecter le
sentiment dont elles sont l'expression; mais on doit reconnaître
aussi qu'il s'alarme peut-être inutilement. Quelle que soit notre
origine, nos devoirs restent les mêmes : si notre berceau, comme
celui dû Christ, est dans une étable, notre royaume actuel n'en est
pas moins assez vaste, assez beau; nous rachetons par la grandeur
de notre pensée, par la faculté de concevoir l'infini, toutes les mi-
sères de notre existence matérielle. Les comparaisons entre l'homme
et les bêtes n'inspiraient point au ferme esprit de Bossuet ces craintes
efféminées : u Dieu, s'écriait-il dans son traité de la Connaissance de
Dieu et de soi-mêmcy sous les mêmes apparences a pu cacher divers
trésors, » pour faire comprendre que, si les organes sont communs
à l'homme et à la brute, on en peut conclure que l'intelligence n'esl
pas seulement attachée aux organes.
L'Angleterre est le pays où le respect traditionnel pour les livres
sacrés du christianisme est entré le plus profondément dans les
âmes et où depuis soixante ans l'esprit philosophique a le moins
montré de hardiesse; c'est là pourtant qu'on a écrit les livres récens
où l'on cherche à démontrer l'origine extrêmement ancienne de
l'homme, en même temps qu'à le rattacher par la doctrine de la
transformation des espèces aux animaux supérieurs de la création «
Jusqu'ici, l'esprit théologique n'est pas encore entré en lutte contre
les nouvelles doctrines, soit qu'ayant renoncé, à la suite des pre-
mières découvertes de la géologie, k l'interprétation littérale des
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l'homme primitif. 207
versets de la Genèse relatifs à la formation de la terre, il soit prêt i
fjûre d'aussi larges concessions en ce qui concerne la création de
l'espèce humaine, soit plutôt qu'on croie pouvoir abandonner à la
critique scientifique elle-même le soin de combattre des théories
anthropologiques fondées sur l'hypothèse, encore peu en faveur,
de la transformation des espèces.
L'ouvrage de M. Ch. Darwin sur l'origine des espèces (1) a été le
point de départ du mouvement scientifique dont nous voudrions
aujourd'hui exposer les résultats principaux. On nous permettra de
rappeler en peu de mots les théories de M. Darwin. Ce savant ob-
servateur a relevé avec beaucoup d'habileté ce qu'il y a de factice
et d'artificiel dans les caractères de nos espèces et de nos variétés
animales ou végétales, pour affaiblir en quelque sorte la' définition
de l'espèce. Il a pris pour base de son système le fait incontesté de
la reproduction des caractères organiques par voie d'hérédité. Si
une variété jouit de caractères spéciaux, transmissibles de généra-
tion en génération et capables de lui donner quelque avantage dans
la lutte incessante que se livrent tous les ^tres à la surface de la
planète, les variétés moins favorisées doivent disparaître forcément
devant elle. Lamarck avait déjà reconnu l'influence du milieu am-
biant sur les êtres animés; mais M. Darwin a bien fait ressortir, et
c'est son principal mérite, que dans le milieu ambiant il faut com-
prendre non-seulement les actions physiques, mais encore la réac-
tion de toute là nature vivante sur chacun des êtres qui s'y trouvent
embrassés. A la faveur de ces solidarités multiples, de ces conflits
perpétuels, s'opère ce que M. Darwin a heureusement appelé la sé-
lection naturelle. Continuée pendant une série d'âges qui ne se me-
sure ni par des siècles, ni par des milliers, ni même par des millions
d'années, cette sélection amena la transformation continuelle des es-
pèces en variétés et des variétés en espèces.
Sir Charles Lyell, l'un des géologues anglais les plus éminens,
étsdttout préparé à accepter les doctrines de M. Ch. Danvin, car
dans ses ouvrages, devenus presque classiques en Angleterre, il
avait toujours invoqué ce qu'il nomme les causes actuelles ^ c'est-à-
dire les forces que nous voyons agissantes autour de nous, pour ex-
pliquer tous les phénomènes du passé aussi bien que ceux du pré-
sent. Pour lui, la terre n'a jamais été, comme l'ont pensé Cuvier,
Léopold de Buch , Humboldt, M. Élie de Beaumont, le théâtre de
révolutions violentes et subites. Les formes extérieures de notre
globe se sont graduellement modelées, en même temps que la faune
et la flore s'y transformaient insensiblement. Une série de change-
mens infiniment petits continués pendant un temps infini : en ces
(1) Voya la Bmme dn !•' ami 1860.
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iM REYUE DBS DEDX MONDES.
quelques itiots peuvent se résumer toutes les leçons de Técole géo^
logique dont sir Charles Lyell est le chef reconnu. L'histoire de
l'homme devant prendre sa place dans cette succession indéfinie
d'événemens, sir Charles Lyell a été conduit à attribuer à notre es-
pèce une très haute antiquité, et a cherché à en fournir la démons-
tration géolopque.
La zoologie, pendant le même temps, abordait le problème de
nos origines par un autre côté. Les argumens anatomiques qu'elle
emploie de préférence se trouvent condensés dans un petit volume
de M. Huxley, écrit d'une plume vive et acérée. Le titre de l'ou-
vrage, la Place de l'homme dans la nature^ est illustré en quelque
sorte par la gravure qui sert de frontispice. On y voit debout, l'un
derrière l'autre, les squelettes du gibbon aux longs bras, de l'orang,
du chimpanzé, du massif gorille, enfin de Thomme. Ce dessin ré-
sume du moins la partie anatomique du livre, car les conclusions de
M. Huxley ne sont point celles d'un matérialisme grossier; suivant
lui, ce n'est point par quelques détails anatomiques que nous nous
distinguons des grands singes anthropoïdes; c'est par quelque chose
qui est encore et qui nous restera peut-être toujours inconnu.
Avant d'entrer dans l'examen détaillé des preuves géologiques et
zoologiques qu'on invoque pour prouver l'ancienneté de l'espèce
humaine, il n'est peut-être pas inutile de prévenir le lecteur qu'on
ne le conduira point sur un champ de bataille, au lendemain d'une
grande victoire, mais au milieu même de la mêlée où s'agitent les
passions scientifiques les plus ardentes. D'un côté, j'ai déjà nommé
Darwin, Lyell, Huxley; de l'autre, on peut citer Richard Owen, le
savant directeur du British Muséum^ et le célèbre naturaliste Agas-
siz. La lutte actuelle n'est point de celles dont on puisse attendre
l'issue avant d'en raconter les premières péripéties.
1.
Le problème de l'antiquité de l'espèce humaine ne se définit pas
de la même manière pour Tarchéologue et pour le géologue. Le
premier a une chronologie rigoureuse, mais bornée par nos con-
naissances historiques : tout ce qui recule au-delà des premières
civilisations ouvertes à ses recherches se confond pour lui dans la
plus haute antiquité. Le géologue mesure le temps autrement que
par les années : qu'on lui montre un débris de l'industrie humaine,
il lui importe assez peu que ce fragment ait dix mille, vingt mille
ou cent mille ans de date; il veut savoir si on l'a extrait d'un terrain
antérieur à ceux que déposent actuellement nos mers nos lacs et
nos fleuves, et renfermant les débris d'espèces animales aujourd'hui
éteintes. L'archéologue, en un mot, cherche l'homme ancien* le
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• L HOMME PRIMITIF. 209
géologue rhomme fossile. On peut donc démontrer l'antiquité abso-
lue, chronologique de notre espèce, sans prouver son antiquité géo-
logique.
Les dépôts les plus superficiels que nous rencontrons à la surface
de nos continens se divisent en dépôts modernes et en dépôts dilu-
vienx. Les premiers comprennent toutes les alluvions des rivières
inférieures au niveau des plus hautes inondations : tout ce qui dé-
passe ce niveau est diluvien ; de vastes terrasses s'étendent dans
toutes les vallées à des hauteurs que les eaux ne peuvent plus at-
teindre. La vallée du Rhin, entre Bâle et Strasbourg, peut être citée
comme un exemple de la différence qui sépare le terrain diluvien
des alluvions actuelles. Ces derniènes forment une lisière plus ou
moins étroite sur les bords du fleuve ; mais la grande vallée creusée
par les eaux diluviennes s'étend jusqu'aux falaises parallèles des
Vosges et de la Forêt-Noire. Que des restes humains se rencontrent
dans les alluvions actuelles du Rhin, qui s'en étonnerait? Mais qu'on
en trouve dans les fertiles limons de la plaine, et l'on aura mis la
main sur l'homme fossile.
Le problème dans ces termes est, nous l'espérons, assez i^ette-
ment défmi, bien que sur l'origine même du terrain que j'ai nommé
diluvien les géologues soient bien loin d'être d'accord. Suivant les
uns, les dépôts diluviens ont été charriés par les eaux au moment
même où nos vallées ont été creusées; des masses d'eau boueuse,
entraînant des blocs de toute grandeur, ont été déversées dans les
grands sillons terrestres, en abandonnant des sédimens de plus en
plus fins à mesure qu'ils se rapprochaient des embouchures. Les
partisans des rames actuelles^ refusant d'admettre que la terre ait
subi de semblables cataclysmes, sont obligés d'avoir recours à d'au-
tres hypothèses pour expliquer la présence dans les vallées de tant
de matériaux en-atiques^ venus quelquefois de montagnes très éloi-
gnées. Ils supposent toutes les montagnes, même les moins élevées,
couvertes de vastes glaciers, font descendre ceux-ci jusque dans les
rameaux inférieurs de nos vallées ou promènent sur les terres sub-
meq^^ées des radeaux de glaces flottantes chargés de pierres de
toute grandeur. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner la valeur rela-
tive de ces théories. Si l'origine et la classification du terrain dilu-
vien demeurent incertaines, il se définit au moins assez nettement
par ses caractères extérieurs en même temps que par les débris fos-
siles qu*il renferme.
11 importe d'ajouter que l'on rattache aussi au terrain diluvien les
dépôts qui ont rempli certaines cavernes élevées, actuellement pla-
cées hors de l'accès des eaux fluviatiles ou marines. C*est dans ces
grottes ossifères qu'on a cru d'abord découvrir l'homme fossile; de-
lOMI U.T. i4
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210 BEYUE DES DEUX MOKDES.
puis bien longtemps, on a recueilli sur divers points de l'Europe
des ossemens ou des ouvrages humains associés dans le rouge limon
des cavernes à des restes d'hyènes, d'ours, d'éléphans, de rhino-
céros, appartenant à des espèces aujourd'hui disparues; mais les
observations faites dans les cavernes ont toujours été mises en sus-
picion. L'homme y a souvent cherché un lieu de retraite et de sépul-
ture : les grottes sont traversées par des eaux sorties des fissures
qui communiquent avec le sommet des plateaux, et pendant les
grandes pluies des débris de toute sorte peuvent y être entraînés.
Les inductions tirées de la présence simultanée des restes humains
et des espèces d'animaux éteintes dans le sol des cavernes ont tou-
tefois repris une grande importance depuis la découverte des silex
taillés de main d'homme dans les graviers de la vallée de la Somme,
en France, et de nouvelles recherches ont ramené l'attention sur le»
grottes ossifères.
Ces préliminaires posés, il faut chercher les traces les plus effa-
cées de l'homme en sortant des temps historiques et en s' enfonçant
dans un passé de plus en plus lointain. Pour retrouver l'homme
primitif, la science ne nous conduit pas sur les plateaux de l'Asie
centrale, dans cette région que la philologie a quelquefois nommée
l'ombilic du monde, et dont elle ne parle qu'avec une sorte de reli-
gieuse vénération, car elle en fait descendre les deux grandes races
iranienne et sémitique qui ont marché en tête de la civilisation et
ont fourni à la pensée humaine les idées qui sont ses vrais titres de
noblesse. Il y a lieu de croire qu'une exploration des hautes vallées
de l'Iran, entreprise non pas au point de vue archéologique, mais
au point de vue géologique, fournirait des résultats précieux et
peut-être très inattendus; mais jusqu'à présent l'homme antéhisto-
rique n'a été trouvé que dans le Danemark, en Suisse, en Angle-
terre, dans les plaines du nord de l'Allemagne, en France, dans une
zone en résumé plutôt septentrionale que méridionale.
Avant la domination romaine, les vastes plaines du nord de l'Eu-
rope, encore recouvertes par d'épaisses forêts, nourrissaient déjà
une population à laquelle l'usage du bronze n'était pas inconnu, et
qui était en conséquence arrivée à un état de civilisation relative-
ment assez avancé, car le bronze est un alliage de cuivre et d'étain,
et ces métaux ne sont extraits de leurs minerais qu'avec quelque
difficulté. Cette civilisation grossière était assez uniformément ré-
pandue depuis la Scandinavie jusqu'aux Alpes et même dans le vaste
bassin du Danube. On en a trouvé les monumens dans les tourbes du
Danemark; ils s'y rencontrent au-dessous des couches superficielles
qui contiennent les débris de l'âge de fer. Des épées et des bou-
cliers de bronze ont été retirés des couches plus profondes et sont
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LHOJIME PRIMITIF* 211
conservés aujourd'hui au musée de Copenhague. On a recueilli
môme les moules qui servaient à couler ce métal, avec des pote-
ries où se révèle déjà quelque recherche du style et de T ornemen-
tation.
Pour trouver d'autres vestiges nombreux de l'âge de bronze, il
faut explorer ce qu'on a nommé les tiabiialions lacustres des lacs de
la Suisse. C'est en 1854 qu'on signala pour la première fois, à Mei-
len, sur le lac de Zurich, d'anciens pilotis autour desquels gisaient
des ustensiles divers de bronze et de pierre. Pendant les hivers de
1858 et de 1859, les eaux de ce lac étant restées tiès basses, on
rechercha avec beaucoup de soin les objets disséminés autour des
vieux pilotis. Ces découvertes se multiplièrent tellement qu'on fut
forcé d'en conclure que des peuplades ou des familles amphibies
s'étaient jadis bâti des cabanes sur des pieux, à une petite distance
du rivage, soit pour s'isoler et se défendre contre leurs ennemis,
soit pour éviter Tattaque des bétes sauvages répandues en grand
nombre au pied des Alpes.
Comme les lacs du versant suisse des Alpes, ceux du versant ita-
lien ont conservé des traces de ces habitations anciennes. M. Gas-
taldi a publié récemment à Turin un beau travail sur les stations
lacustres du nord de l'Italie. C'est sans doute des Étrusques que les
habitans des lacs alpins avaient appris Tart de fondre le bronze et
de faire de la poterie non vernissée; c'est en effet à la période dite
de bronze que se rapportent la plupart de ces établissemens. Il eH
est très peu où Ton ait retrouvé des armes ou des ornemens en fer,
et les habitudes amphibies des populations anciennes des Alpes ne
paraissent pas avoir survécu longtemps à l'introduction de ce métal.
Pendant l'âge de bronze, de petits villages étaient semés à fleur
d'eau sur tous les lacs : on en a retrouvé douze sur le lac de Neuf-
châtel, vingt sur le lac de Genève, dix sur le lac de Bienne. Les or-
nemens découverts dans ces stations depuis si longtemps abandon-
nées ne différent pas de ceux qui ont été enfouis dans les tourbes du
Danemark; ce sont les monumens d'une civilisation très grossière
et très uniforme répandue dans presque toute l'Europe.
Si nous faisons un pas de plus dans le passé, nous arrivons à la
période dite de pierre^ pendant laquelle les hommes ne connais-
saient pas encore l'usage des métaux. Tout donne à penser que
l'enfance de notre espèce a été d'une extrême longueur : on a dé-
doublé la période de pierre en deux âges, le plus récent ou celui de
la pierre polie^ le plus ancien ou celui de la pierre ébauchée ou
simplement taillée. Durant la dernière de ces deux époques, les peu-
plades de la Suisse construisaient déjà des cabanes sur les lacs
alpins; près de Berne, les habitans du petit lac de Moosseedorf
avaient des instrumens en pierre, en corne et en os. Ils polissaient
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212 BEVUE DES DEUX MONDES.
des haches et des coins en silex et en jade, et possédaient de Fam-
bre, qui sans doute leur était apporté des bords de la mer Baltique.
A Wangen, sur le lac de Constance, était un village d'au moins
mille habitans, bâti sur plus de quarante mille pilotis; on y em-
ployait des armes et des ustens les en serpentine, en diorite et en
quartz; on savait feutrer grossièrement le chanvre, on cultivait jus-
qu'à trois céréales, et Ton avait déjà réduit à la domesticité le chien,
le bœuf, le mouton et la chèvre.
Autour des pilotis de l'âge de pierre reste une innombrable quan-
tité d'ossemens qui ont servi à en reconstituer la faune. Le pro-
fesseur Rûtimeyer de Bâle s'est acquitté en 1862 de cette tâche
avec un soin digne des plus grands éloges. Il a montré que la faune
de l'âge de pierre ne différait pas de celle que plus tard Jules César
trouva dans la Gaule ; avec vingt-huit espèces de mammifères au-
jourd'hui encore répandus dans nos latitudes, elle comprenait le
bœuf sauvage {bos primigenius)^ cet animal que César dépeint
comme si agile, si farouche et d'une taille si colossale, l'aurochs,
qu'un caprice des empereurs de Russie conserve encore dans les
vastes forêts lithuaniennes, et l'élan, qui a émigré vers des latitudes
polaires. Le peuple qui habitait la Suisse pendant l'âge de pierre
avait déjà, je l'ai dit, plusieurs animaux domestiques, le bœuf, la
chèvre, le mouton et le chien ; bien qu'adonné à certaines occupa-
tions agricoles, il vivait principalement de chasse, et le renard pa-
raît avoir été un de ses gibiers favoris. En revanche, on trouve peu
de restes de lièvres autour de ses habitations; cet animal était peut-
être dès lors protégé par une superstition que César trouva encore
vivante parmi les habitans de la Grande-Bretagne. Les os des ours,
des cerfs, du bœuf sauvage, du chevreuil, du chamois, recueillis au-
tour des anciens pilotis, sont tous brisés ; les chasseurs en suçaient
sans doute la moelle, et Ton se demande avec surprise comment
seuls ou avec des chiens de petite taille, à pied, car le cheval ne
fut apprivoisé que pendant la période de bronze, armés de simples
pierres, ils pouvaient venir à bout d'animaux aussi redoutables ou
aussi agiles.
L'âge de la pierre polie a également laissé une trace dans les
tourbes du Danemark. Des tribus de pécheurs vivaient sur les côtes
de la Baltique, et rejetaient les coquilles des mollusques qui leur
servaient de nourriture sur des tas que le temps a respectés (kjSk^
ken-môdding) (1). Dans quelques-unes de ces accumulations, qui
ont de trois à dix pieds de hauteur et qui couvrent parfois des es-
paces immenses, on a trouvé des couteaux et des coins de silex. Le
bœuf sauvage parcoui'ait les plaines danoises comme les régions al-
(l) Voye* Bup les fouilbs ontrqwises ea Danemark la l\evu9 du !«' novembre 1869,
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l'homme primitif. 213
piaes; le castor y vivait encore avec le pingouin, maintenant disparu
de TEurope et relégué au Groenland; le phoque venait aussi s'ébat-
tre sur ces côtes, qu'il a depuis longtemps abandonnées. Les natu-
rels de cette triste région étaient plus barbares que ceux des lati-
tudes plus méridionales, car ils n'avaient d'autre animal domestique
qu'un petit chien. À en juger par la forme des crânes humains
trouvés dans les tourbes et près des tas de coquilles, la race qui
habitait alors les rivages de la Baltique était petite ; par la rondeur
de la tête, les ai*cades sourcilières proéminentes, elle rappelle tout
à fait les Lapons d'aujourd'hui.
La nuit des âges barbares régnait d'un bout à l'autre de l'Europe
pendant l'époque de la pierre polie ; mais cette nuit devient bien
plus épaisse quand on pénètre dans l'âge antérieur durant lequel
l'homme ne donnait encore à aucun de ses ouvrages une forme
achevée, et n'avait d'autres instrumens que des silex grossièrement
uill'és, des esquilles tranchantes et ébréchées, 11 faut se séparer ici
de l'archéologie et prendre la géologie pour guide. Elle nous amène
au milieu d'une faune bien dilTérente de celle des âges qui ont
suivi; elle nous montre deux espèces de rhinocéros se baignant
dans les fleuves de la France et de l'Angleterre, des troupeaux d'é-
lépbans errant dans nos latitudes avec le bœuf sauvage, avec des
cerfs et des chevaux d'espèce aujourd'hui inconnue; elle pénètre
dans les cavernes, et y découvre des tigres, des hyènes, des ours
diflerens de ceux qui vivent aujourd'hui : nous entrons dans le
monde qu'on est convenu de nommer antédiluvien.
Dans cette période, si obscure et si éloignée qu'elle soit, la pa-
léontologie a pourtant cherché à tracer quelques limites chronolo-
giques. Un savant français, M. Lartet, considéré aujourd'hui à bon
droit dans notre pays comme la première autorité en matière d'ana-
tomie comparée, y distingue quatre ères différentes. Pendant celle
qui se rapproche le plus de nous, l'aurochs lithuanien vivait encore
en France; M. Lartet en a signalé des restes trouvés dans la ca-
verne de Massât (département de l'Ariége), avec des flèches, une
sorte d'épingle gros.-^ière faite d'un os d'oiseau, une corne de cerf
sur laquelle une main inhabile a gravé une tête d'ours. Au pied des
Pyrénées, M. Lartet a trouvé récemment à Aurignac (département
de la Haute-Garonne) une sépulture d'hommes primitifs : une dalle
de pierre, cachée par des éboulis, servait de porte â une chambre
ouverte dans le roc, où l'on trouva entassés dix-sept squelettes hu-
mains. Malheureusement ces restes précieux ont été perdus pour la
science : on les a déposés au cimetière d'Aurignac, et M. Lartet n'a
pas été assez heureux pour les retrouver. Il a fait des fouilles dans
la grotte, et devant la porte il a ti'ouvé une couche assez épaisse de
cendre et de charbon avec beaucoup d'ossemens et une centaine
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2li REYUE DES DEUX MONDES.
<1* objets en silex. Parmi les ossemens, le savant anatomiste a reconnu
ceux de neuf animaux carnivores et de dix herbivores, chiens, hyè-
nes, éléphans, rhinocéros, cheval, cerf, aurochs, etc. On peut croire,
avec M. Lartet, que les dix-sept morts avaient été déposés au fond
de Tétroite caverne dans la posture d'hommes assis, qu'un repas fu-
néraire avait eu lieu en leur honneur devant la porte, et que plus tard
des hyènes étaient venues ronger les restes du repas.
A une époque antérieure à Tère de Taurochs, le renne habi-
tait encore nos latitudes ; ses ossemens ont été retrouvés en abon-
dance dans la grotte de Savigné, près CivTay (département de la
Vienne). Mille bois dé cet animal ont été recueillis par le colonel
Wood dans une caverne nommée Bosco's Den (la retraite de Bosco),
dans le sud du pays de Galles (Glamorgansbire). Près de Torquay,
dans le Devonshire, un géologue anglais, le docteur Falconer, a éga-
lement trouvé le renne dans la célèbre grotte de Brixham, très riche
en silex taillés de main d'homme.
Les deux ères de Taurochs et du renne forment en quelque sorte
une transition entre les deux âges de pierre : c'est dans les graviers
stratifiés de la vallée de la Somme qu'on a trouvé les restes les plus
nombreux de la période de la pierre ébauchée. Cette découverte est
due à M. Boucher de Perthes. Dès 1847, dans un ouvrage intitulé
Antiquités antédiluviennes^ M. de Perthes avait décrit de nombreux
silex recueillis aux environs d'Amiens et d'Abbeville, et différant des
haches celtiques en ce qu'ils n'ont reçu qu'une taille grossière et
ne sont point polis. La découverte de M. Boucher de Perthes fut ac-
cueillie au début par Tindiflerence ou l'incrédulité. Les silex dé-
grossis avaient-ils été recueillis en place par M, Boucher de Per-
thes? Se trouvaient -ils vraiment mélangés au terrain diluvien
proprement dit, au milieu des ossemens d'éléphans et de rhinocéros
fossiles? Le diluvium, sur les points qu'on avait fouillés, n'avait-il
pas subi un remaniement par suite de quelques inondations moder-
nes? Gomment n'avait-on trouvé aucun ossement humain parmi tant
de débris d'industrie humaine? Pourquoi les silex taillés se trou-
vaient-ils accumulés en quelques points seulement? Toutes ces
questions devaient naturellement se poser.
Sir Charles Lyell, toujours en quête de toutes les nouveautés géo-
logiques, se rendit lui-même en Picardie, accompagné d'un autre
géologue anglais» M. Prestwich, afin de constater la position précise
des pierres taillées. Il fut converti à l'opinion de M. Boucher de Per-
thes, ainsi que son compagnon de voyage. M. Albert Gaudry, dont
la Revue connaît les travaux, fit aussi des fouilles à Saint-Acheul,
et détacha lui-même, à une profondeur de à mètres environ, plu-
sieurs haches dans le voisinage desquelles il recueillit des dentsf de
cheval et de bœuf. Depuis cette époque, M. Prestwich a cherché à
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l'homme primitif. 21&
démontrer que la France n'a pas le privilège des haches antédilu-
Tiennes. Les explorateurs se sont mis partout en campagne. Cite-
rai-je tous les endroits où Ton a trouvé des armes primitives : la
▼allée de la Lark dans le Suffblk, la vallée de FOuse daiis le Bed-
f(H*dshire, le Kent, le Surrey, le Middlesex? Il ne faudrait point dé-
courager le zèle qui s'attache à la recherche de ces précieux débris;
toutefois un grand nombre n'ont été recueillis que dans des dépôts
tout à fait superficiels. Pour établir la contemporanéité de l'homme
avec les mammifères éteints, il faut (pie les restes de son art primi-
tif puissent être trouvés in sitUy mêlés aux ossemens de ces ani-
maux, dans un terrain vierge. La multiplicité des silex taillés trou-
vés en dehors de semblables gisemens serait bien plus propre à
infirmer qu'à fortifier les inductions fondées sur la première décou-
verte de ces instrumens.
Les plus sceptiques admettent aujourd'hui que les silex recueillis
en si grand nombre par M. Boucher de Perthes doivent leur forme
et leur tranchant à upe main humaine : les ouvriers ont fait eux-
mêmes un grand nombre de ces langues de chat pour les vendre
aux géologues; mais les silex authentiques ont, comme les vieilles
médailles, la patine du temps, et beaucoup sont couverts de den-
drites ferrugineuses, ramifications délicates que les infiltrations
lentes peuvent seules produire. Néanmoins, tout en reconnaissant
la vraie nature de ces silex, que ne reste-t-il pas à dire pour en con-
tester l'ancienneté géologique? Comment expliquer que tant de silex,
on les compte par milliers, aient été trouvés au n)ême point dans la
vallée de la Somme ? Voici ce que sir Charles Lyell hasarde à ce
sujet : « supposons qu'à l'époque où les haches furent enfouies en
si grand nombre dans les graviers qui forment maintenant la terrasse
de Saint-Acheul, la rivière principale et ses tributaires fussent gelés
pendant plusieurs mois de l'hiver. Dans ce cas, le peuple primitif a
pu, comme l'insinue M. Prestwich , ressembler dans ses habitudes
aux Indiens d'Amérique qui habitent maintenant la contrée située
entre la baie d'Hudson et la mer polaire. Quand le renne et le gibier
deviennent rares, ils pèchent dans les rivières, et dans cette inten-
tion comme aussi pour obtenir de l'eau potable, ils font toujours des^
trous circulaires dans la glace, par où ils jettent leurs hameçons ou
leurs filets. Souvent ils mettent leur tente sur la glace et y prati-
quent des ouvertures avec des ciseaux de métal, quand ils peuvent
obtenir du cuivre ou du fer, et à défaut de ciseaux avec des instru-
mens en silex. » Les amas actuels de silex indiqueraient ainsi d'an-
ciennes stations de pèche.
M. Scipion Gras, ingénieur des mmes, qui ne croit pas à l'origine
antédiluvienne des haches taillées, a fait une autre hypothèse pour
expliquer l'accumulation des haches taillées. « Plaçons, dit-il, à
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216 REYUE DES DEUX MONDES,
Forigine des temps historiques la fabrication des haches que tout
annonce avoh- eu lieu autrefois dans la vallée de la Sonf)me. Il est
certain que les hommes occupés à ce travail n'ont pas été obligés
d'aller bien loin pour se procurer la matière première qui leur était
nécessaire. En creusant dans le sol à une médiocre profondeur, ils
ont trouvé un grand choix de silex tout prêts à être taillés. L'exploi-
tation pouvait se faire de deux manières : par puits et par galeries.
L'exploitation par galeries horizontales, ouvertes sur le flanc de la
vallée, en profitant des escarpemens, était évidemment préférable.
Le creusement de ces anciennes galeries est si peu invraisemblable,
qu'aujourd'hui encore on le pratique pour l'extraction du gravier.
Les silex fraîchement extraits et non privés de leur eau de carrière
§ont bien plus faciles à travailler que ceux dont la dessiccation est
avancée. Il est probable par conséquent que les anciens exploitans
ébauchaient, dans l'intérieur même de leurs galeries, les haches des-
tinées à être polies. Après ce premier travail , on faisait sans doute
un triage; les pièces les plus informes étaient rejetées et laissées
sur place. Lorsqu'à la longue les galeries qui avaient servi à la fois
d'ateliers d'exploitation et d'ébauchage se sont éboulées, les silex
dégrossis, abandonnés sur le sol, ont été enveloppés de tous côtés
par le terrain d'où ils avaient été extraits (1). »
D'autres géologues vont jusqu'à nier que les silex taillés se trou-
vent dans un terrain diluvien vierge, et considèrent ces dépôts
superficiels d'où on les extrait comme remaniés par les eaux; je
citerai dans le nombre M. Élie de Beaumont, M. Eugène Robert,
M. de Benigsen-Forder. Après le phénomène qui a ouvert les grands
sillons de nos vallées, le régime des fleuves n'a pas "été immédiate-
ment régularisé. Les eaux n'ont pas été tout de suite resserrées entre
des berges étroites; elles ont rempli sans doute une série de grands
lacs étages les uns au-dessus des autres ; ces lacs ont plus tard été
drainés, tantôt graduellement, tantôt subitement, et l'on peut ima-
giner ainsi que les premiers dépôts diluviens aient subi des rema-
niemens nombreux et considérables. Je n'étonnerai d'ailleurs aucun
géologue en disant que de tous les terrains, c'est le plus récent, le
plus rapproché de nous dont l'histoire demeure cependant la plus
obscure.
Le peuple primitif qui vivait dans le nord de la France et en An-
gleterre a laissé ailleurs des traces de son séjour dans un grand
nombre de cavernes. Tandis qu'on n'a jamais vu d'ossemens hu-
mains dans les graviers des vallées, on a été assez heureux pour en
découvrir dans les profondeurs qui ont servi d'ossuaire à tant d'a-
nimaux. Dès 1828, M. Tournai avait trouvé des os humains, mêlés
(1) CompUs rendus de V Académie des Sciences, t. LIV, p. 1126.
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L HOMME PRIMITIF. 217
à ceux d'espèces éteintes, dans la grotte de Bize (département de
l'Aude); Tannée suivante, M. Christol fit une découverte sembla-
ble à Gondres, près de Nîmes. Ces explorateurs en conclurent que
rhôoime avait été le»contemporain du rhinocéros, de Thyène, de
Tours, et d'autres animaux antédiluviens, aussi bien que du renne
et de l'aurochs. Cette opinion, qui pouvait alors passer pour très
hardie, fut combattue par M. Desnoyers, le savant bibliothécaire du
Muséum. Suivant lui, les haches et les flèches en silex, les os époin-
tés, les grossières poteries des cavernes françaises ou anglaises, res-
2»einblent tout à fait à ceux quVn trouve sous les tumuli et sous les
dolmens des habitans primitifs de la Gaule, de la Grande-Bretagne
et de la Germanie. Les ossemens humains, dans les cavernes où ils
sont i-éunis à ces objets, ne peuvent donc appartenir à des périodes
aDtédiluviennes, mais à un peuple qui était au même état de civili-
sation que celui qui construisait les tumuli et les autels de pierre.
A cette époque, la distinction n'avait, on le voit, pas encore été
établie entre les silex polis et les haches simplement ébauchées.
En 1833, le docteur Schmerling, de Liège, fouilla avec une pa-
tience assidue toutes les Ccivernes des environs de Liège. A Engis, il
eut la bonne fortune de découvrir plusieurs crânes humains, dont
l'un est entier et a pu être conservé dans le musée de l'université;
ce spécimen précieux, qui ne diffère pas beaucoup des crânes euro-
péns modernes, fut ramassé dans une brèche stalagmiteuse conte-
nant des dents de rhinocéros, de dheval, de renne et des débiis de
ruminans fossiles. Dans toutes les cavernes de la vallée de la Meuse,
M. Schmerling trouva des armes, des ustensiles en silex et en os. 11
n hésita pas à admettre la contemporanéité de l'homme et de la faune
antédiluvienne; mais il ne put faire partager à personne son ardente
conviction.
Depuis cette époque, on a fait dans les ossuaires des cavernes la
découverte d'un squelette humain entier; il a été trouvé en 1857
dans le Neanderthal, près Dusseldorf, par le professeur Fuhlrott. La
forme du crâne est si extraordinaire que les savans allemands réunis
à Bonn en 1857 doutèrent d'abord qu'il pût appartenir à un homme,
et furent disposés à l'attribuer à un singe. Cependant le professeur
SchafThausen a levé à cet égard toutes les incertitudes; il a déclaré
que le squelette était celui d'un homme dont le développement
cérébral était très faible, et qui était doué d'une force musculaire
très remarquable. Ces affirmations sont d'accord avec celles de
M. Huxley, qui a étudié avec beaucoup de soin le crâne du Nean-
derthal. On trouverait facilement en Europe aujourd'hui des crânes
à peu près semblables à celui d'Ëngist mais celui des environs de
Dusseldorf se rapproche beaucoup des crânes du gorille et du chim-
panzé par ses énormes arcades sourcilières, par sa faible hauteur
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218 BEYUE DES DEUX MONDES.
verticale et par la forme de la région occipitale. Certains anato-
mistes seraient disposés à y voir la preuve de l'existence d'une race
intermédiaire entre les hommes actuels et les mrands singes anthro-
poïdes; mais l'examen d'une tête unique ne peut, ce semble, servir
de base à une théorie de ce genre : il faudrait posséder des séries
nombreuses de têtes , suivre les dégradations de forme depuis les
belles lignes du type caucasique jusqu'aux contours où s'imprime
la trace d'une complète bestialité. Les crânes ont leurs monstruo-
sités individuelles; souvent la maladie les altère, et certains sau-
vages les déforment eux-mêmes cffez leurs enfans. Il ne faudrait
donc point tirer d'un cas isolé des conclusions trop absolues; néan-
moins on ne peut se^refuser à considérer le crâne du Neanderthal
comme un des monumens les plus précieux des âges passés. Il n'est
pas étonnant que le crâne d'Engis se rapproche de la forme cauca-
sique, puisqu'on a trouvé avec lui des ossemens de renne, et que
l'ère du renne se rattache d'assez près à la période de la pierre po-
lie. Quant au crâne du Neanderthal , il y a lieu de croire qu'il lui
est bien antérieur ; mais , comme on ne l'a trouvé associé à aucun
reste fossile, son âge demeure encore incertain.
L'étude de la faune des cavernes peut-elle nous donner l'assu-
rance que l'homme a vraiment été le contemporain des grands ani-
maux parmi les os desquels se retrouvent, avec ses propres osse- '
mens, les débris de sa primitive industrie? Peut-on croire que
rhomme ait choisi pour sa demeure les fétides repaires des hyènes,
des tigres et des ours? Les dépôts des cavernes n'pnt-ils jamais été
remaniés par les eaux sorties des fissures de leur toit? Ces remanie-
mens n'ont- ils pu avoir lieu à de très grandes profondeurs avant
le dépôt des stalagmites, qui servent en quelque sorte de linceul aux
ossemens semés dans les limons? La découverte de l'homme fossile
ne repose en résumé que sur des preuves qui ne sont pas encore
universellement admises ; les seuls monumens de l'âge lointain au-
<juel on fait remonter l'origine de notre espèce sont jusqu'ici les
<:rânes d'Engis et du Neanderthal, quelques ossemens humains, ces
milliers de silex retrouvés dans les vallées et les cavernes, quelques
ossemens d'animaux façonnés par la main humaine. Le gisement de
ces objets est malheureusement tel qu'on n'en peut fixer l'âge géo-
logique avec une sécurité et une précision absolues. L'avenir dissi-
pera sans doute ces incertitudes : qui sait si l'on n'exti*aira pas
quelque jour des restes humains d'un terram antérieur même au
terrain diluvien? Du temps de Cuvier» on n'avait pas encore ren-
contré de singes fossiles; ou en connaît aujourd'hui onze espèces :
deux dans l'Amérique du Sud, trois en Asie, six en Europe. M. Al-
bert Gaudry, dans les fouilles qu'il a fait exécuter à Pikermi, en
<îrèce, a trouvé jusqu'à vingt têtes de singes. Il a pu reconstituer
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l'homme primitif. 21^
entièrement le squelette du mésôpithèque du Pentélique, et lui don-
ner une place dans cette curieuse faune de TAttique qu'il a fait con-
naître au monde savant.
Si l'antiquité géologique de l'homme rencontre encore des incré-
dules, l'ancienneté absolue de notre espèce devient de moins en
moins contestable. Sir Charles Lyell s'est appliqué, dans son inté-
ressant ouvrage, à en accumuler les preuves. On ne peut, ce me
semble, que partager son avis quand il fait comprendre combien a
dû être longue la période de pierre. Les monumens de cet âge loin-
tain nous semblent presque uniformes; « mais, dit-il avec raison,
il a pu y avoir divers degrés dans l'art de fabriquer les instrumens
en sÛex pendant la première période de pierre, sans que nous puis-
sions facilement en découvrir les traces, et des tribus contempo-
raines ont pu être à cet égard en avance les unes sur les autreSf
Les chasseurs par exemple qui mangeaient du rhinocéros et qui en-
terraient leurs morts avec des rites funéraires à Aurignac ont pu
être moins barbares que les sauvages de Saint-Acheul , comme l'in-
diqueraient quelques-unes de leurs armes et certains de leurs us^
tensiles. Pour l'Européen qui regarde du haut de sa grandeur les
produits de l'humble art des aborigènes de tous les temps et de
tous les pays, les couteaux et les flèches de l'Indien peau rouge de
l'Amérique du Nord, les haches du natif australien, les instrumens
trouvés dans les anciennes habitations des lacs suisses, ceux des>
tas coquilliers du Danemark ou de Saint-Acheul, tous ces objets
semblent également grossiers, et le caractère général en paraît uni-
forme. La lenteur du progrès des arts de la vie sauvage est prouvée
par ce fait, que les premiers instrumens de bronze furent fondus
sur le modèle des instrumens de pierre de l'âge précédent, bien que
de semblables formes n'eussent pas été choisies naturellement, si
l'on avait connu les métaux avant la pierre. La résistance des tribus
sauvages aux nouvelles inventions, leur incapacité à se les assimiler
se montrent bien dans l'Orient, où elles continuent à employer les
instrumens en pierre de leurs ancêtres, quoique de puissans em-
pires, où l'usage des métaux était connu, aient flori pendant trois
mille ans dans leur voisinage. »
L'espèce humaine nous montre dans son état actuel quelque
chose de semblable à ce qu'observe la paléontologie dans le spec-
tacle général de la nature : à côté des formes les plus parfaites se
sont conservées les formes les plus rudimentaires, les plus hum-
bles, déjà en existence dès qpe la vie essaya ses forces à la surface
de notre planète. De même, à côté de tant de grandes civilisations,
nous retrouvons éparses des agrégations humaines, retardées dans
l'ignorance et la grossièreté des premiers âges. Les tribus les plu^
dégradées ne nous rendent pourtant pas, on peut l'affirmer, l'image
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Î20 REVUE DÉS DEUX MONDES.
de l'homme primitif luttant avec des pierres contre les monstres qui
lui disputaient l'empire de la terre : l'imagination seule peut nous
ramener à cet âge lierculéen dont les premières phases ont sans
doute précédé la création du langage, et nous montrent l'humanité
à peine dégagée encore des puissantes étreintes de l'animalité.
IL
Si , par la doctrine de la transfonnation des espèces , il était pos-
sible d'établir une parenté, une filiation certaine entre tous les
êtres de la création, la question de l'ancienneté de l'homme rece-
vrait ainsi une solution indirecte , et la zoologie suppléerait, sur ce
point capital, à l'impuissance de la géologie. Aussi n'y a-t-il pas
lieu de s*étonner que sir Charles Lyell, bien qu'à ses yeux les
preuves invoquées dans la première partie de cette étude aient
toute la rigueur d'une démonstration, ait cherché à corroborer sa
thèse en appuyant, par des argumens très ingénieux, la théorie de
M. Charles Darwin. Au premier abord, il semble que son ouvrage,
V Antiquité de V Homme ^ manque d'unité : toute la seconde moitié
est consacrée à la botanique, à la zoologie générales; mais ce défaut
d'unité n'est qu'apparent : il est encore question de l'homme, quand
môme on ne prononce plus son nom. La loi qui relie les plus hum-
bles termes de la série animale ou végétale en rattache aussi les
termes les plus élevés. Si le temps seul a été nécessaire pour que
les plantes des anciens continens devinssent, par une série de méta-
morphoses, les plantes de nos jardins et de nos forêts, le temps a
aussi été pour quelque chose dans la formation de l'homme. Si Ton
admet une intervention spéciale et particulière de la force créatrice
pour expliquer l'apparition de ces myriades d'êtres variés qui, de-
puis les premiers âges géologiques jusqu'au temps présent, se sont
succédé sur le globe, on peut logiquement penser que l'homme est
un ouvrage complet, indépendant, sans lien avec le passé, que son
apparition, comme celle de toute chose vivante,- a été l'elTet spon-
tané, subit, d'une puissance supérieure à nos investigations. C'est
là, il est à peine nécessaire de le dire, la croyance à laquelle la tra-
dition nous a accoutumés, c'est dans cet esprit que Ton a interprété
le mythe biblique d'une statue de limon, animée par un souffle di-
vin; c'est également dans le sens littéral que l'on s'est habitué à
comprendre les passages relatifs à la création de la femme : au lieu
d'y voir une expression symbolique de l'unité des natures mascu-
line et féminine, reflet et complément l'une de l'autre, on s'est ar-
rêté à une image touchante et poétique, l'un des tableaux familiers
de ce drame qui commence à la création de l'homme et qui finit
avec la chute.
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l'hohhe primitif. 221
L'inspiration des âges primitifs n'avait rien à mettre entre le créa-
teur et la créature ; mais la science a placé entre eux une foule de
causes secondes et en a sans cesse agrandi la part et Taction. Il
n'est plus conforme à nos idées modernes de voir dans chaque évé-
nement une sorte d'intervention immédiate de la force divine ; ton-
nerres, tempêtes, inondations, pestes, tous ces phénomènes sont
réglés par des lois qui demeurent sans cesse en action ; il n'y a au-
cune différence pour le physicien entre la petite étincelle qu'il fait
jaillir à volonté dans ses appareils et la foudre qui traverse et illu-
mine les cieux. La philosophie naturelle a donné à notre époque une
conception du monde supérieure à celle de l'antiquité; elle ne con-
sidère plus la nature matérielle comme le jouet de vains caprices,
rbistoire comme un duel inégal entre Dieu et l'homme; elle em-
brasse le passé, le présent et l'avenir dans une puissante synthèse
en dehors de laquelle rien ne peut rester isolé.
Une théorie qui rattacherait les unes aux autres, par des lois na-
turelles, toutes les espèces animales, serait donc beaucoup plus
conforme à l'esprit de la science moderne que celle qui les isole, et
qui réclame, pour rendre compte de leur apparition successive, au-
tant de créations nouvelles. A quoi d'ailleurs fait-on tenir l'exer-
cice ou l'inertie de cette toute-puissance qu'on invoque avec une
complaisance si facile ? Des botanistes examinent deux plantes : les
uns déclarent qu'elles sont les variétés d'une même espèce, les au-
tres qu'elles constituent deux espèces différentes. Variétés, on les
considère comme reliées par les lois ordinaires du monde végétal,
lois éternelles, toujours en action, qui règlent la croissance de la
moindre graminée comme celle des arbres les plus majestueux, qui
ont été en activité dans les forêts de l'époque houillère comme dans
celles de notre temps. Espèces, on les séparera par une ligne in-
flexible, par un acte souverain de la toute-puissance, qui aurait «à
une certaine heure, dans un certain lieu, fait surgir spontanément
quelques caractères nouveaux que l'analyse la plus délicate a sou-
vent peine à saisir. Il n'est pas étonnant que les botanistes aient
accueilli avec complaisance les idées de M. Charles Darwin sur la
filiation des formes organiques. Voici comment s'exprime à ce su-
jet le docteur Hooker, le savant directeur des jardins botaniques
de Kew, dans son Introduction à la Description de la Flore aus-
tralienne : « Les relations mutuelles des plantes de chaque grande
province botanique, et en fait du monde entier, sont exactement ce
qu'elles seraient, si la variation avait continué pendant des périodes
indéfinies à s'opérer de la façon dont nous la voyons agir pendant
un nombre délimité de siècles, de façon à donner graduellement
naissance aux formes les plus divergentes. » M. de Candolle, une
autre autorité en ces matières, a, dans un travail récent sur Tes-
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222 REYUE DES DEUX MONDES.
pèce (1), parlé avec beaucoup de faveur des théories de M. Darwin,
sans les admettre toutefois dans leur entier. Un des passages de
cette étude renferme une attaque très résolue contre les partisans
des créations directes. « La probabilité de la théorie de l'évolution
devrait frapper surtout les hommes qui ne croient pas à la généra-
tion spontanée et ceux qui répugnent à l'idée d'une force créatrice,
aveugle ou capricieuse, ayant donné aux mammifères du sexe mas-
culin des mamelles rudimentaires inutiles, à quelques oiseaux des
ailes qui ne peuvent servir à voler, à l'abeille un dard qui la fait
mourir, si elle l'emploie pour sa défense, au pavot et à plusieurs
campanules dont la capsule est dressée une déhiscence de cette
capsule vers le sommet qui rend sa dissémination difficile, aux
graines stériles de beaucoup de composées une aigrette, et aux
graines fertiles point d'aigrette, ou souvent une aigrette qui se sé-
pare de la graine, au lieu de la transporter. Toutes ces singulaiîtés,
tranchons le mot, ces défauts, répugnent et embarrassent dans la
théorie d'une création directe des formes telles que nous les voyons,
ou telles qu'on les a vues à l'époque du trias ou du terrain miocène;
mais il en est autrement dans le système de l'évolution. Ces inuti-
lités ou ces défectuosités d'organisation seraient pour chaque être
un héritage d'aïeux à qui elles profitaient, dans des conditions d'or-
ganisation plus ou moins différentes, avec des ennemis différens ou
des conditions physiques d'une autre nature. L'héritage est-il de-
venu inutile ou même nuisible, les espèces s'éteignent. Leur orga-
nisation primitive les a fait prospérer autrefois, elle les fait décli-
ner aujourd'hui, et finalement s'éteindre, de même que certaines
gi'andes qualités d'un peuple ou certains avantages naturels qui
le faisaient prospérer jadis lui deviennent quelquefois inutiles,
môme nuisibles, au point de le faire périr. Les anomalies rentrent
alors daHS une grande loi, et je trouve naturel que des hommes
fort éloignés des idées matérialistes, ayant même une tendance
prononcée vers d'autres opinions, préfèrent la doctrine de l'évolu-
tion, et s'attachent plus ou moins aux doctrines ou aux études par
lesquelles on s'efforce de la démontrer. »
Si l'on admet la théorie de la transformation ou de l'évolution
des espèces , quelles conséquences faut-il en tirer en ce qui con-
cerne l'homme? Cest à ce point qu'il faut revenir. Une loi qui em-
brasse toute la nature animée peut-elle expirer en quelque sorte à
ses pieds? Mais, d'autre part, s'il est, comme tout le reste, soumis
à son empire, quelles sont donc les espèces qui sont les aïeules de
la nôtre? Où nous faut-il chercher ces êtres dont la chair est notre
(1) Éttuk sur Vespèce, à Vocc<uion d'une révision de la famUle des capulifàres, par
M. Alph. de Candolle.
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l'homme primitif. 22S
cbair, dont le sang est notre sang? La zoologie ne peut nous laisser
aucune incertitude à cet égard; elle nous montre du doigt ces êtres
que Linné au xtiii'' siècle nommait anthropomorphes ou primates,
et que Cuvier appela les quadrumanes. Ah I si Ton venait nous dire
qu'une filiation obscure rattache ces êtres au pauvre nègre du
Congo, aux sujets féroces du roi de Dahomey, aux Fans cannibales
qui ouvrent des boucheries de chair humaine, aux maigres et hideux
Australiens; si Ton ajoutait que ces populations si dégradées n'ont
sans doute pas avec les singes anthropoïdes modernes une parenté
directe, mais que les races inférieures et les espèces actuelles de
quadrumanes représentent en quelque sorte les extrémités de deux
branches qui ont été sans cesse en divergeant depuis des périodes
géolo^ques assez anciennes, nous nous consolerions sans doute
assez facilement de ces déclarations de la science ; mais dès qu'il
s'agit de nous-mêmes, notre orgueil met ses jugemens en suspi-
cioç. Le moi se révolte, il ne raisonne pas, il repousse toutes ceb
chaînes dont on veut le charger; il rejette ces solidarités acca-
blantes ; il lui est si facile, il lui est si doux de s'isoler, et, quand le
monde l'écrase, ne peut-il refaire le monde dans sa pensée? Aussi
n'est-ce pas sans précautions que M. Huxley aborde la comparaison
de l'homme et des singes anthropoïdes. « Essayons un moment,
dit-il , d'ôter le masque de l'humanité; nous serons des savans sa-
turniens, si vous voulez, assez familiers avec les animaux qui habi-
tent aujourd'hui la terre, et occupés à discuter les rapports qui
unissent ces animaux à un étrange et nouveau <( bipède droit et
sans plumes » que quelque voyageur entreprenant, surmontant les
diiDcuItés de l'espace et de la gravité, aurait apporté de la distante
planète pour notre inspection, » C'est, on le voit, l'homme physi-
que, le cadavre, non l'être moral et intellectuel dont s'empare l'a-
natomie comparée. Elle le range d'abord à première vue parmi les
vertébrés mammifères, puis le classe, d'après la forme de la mâ-
choire inférieure, des dents molaires et du crâne, parmi les mam-
mifères placentaires, c'est-à-dire parmi ceux qui pendant la pé-
riode de gestation sont nourris par l'intermédiau-e d'un placenta;
enfin elle le rapproche de Tordre des singes, en se demandant si elle
doit l'y placer, ou créer en son honneur et à côté d'eux un ordre
nouveau.
Ici la discussion se resserre sur un terrain bien étroit : dans l'en-
semble de son organisation, l'homme se rapproche surtout des
gibbons, des orangs, des chimpanzés et des gorilles, et particuliè-
rement de ces deux derniers grands singes africains. Depuis fort
longtemps, on connaît le chimpanzé, l'on a pu étudier ses mœurs,
et U n'est personne qui n'ait eu occasion d'en voir dans les musées
xoologiques ou les ménageries. Le gorille, au contraire, n'est entré
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22& REVUE DES DEUX KONDES.
que depuis quelques années seulement dans les cadres de la zoolo-
gie : Hannon en avait pourtant déjà parlé dans son Périple; mais,
aprës lui, il faut aller jusqu'au xvi* siècle pour trouver une mention
nouvelle de cet étrange animal dans les récits d'un soldat anglais
nommé Battel. Au commencement du siècle actuel, un capitaine
anglais, Bowditcli , raconta les confidences qu'il reçut au sujet des
gorilles, et jusqu'à 1847 on en fut réduit à ces récits suspects. A
cette époque, le docteur Wilson, missionnaire américain, fournit à
M. Thomas Savage et à M. Jeflries Wyman, professeur d'anatomîe
comparée à l'université de Cambridge, aux États-Unis, les élémens
d'un travail scientifique, relatif à l'ostéologie du grand singe du
Gabon. M. Savage lui donna le nom de gorille, emprunté au récit
d'Hannon, en décrivit les caractères, et M. Wyman fit connaître la
tète osseu-e du mâle et de la femelle, en s' attachant à faire ressortir
les différences qui séparent le gorille du chimpanzé. Ces belles
études furent bientôt complétées par plusieurs mémoires de M. Ri-
chard Owen, qui chercha à établir la hiérarchie et les relations mu-
tuelles des grands singes anthropoïdes. Jusque-là, l'histoire ana-
tomique du gorille était réduite à son ostéologie; elle fut complétée
en 1836 par une belle monographie de M. Duvernoy, alors profes-
seur au Muséum d'histoire naturelle, et on peut s'étonner à bon
droit que ce remarquable travail ne soit même pas mentionné dans
l'ouvrage récent de M. Huxley. Suivant M. Duvernoy, les grands
singes anthropoïdes se distingueraient de l'homme par des carac-
tères physiques très essentiels. En premier lieu, la colonne verté-
brale ne forme chez ces animaux qu'un seul ressort, au lieu d'être
infléchie en sens divers, sous forme d'S, comme chez l'homme.
M. Duvernoy concluait de là que ces grands singes, essentiellement
arboricoles, bien que capables de se tenir debout, étaient cepen-
dant conformés pour marcher ordinairement à quatre pattes. En
second lieu, la forme des extrémités indique que ces animaux ne
sont pas faits pour vivre habituellement sur le sol , mais sur les
branches des arbres. Enfin leur cerveau est beaucoup moins déve-
loppé que celui de l'homme. La capacité d'un crâne humain adulte
est en moyennne trois fois plus grande que celle du gorille, du
chimpanzé ou del'orang. Cette capacité varie d'ailleurs chez l'homme
jusqu'au dernier terme de la croissance : depuis l'enfance jusqu'à la
fin de l'adolescence, elle s'élève de 115 à 170 centilitres. Chez les
singes supérieurs au contraire, cette augmentation est très faible,
ou nulle, ou, chose plus étrange, est remplacée quelquefois par une
diminution. Ce rétrécissement du cerveau explique, suivant Cuvier,
comment la brutalité succède chez les orangs à la douceur et à l'in-
telligence du jeune âge.
Quel est parmi les singes anthropoïdes et sans queue celui qui se
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l'homiie primitif. 225
rapproche le plus de Thomme? M. Duvemoy n'attachait qu'une mé-
diocre importance à cette question, tant lui semblait grande la dis-
tance entre notre espèce et le groupe des quadrumanes. Il observait
cependant que le chimpanzé a une capacité crânienne plus gi*ande
que le goriUet ce qui expliquerait le contraste entre la férocité de
ce dernier et l'intelligence du premier. Il est au reste très difficile
d'établir une hiérarchie rigoureuse parmi les singes supérieurs : un
genre peut sur un certain point se rapprocher plus qu'un autre de
l'homme, mais s'en écarter davantage sur un point différent de l'or-
ganisation. M. Wyman et Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire ont placé le
chimpanzé avant le gorille ; le professeur Owen admet au contraire
la série descendante : gorille, chimpanzé, orang, gibbon. Dans ces
derniers temps, la comparaison de l'homme et des singes supérieurs
a été reprise , surtout au point de vue de l'anatomie du cerveau.
M. Owen a signalé dans cet organe, chez l'homme, des particulari-
tés qui, suivant lui, font défaut chez les quadrumanes. « Le cerveau
de l'homme, disait-il à Oxford en 1860 à la réunion de l'Association
britannique , indique un progrès plus décisif et plus marqué que
celui qu'on observe en passant d'une sous-classe à une autre avant
d'arriver à lui. Les hémisphères cérébraux débordent le cervelet; ce
développement est particulier à l'homme; il en est de même pour la
poêterior cornu du ventricule latéral et pour Yhippocampus minor^
qui caractérisent le lobe postérieur de chaque hémisphère (1). La
substance grise superficielle du cerveau, en raison du nombre et de
la profondeur des circonvolutions, atteint son maximum d'étendue
chez l'homme. Des pouvoirs mentaux particuliers sont associés à
cette forme particulière du. cerveau, et par l'estimation que j'en
fais je suis conduit à regarder le genre homo non comme le simple
représentant d'un ordre distinct, mais comme appartenant à une
sous-classe distincte de mammifères, pour lesquels je propose le
nom de archencephala. »
M. Huxley protesta immédiatement contre ces conclusions et dé-
clara que le troisième lobe n'est point caractéristique de l'homme,
(I) Le cerveau, on le sait, est divisé en deux moitiés nommées hémisphères et sépa-
rées par une cloison verticale. A la face inférieure du cerveau, on distingue dans cha*
que hémisphère trois lobes séparés entre eux par des sillons et désignés sous le nom
et lobes antérieur, moyen et postérieur. Le csrvêiet est placé sous la partie postérieure
eu cerveau. Quand on incise le cerveau , on trouve dans Tintérienr une cavité , car la
matière cérébrale n*est pas assez abondante pour remplir toute la boite crânienne.
Cette cavité a la forme d*une Assure à peu près parallèle à la ligne de séparation des
deux hémisphères. Elle a trois branches ou cornes. Tune dirigée en avant, l'autre en
arrière, la troisième latéralement. Chez le chien, cette cavité n*a que deux branches ;
la branche postérieure manque. Quant à Yhippocampus minor, c'est une petite émi-
qui se montre dans la corne postérieure de Thomme.
XLV. 45
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226 REVUE DES DEUX MONDES.
mais qu'on le trouve chez tous les quadrumanes supérieurs , que
chez ces animaux, comme dans notre espèce, le cerveau déborde le
cervelet, qu'ils ont enfin une corne postérieure dans leurs ventri-
cules latéraux, ainsi qu'un petit hippocampe. A la suite de cette
discussion s'est engagée une polémique des plus vives qui est loin
d'être encore épuisée. La plupart des anatomistes anglais ont pris
parti pour M. Huxley; je citerai dans le nombre M. RoUeston, pro-
fesseur d'aaatomie à Oxford, qui a eu l'obligeance de me monti-er,
au musée de l'université, les cerveaux d'un grand nombre de singes;
M. Marshall, qui a publié une belle photographie d'un cerveau de
chimpanzé; M. Flower, le conservateur du musée du collège royal de
chirurgie. Ces discussions, qui ont eu un très grand retentissement
et où l'on a quelquefois apporté une ardeur regrettable, ont mis en
relief les travaux d'un savant français trop modeste, M. Gratiolet, à
qui l'on doit de bien remarquables études sur la structure du cer-
veau chez les mammifères. En comparant toutes les descriptions
aujourd'hui connues, on peut s'assurer que la position relative du
cerveau et du cervelet varie légèrement chez les quadrumanes :
tantôt le second est légèrement découvert, au moins sur une partie
de son pourtour, tantôt il est à peine couvert, tantôt il l'est com-
plètement, mais jamais la saillie n'est aussi proéminente que chez
Thomme. Poiu" la corne postérieure, rudimentaire chez quelques
singes, elle se développe davantage chez les singes supérieurs, sans
former cependant un enfoncement aussi marqué que chez l'homme;
enfin le petit hippocampe se montre aussi plus ou moins nettement
chez la plupart des singes, sans être toutefois dessiné tout à fait
comme dans le ventricule humain.
Il est permis de croire qu'on a peut-être attaché trop d'impor-
tance à ces caractères, d'autant plus qu'on ne sait absolument rien
sur le rôle fonctionnel des hippocampes et des cornes. La science
est sans doute obligée souvent de se borner à constater les faits sans
prétendre les expliquer, mais, pour différencier les cerveaux humains
et simiens, elle peut citer des caractères d'une interprétation moins
obscure. M. Gratiolet a fait remarquer que le cerveau de l'homme
a un poids exceptionnel, une hauteur verticale bien supérieure à
celle qu'on mesure chez les singes, enfin que les lobes frontaux ont
dans notre espèce une richefese de plis et une complication qui sont
sans doute en raqaport avec la supériorité de notre intelligence. On
peut dire aussi que le corps calleux (1) est bien plus étendu chez
l'homme que chez les singes.
(1) Le corps calleux est une lame médullaire qui remplit la partie inrérieure de la
fissure profonde qui divise les deux hémisphères du cerveau.
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L HOMME PRIMITIF. 227
C'est également M. Gratiolet qui a reconnu que, même pendant
l'état fœtal, le cerveau des hommes ne ressemble jamais complète-
ment à celui des singes. Les plis ou circonvolutions pendant cette
phase obscure de la vie n'apparaissent pas chez les uns et les autres
dans un ordre identique ; l'encéphale humain diffère à toutes les
époques de celui des mammifères adultes, aussi bien que de celui
des mammifères en voie de développement. On en peut bien juger,
grâce aux beaux dessins de l'atlas qui accompagne le deuxième vo-
lume de YAnaiomie comparée du système nerveux^ par MM. Lauret
et Gratiolet, ouvrage qui restera comme un des plus beaux monu-
mens de la science moderne. On y peut voir, et les yeux dans cette
circonstance donnent des phénomènes une idée bien plus saisissante
que d'arides descriptions, que les nains eux-mêmes, ces microcé-
phales humains, demeurent toujours des hommes, et ne sont jamais
des singes. Le simple fait que les simiens les plus gigantesques
n'ont jamais un cerveau plus grand que les enfans nouveau-nés est
assez éloquent; mais Tanatomie relève bien d'autres différences.
Toutes les nuances qu'elle signale méritent assurément d'être no-
tées : les moindres détails ont de la valeur quand il s'agit de l'organe
qui est l'instrument de toutes les opérations psychiques; nusquam
magis quam in minimis tota est natura. La véritable échelle nous
manque pour mesurer les degrés de l'organisation : aussi n'est-ce
qu'avec réserve qu'on peut accepter les déclarations de M. Huxley
quand il affirme que T homme diffère moins du chimpanzé et de
l'orang que ces animaux eux-mêmes diffèrent des autres singes.
Qu'il s'agisse d'un caractère anatomique ou d'un autre, de l'ostéo-
logîe du pied ou de la structure cérébrale, c'est toujours à cette
conclusion que l'on est poussé par JI. Huxley. Toutefois, s'il place
l'homme et les singes au même niveau anatomique, il les sépare
par l'abîme du raisonnement. Il ne faut point, suivant lui, rendre
la pensée entièrement dépendante des phénomènes de l'organisa-
tion : le cerveau d'un sourd-muet, d'un idiot peut ressembler à
celui d'un homme de génie; mais l'un est comme une montre dont
le grand ressort est cassé, l'autre est une montre en marche. Les
deux montres sont semblables; mais un cheveu dans une roue, un
grain de rouille sur un pignon, une dent déformée, quelque chose
de si imperceptible que l'œil de l'horloger a peine à le découvrir,
arrêtera dans l'une tout mouvement. « Croyant avec Guvier, écrit
M. Huxley, que la possession du langage articulé est le grand trait
distinctif de l'homme , je trouve très facile à comprendre qu'une
différence de structure à peine discernable ait pu être la cause pre-
mière de la divergence incommensurable et pratiquement infinie des
hommes et des singes. »
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228 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Gratiolet est aussi d'avis que la faculté du langage constitue
le caractère spécifique de l'intelligence humaine. Les hommes à
petit cerveau parlent; aucun singe n'a jamais parlé. M. Gratiolet
attache une bien plus grande importance que M. Huxley aux détails
anatomiques qui distinguent les encéphdes humains et simiens»
puisqu'il range l'homme, avec M. Serres et M. Isidore-Geoffroy Saint-
Hilaire, dans un règne à part; mais il ne croit pouvoir mieux carac-
tériser ce règne qu'en lui donnant le nom de règne du verbe. Par
des exemples fort ingénieux , il montre comment la Csiculté du lan-
gage est indispensable au développement de la pensée. « Cette fa-
culté, écrit-il, en délivrant l'intelligence de l'esclavage des sens, est
la condition première de toutes les idées morales. L'idée du nombre
elle-même n'existe que par elle. Tout nombre comprend en effet
l'idée abstraite d'unité, et peut être représenté par M + 1, M étant
le signe d'une collection définie d'unités. Or une pareille idée ne
peut venir des sens, l'expérience démontrant que la plus grande
valeur de M, appréciable dans une sensation immédiate, est de deux
ou trois tout au plus. » Bien des expériences peuvent servir à con-
firmer cette assertion pour ce qui regarde les animaux : les enfans,
on le sait, n'apprennent à compter qu'en apprenant à parler. Pour
l'homme adulte, trois objets frappent autrement ses yeux que deux;
mais ses sens ne lui font pas distinguer dans un panier dix-neuf
œufs par exemple de vingt. Le nombre n'est ni dans les sens ni dans
l'imagination; l'idée que nous en possédons suppose un langage
formel.
Une analyse subtile retrouverait peut-être dans la faculté du lan-
gage la force qui nous permet de nous élever à beaucoup d'autres
notions fondamentales qui servent en quelque sorte dé base à tout
l'édifice de l'intelligence humaine. On pourrait dire en ce cas que
cette faculté organise la pensée, de même que la force vitale orga-
nise la matière inerte. L'origine du langage, serait-ce donc le phé-
nomène qui a fait passer notre espèce de l'animalité proprement
dite à l'humanité? Le langage inarticulé des brutes a-t-il pu se
transformer en langage articulé par suite du développement graduel
d'un organe? La philosophie des langues, la syntaxe seraient-elles
virtuellement enfermées déjà dans ces sons qui n'expriment que les
monotones appels de la joie, de la souffrance, de la terreur? Y au-
rait-il chez les animaux supérieurs tout un mécanisme préparé ea
quelque sorte pour le raisonnement, mais tenu encore immobile par
quelque frein matériel? Les philologues s'accordent généralement à
reconnaître que les langues ont été créées de toutes pièces, qu'elles
ont été des œuvres spontanées, complètes, sorties de la pensée hu-
maine aussi naturellement que la fleur sort, de l'arbre. M. Renan a
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l'homme primitif. 229
développé cette thèse dans son livre sur YOrigine du Langage avec
cette hauteur de vues qui caractérise tous ses écrits. Il est singulier
de voir, par des chemins si dilFérens, la philologie et l'anatomie ar-
river à des points presque voisins. La première ne connaît l'homme
que lorsqu'à a inventé le langage, la seconde nous donne à penser
que l'homme n'a cessé d'être un singe que le jour où il a parlé. Ce
n'est là qu'une hypothèse; ce qui paraît certain à M. Huxley, c'est
que les différences de stmcture qui nous distinguent des brutes sont
moins profondes que celles qui séparent les brutes les unes des
autres, et que toute théorie admise pour expliquer l'apparition ou
la transformation des espèces animales doit nécessairement s'appli-
quer à l'homme. Parmi ces théories, celle qui lui semble la plus
adaptée à l'état actuel de la science est celle de M. Charles Darwin.
Hommes et singes actuels descendent donc, suivant lui, par une
filiation directe, des singes fossiles que retrouve la paléontologie.
c Mais quoi l écrit-il. De tous côtés j'entends ce cri : Kous sommes des
hommes et des femmes, et non des singes perfectionnés, à jambes un peu
plus longues, avec un pied plus compacte et un cerveau plus grand que
vos gorilles brutaux et vos chimpanzés. La faculté d'apprendre, la con-
science du bien et du mal, la tendresse des affections humaines, nous élè-
vent au-dessus de toute véritable alliance avec les brutes, quelque étroites
que soient les ressemblances qui semblent nous en rapprocher.
« K cela, je puis seulement répondre que Texclamation serait plus juste
et aurait toute mon approbation, si elle s'adressait à d'autres. Ce n'est pas
moi qui cherche à fixer la dignité de l'homme sur son grand orteil, ou qui
insinue que nous sommes perdus si nous n'avons pas ^ hippocampus minor.
Au contraire, j'ai fait de mon mieux pour dissiper ces vanités. J'ai cherché
à prouver qu'aucune ligne de démarcation absolue, plus profonde que celle
qui sépare les animaux qui nous succèdent immédiatement sur l'échelle
hiérarchique, ne peut être tracée entre le monde animal et nous-mêmes
au point de vue de l'organisation, et je puis ajouter, comme l'expression de
ma croyance, que toute tentative faite pour tracer une démarcation psy-
chique est également futile, et que déjà les plus hautes facultés d'intelli-
gence et de sentiment commencent à germer dans les formes les plus
humbles de la vie.
c Mais la croyance à l'unité d'origine de l'homme et des brutes implique^
t-eUe nécessairement la brutalité et la dégradation de l'homme? Un enfant
intelligent ne pourrait -il confondre par des argumens tangibles les rhé-
toriciens étroits qui prétendent nous imposer cette conclusion? Serait-il
vrai que le poète, le philosophe, l'artiste dont le génie glorifie son âge, est
dégradé par la probabilité historique, sinon par la certitude, qu'il est le
descendant direct de quelque sauvage nu et bestial, qui par l'intelligence
pouvait dépasser un peu le renard et se rendre un peu plus redoutable que
le tigre? Ou faut-il qu'il aboie et se mette à quatre pattes parce qu'il a été
primitivement un œuf qu'aucune méthode d'analyse ne pourrait distin-
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230 REVUE DES DEUX MONDES.
guer de Tœuf d'Un chien? Le philanthrope, le saint doivent-ils renoncer à
mener une noble vie parce que Tétude la plus superficielle de la nature hu-
maine y révèle, dans ses profondeurs, les passions égoïstes et les féroces
appétits du dernier quadrupède? L*amour maternel est-il vil parce qu'une
poule en fait preuve, la fidélité parce que le chien la possède?
« Le bon sens de la masse de Thumanité répondra à ces questions sans^
un moment d'hésitation. Les penseurs, une fois arrachés aux influences du
préjugé et de la tradition, verront dans la bassesse de notre origine la
meilleure preuve de la splendeur de nos capacités, et nos progrès dans le
passé nous garantiront ceux d'un plus noble avenir. »
Le ton véhément de cette défense montre jusqu'à quel point
M. Huxley a la conscience que son livre soulève par beaucoup de
côtés les instinctives protestations de Tesprit. On nous fait toucher
du doigt les analogies de structui*e entre l'homme et les brutes;
mais ce je ne sais quoi dont on parle, et qui, en dépit de tant de
ressemblances, doit expliquer le contraste entre l'intelligence et
l'instinct, entre la liberté et l'obéissance à des lois permanentes, on
ne peut nous le montrer; on en parle avec révérence, sans pouvoir
en déterminer ni l'origine, ni la nature, ni l'action. Il n'est donc
pas surprenant que certains naturalistes, au lieu de se confier à des
forces inconnues, essaient de retrouver dans notre organisation
même les marques de notre noblesse. Peut-être, comme le dit
M. Huxley, se montrent-ils en cela moins spiritualistes que leurs
adversaires; mais leur spiritualisme est en quelque sorte plus tan-
gible, par cela même qu'il se tient plus rapproché de la nature hu-
maine et parle un langage que nous sommes plus aptes à com-
prendre. 11 est un autre spiritualisme qui embrasse l'ensemble des
choses créées, qui ne voit dans les métamorphoses de la nature in-
organique et de la nature organisée que les développemens d'une
grande pensée, les actes successifs d'une môme volonté. Du fond de
rinfini, du haut de l'absolu, il contemple le monde avec un senti-
ment d'admiration profonde et s'incline avec révérence devant le
plus obscur de ses phénomènes. Il cherche en toute chose éphémère
l'étemel, dans toute chose éternelle le changement. Il tient la pen-
sée balancée, comme dans une mutation perpétuelle, entre deux
abîmes. L'espèce humaine a eu, personne n'en doute, une origine
matérielle : elle est sortie par des évolutions plus ou moins longues
du sein même de la nature, comme chaque jour encore les em-
bryons sortent des œufs. Notre race a de plus une origine divine,
car les idées dont elle est la. représentation et le dépositaire font
partie de l'intelligence universelle. Il n'est aucune partie de la créa-
tion où cette intelligence n'éclate; seulement la langue de la nature
n'est pas toujours compréhensible : certains êtres ne nous appa-
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L*HOMME PRIMITIF. 231
raîssent que comme les ébauches informes d'un artiste infatigable,
d'une fantaisie aussi désordonnée que puissante. Les animaux dont
les mœurs, les attitudes, le visage, nous obligent à un retour in-
stinctif sur nous-mêmes nous causent plus qu'un involontaire dé-
goût : leur aspect soulève au plus profond de notre être je ne sais
quelle étrange inquiétude. Nous voudrions effacer dans le riant ta-
bleau du monde ces images déformées, ces fantômes avilis de la
personne humaine ; mais notre puissance expire devant cette force
silencieuse, impénétrable, qui emporte dans son mouvement toutes
les choses créées, et notre raison trouve partout des énigmes, en
elle-même et hors d'elle-même, dans les abstractions où elle se
complaît comme dans le balancement des mondes ou le ricanement
diabolique d'un singe.
Une chose toutefois doit nous consoler et nous raffermir : les
énigmes mêmes que se pose l'intelligence témoignent de sa gran-
deur, car n'est-il pas vrai de dire que celui-là sait le plus qui se
fait à lui-même le plus de questions? A quelques-uns l'étude des
rapports entre l'homme et les bêtes pourra sembler un danger, un
signe de décadence, une sorte d'abdication morale. Ces craintes,
justifiées peut-être en un certain jour ou dans un certain lieu, n'ar-
rêtent pas celui qui se place à la hauteur d'une philosophie indé-
pendante des systèmes et des écoles. Quelle que soit l'origine de
l'homme, il a depuis des siècles une histoire qui n'emprunte rien
au règne animal : il a élevé civilisation sur civilisation et rempli le
monde des monumens de son ambition et de son génie; il est le seul
acteur d'un drame où les autres êtres n'apparaissent que comme
des accessoires. Puis, si, laissant derrière lui le inonde visible, il
entre dans la sphère idéale de la pensée , nul ne peut l'y suivre,
et il s'élance tout seul dans ces régions qui lui ont été réservées.
Qui ne connaît ce tableau admirable où Michel-Ange a représenté
la création de la femme? On pourrait y voir comme une image
symbolique de la création de l'âme. Étendu sur un sol nu et dé-
chiré, Adam est plongé dans un sommeil léthargique et sans rêves;
sa tête sombre et pendante , ses mains languissantes sont presque
celles d'un cadavre; cependant Eve, souriante, étonnée, s'élève
derrière lui par un mouvement plein de force et de grâce , et tend
ses mains suppliantes vers l'austère Créateur. Ainsi de la matière
inerte livrée aux vulgaires combinaisons des affinités chimiques sort
une flamme que rien ne peut étouffer ni ternir, et qui, vivifiant la
pensée humaine, s'élève avec elle jusqu'au foyer divin dont la splen-
deur illumine le monde.
Auguste Laugel.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE *
30 aTTil 1863.
Les amis de la liberté, telle a été notre opinion dès le début, ne peuvent
pas se présenter aux élections avec cette émotion radieuse que donne seule
la possession de la liberté elle-même; ils ne peuvent y apporter cet en-
train et cette bonne humeur confiante quMnspire la lutte à chances égales,
le fair trial, comme disent nos voisins : leurs candidats ajouteraient le ri-
dicule de la duperie à Tennui de la défaite, s'ils allaient proposer spontané-
ment le combat à l'adversaire; les empressemens, les combinaisons actives,
les désirs qui trahissent l'impatience, ne conviennent ni à leur dignité per-
sonnelle ni à l'intérêt de leur cause. Une réserve triste et tant soit peu dé-
daigneuse leur sied mieux. Il ne faut point confondre cette attitude avec
le découragement et l'abstention. La constance des opinions et la fer-
meté des espérances n'ont pas besoin de se manifester par l'inquiétude des
actes; on sert mieux ses idées quelquefois par une patience fière que par
des efforts intempestifs. Nous devons voir sans doute avec bonheur les
moindres symptômes de réveil politique au sein du peuple électeur : ceux
qui sont en position d'appeler sur eux l'attention de leurs concitoyens
doivent se tenir à la disposition de tous les libéraux qui réclameront leur
candidature comme signe de ralliement; mais il ne saurait leur convenir,
dans les conditions d'organisation du système électoral actuel, de se jeter
pour ainsi dire à la tête du pays. C'est au pays lui-même de réagir contre
ces conditions quand il les jugera incompatibles avec ses intérêts et avec
ses droits.
Certes, dans tous les corps électoraux qui apercevront cette incompati-
bilité, il faudra seconder avec vigueur l'élan de Taspiration libérale; mais
à quoi bon se dissimuler l'état réel des choses? à quoi bon même le mas-
quer à l'opinion par de maladroites manœuvres? Si à la vérité nous possé-
dons une constitution perfectible et où la liberté pourrait prendre place.
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BEVUE. — CHRONIQUE. 233
nous assistons pourtant à révolution d'un système de gouvernement qui
est investi d'une force administrative presque irrésistible, et qui ne doit
encore à la liberté aucun élément de cette force. S'il est incontestable que
le suffrage universel dans son entier développement est inséparable des
libertés politiques les plus larges, si la logique exige impérieusement que
le suffrage universel s'exerce dans la plénitude de la liberté de la presse,
de la liberté de réunion, de la liberté électorale, il n'est pas moins évident
que le gouvernement, tout en prenant sa base dans le suffrage universel, a
non-seulement la prétention, mais le pouvoir de diriger administrativement
ce suffrage. Cette contradiction entre le principe constitutionnel et le fait
administratif est trop violente pour devoir être durable. Le temps finira
par la faire éclater. Elle disparaîtra un jour devant une réaction inévitable
de l'esprit public. Ce jour peut être avancé quelque peu sans doute par la
constance des controverses même dans les étroites limites où la presse est
renfermée, il peut être avancé aussi par la discussion au sein du corps
législatif; mais il ne faut point se faire d'illusion : les polémiques de la
presse, l'action même exercée au sein du corps législatif ne peuvent guère
avoir que la vertu d'une protestation morale qui ne laisse point oublier et
périmer le droit. Le système actuel est trop fortement combiné pour pou-
▼oir être arrêté dans sa marche par quelques élections d'opposition : il
poursuivra son évolution jusqu'au bout; les difficultés qu'il se suscitera à
loi-même et la pression des événemens pourront seules produire le mou-
vement d'esprit public qui nous ramènera vers la liberté. Nous n'en sommes
point là encore, et si l'attitude de réserve et de froideur que nous avons
prise à l'égard de la question électorale avait besoin d'apologie, nous n'au-
rions qu'à rappeler quelques-uns des faits qui se sont passés depuis quinze
jours.
Les derniers actes du gouvernement, les dernières paroles de ses ora-
teurs au corps législatif prouvent qu'il est décidé à empêcher autant que
possible les hommes de l'opposition de faire au corps électoral cette sorte
d'avances qui est l'accompagnement obligé de toute candidature avouée.
Qu'on y prenne garde : le serment préalable est imposé aux candidats par
la législation actuelle; par conséquent, à moins d'être invité par une dé-
marche positive des électeurs à se mettre sur les rangs et à se plier aux
conditions de la candidature , tout candidat est forcé de se présenter lui-
même. Cet acte d'initiative qui consiste à se proposer soi-même au choix
de ses compatriotes ne convient pas à la dignité de toutes les positions :
c'est déjà une entrave sérieuse apportée à la liberté électorale qu'une
telle condition préalable lui soit Imposée; mais passons. Le serment est
exigé; supposons que l'on soit décidé à le prêter. On admet généraleipent
que la question du serment est une affaire d'appréciation individuelle, ou
suppose par conséquent que le serment est un acte susceptible d'interpré-
tations diverses. On doit admettre alors qu'il soit permis aux candidats de
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23& REVUE DES DEUX MONDES.
faire connattre au public le sens quMls attachent au serment. La question
n'est pas simple en effet : le serment actuel est à deux branches, il s'adresse
à la constitution d'abord, à la personne du prince ensuite. Il y a donc à dé-
finir le sens du serment en tant qu'il est prêté à la constitutH)n, et en tant
qu'il est prêté à la personne de l'empereur. Nous conseillons à ceux qui ne
se douteraient point de l'importance et de la délicatesse de cette question de
lire la brochure que M. Proudhon vient de publier sous ce titre : les Démo-
craies assermentés et les Réfractaires. Nous ne suivons point M. Proudhon
dans toutes ses conclusions; mais nous n'hésitons pas à dire que cet écrit
est la production la moins paradoxale et la plus substantielle de ce dialecti-
cien à outrance. M. Proudhon y analyse le suffrage universel, base de notre
droit public, avec une exactitude et une précision remarquables; il nous
paraît irréfutable quand il établit les formes, les conditions et les garanties
du suffrage universel. M. Proudhon, ne trouvant point dans la pratique ac-
tuelle les formes, les conditions et les garanties du suffrage universel, veut
persuader au parti démocratique que ses principes lui prescrivent Tabs-
tention dans les élections prochaines. Le serment lui paratt incompatible
avec l'esprit même de la constitution. « Si l'empereur, dit-il , est respon-
sable comme l'était avant et après le 2 décembre le président de la répu-
blique, la formalité du serment imposée aux députés demeure sans efTet,
puisque les députés ont pour mandat de contrôler au nom du peuple les
actes du gouvernement, et qu'à cet effet ils ont la faculté de refuser Tîm-
pôt, ce qui suppose que lesdits contrôleurs sont indépendans du prince,
non inféodés par serment à sa prorogative. Si au contraire on soutient que
ce serment est valide, alors c'est la responsabilité impériale qui devient
nulle, aussi bien devant les électeurs que devant les députés. » Nous ne
disons pas que M. Proudhon ait raison de recommander l'abstention; nous
signalons son opinion sur le serment sans en prendre la responsabilité. Nous
disons seulement que la question du serment, la première que l'on rencontre
dans cette campagne électorale, devrait pouvoir être élucidée et définie par
une discussion contradictoire. Le lieu où cette discussion devrait s'engager
est naturellement la presse quotidienne; mais cette question vient d'être
retirée du domaine de la presse par Mf. le ministre de l'intérieur. Un journal
influent, dans un article remarquable consacré aux prochaines élections,
avait effleuré la question du serment : il avait indiqué en passant une des
significations qui peuvent, suivant lui, s'y attacher, et cela dans un langage
plein de respect pour la légalité actuelle, sans viser d'ailleurs à donner une
interprétation dogmatique de cette prescription constitutionnelle. Ses in-
tentions de prudence et son parti-pris d'être orthodoxe ne lui ont servi de
rien. Il a reçu du'ministre de l'intérieur un avertissement où est fixée l'in-
terprétation officielle du serment. Voilà désormais une question interdite à
la presse. Voilà en outre un journal privé de la liberté de ses mouvemens
et de son efficacité par une sévérité administrative. II vaut bien la peine
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REVUE. — CHRONIQUE. 235
de fftire sortir ses canons pour la bataille quand on a d'avance la certitude
qu'ils seront encloués avant même qu'on ait combattu! Supposez que d'ici
aux prochaines élections chaque journal d'opposition ait reçu deux aver-
tissemens, et nous demandons à quoi pourra servir la presse dans la lutte
électorale! Nous allons plus loin : quand même on serait sûr qu'un avertis^
semeot par journal d'opposition nous rapporterait l'élection d'un député
libéral, nous demanderons si l'on croit sérieusement qu'une pareille com-
pensation fût un gain pour la cause de la liberté!
VoUà qui est donc entendu : on ne pourra pas parler dans la presse,
c^est-à-dlre qu'on ne pourra pas parler du tout, de la question que l'on
rencontre au prodrome des élections, le serment. L'essence du suffrage
universel est d'être une manifestation collective d'opinions. Les opinions
dans la lutte électorale ont donc besoin de se rallier sous des dénomina-
tions collectives. On commençait à désigner les candidats de l'opposition
aous le nom général de candidats indépendans. Cette dénomination est dé-
sormais interdite, le Moniteur nous en a prévenus. C'est la situation géné-
rale des partis qui leur donne ordinairement les noms qu'ils portent. Il y
aura chez nous dans les élections deux positions bien différentes et fort
nettement tranchées pour les candidats. Les uns se présenteront sous le
fwtronage non-seulement avoué, mais actif, de l'administration; les autres
ne craindront pas d'entrer en lutte avec l'administration, et feront appel
uniquement à la liberté des électeurs. Comment qualifier ces deux situa-
tions? Évidemment la situation de ceux qui non-seulement ne sollicitent
pas ie patronage de l'administration, mais sont résolus à la combattre, est
une situation d'indépendance vis-à-vis de l'administration. Les candidats au
contraire qui recherchent la protection administrative, et qui en profitent,
sont-ils à l'égard du gouvernement dans la même situation d'indépendance?
La réponse à cette question, ce n'est pas nous qui la ferons; il semble que
le gouvernement l'ait déjà faite lui-même par la politique qu'il suit dans les
élections. Des députés qui sont entrés au corps législatif grâce à la recom-
mandation administrative se voient aujourd'hui retirer le patronage du
goufemement. Nous avons entendu, dans une des dernières séances du
corps législatif, les doléances de quelques-uns de ces députés infortunés,
la mélancolique élégie de M. de Jouvenel , l'interpellation belliqueuse de
M. Lemercier, le spirituel acte de contrition de M. de Pierre. Tous trois,
comme M. de Flavigny et d'autres encore, après avoir été les candidats de
ledrs préfets en 1857, ils auront le malheur de ne l'être plus en 1863.
Pourquoi la disgrâce qui les atteint épargne-t-elle leurs collègues? Si le
goaTemement retirait sa protection à des députés qui ne l'ont jamais con-
trarié par une parole ni par un vote, nous serions fort en peine de ré-
pondre à cette question ; mais notre embarras cesse lorsque nous voyons
que la faveur du pouvoir est conservée à ceux qui ne se sont jamais sépa-
rés de la politique du gouvernement, et qu^elle est retirée à ceux qui ont
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236 RE7DE DES DEUX MONDES.
fait quelquefois à Tégard de cette politique ce qu'avant la note du Mom-
leur nous n'eussions pas craint d'appeler acte d'indépendance. Au surplus,
que le parti du gouvernement se décerne à lui-même les noms leis plus ma-
gnifiques, l'opposition ne s'en plaindra pas : elle ne demande qu'à savoir
comment il lui sera permis de se désigner. Sera-t-^lle réduite, comme
Ulysse dans l'antre de Polyphème, à s'appeler Personne? Obligée d'employer
des précautions de langage dont eût rougi la France de Mirabeau, elle re-
cevra volontiers de la part de ses adversaires le baptême d'une épithète,
même quand cette épithète aurait dans leur pensée une signification bles-
sante. Elle est au-dessus des puériles taquineries de mots. Elle sait que tel
nom lancé à une cause par ses ennemis comme une injure est souvent de-
venu pour elle un cri de ralliement et de victoire. La Hollande a eu ses
gueux, la France a eu ses sans-culottes. Les deux grands partis anglais, les
whigs et les tories, ont accepté comme leurs noms définitifs et historiques
les qualifications méprisantes qu'ils s'envoyaient l'un à l'autre il y a deux
siècles.
Ainsi s'annoncent, avant même que la lutte électorale soit commencée,
les obstacles que doit y rencontrer la liberté de discussion. M. le président
du conseil d'état a, d'un autre côté, franchement déclaré à la chambre
que le gouvernement suivrait dans les élections de 1863 la politique qui lui
a si bien réussi dans les élections de 1852 et de 1857. L'influence adminis-
trative ne s'imposera donc aucune limite; l'administration mettra au ser-
vice de ses candidats tout l'ascendant de son autorité et tout le zèle de
ses agens. C'est en vain que la plus superficielle étude de la constitution
démontre qu'une telle politique est contraire à l'esprit du suffrage univer-
sel, et que, comme le dit très bien M. Proudhon, le grand élu ne doit pas
être le grand électeur. La théorie de la constitution de 1852 commence à
peine à être étudiée parmi nous ; elle est encore mal connue et peu com-
prise. La théorie des constitutions n'entre qu'à de rares occasions dans
l'esprit des masses. En ces circonstances, nous ne voulons point suivre
M. Proudhon dans ses extrémités logiques, et prescrire l'abstention à la
démocratie libérale jusqu'à ce que la pratique de la constitution ait été
mise d'accord avec son esprit. Nous devons saluer, quelque part qu'il se
produise, le réveil de l'esprit libéral, et nous devons aider à ses manifesta-
tions. L'abstention de M. Proudhon n'est qu'une protestation négative, et il
ne faut point se refuser le bénéfice des protestations positives, si rares ^ si
partielles qu'elles puissent être. Le devoir de l'opposition est sévère, et ne
peut même pas être adouci par l'espoir d'un succès important et prochain.
Nous ne devons pas nous lasser de constater les contradictions qui existent
entre l'esprit et la pratique de la constitution, de prendre acte des mesures
restrictives adoptées par le pouvoir à l'égard de la liberté, de rappeler au
pays que lui seul, par ime initiative soudaine et générale, peut mettre fin
à ce système contradictoire et restrictif le jour où il voudra bien en sentir
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• BEYUE. — CHBONIQUE. 287
fet en comprendre les effets. Nous rappelions récemment de fortes exprès*
siens de La Bruyère sur la versatilité des peuples. La Bruyère disait en-
core : « Vous pouvez aujourd'hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits»
'ses privilèges; mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes.»
L*opposition démocratique et libérale ne doit ni se décourager ni se lasser;
mais il faut bien qu'elle attende avec résignation et sérénité le jour de la
réforme des enseignes.
L^ardeur qu'il est si difficile aujourd'hui de ranimer parmi nous dans les
controverses politiques ne semble pas près de s'éteindre dans la polémique
religieuse; l'écrit passionné où H. l'évêque d'Orléans vient de dénoncer
les opinions philosophiques de MM. Littré, Renan, Taine et Maury le montre
assez. Il est regrettable que cette explosion de polémique ait eu lieu à l'oc-
casion d'un fort mince incident, une élection académique. Il semblerait que
la candidature de M. Littré à l'Académie française ait averti M. l'évêque
d'Orléans du danger qu'il vient de signaler avec tant d'énergie. Malgré l'al-
lusion adressée à la Revue des Deux Mondes par l'éloquent prélat, nous
sommes fort à l'aise pour parler de cette élection. M. Dupanloup nous re-
proche des collaborations dont la Revue^ hospitalière pour tous les talens,
est justement fière. Il méconnaît l'esprit de liberté et d'impartialité dont
nous faisons profession, et dont il avait un vivant exemple dans la ren-
contre même des candidatures académiques à propos desquelles il s'est
tant échaulTé. M. de Camé était le candidat de M. l'évoque d'Orléans, et M. de
Camé est un des rédacteurs de la Revue. Nous regrettons sans doute que
M. Littré ne soit point de l'Académie fi-ançaise; mais nous n'avons pu voir
sans sympathie et sans orgueil ce corps illustre s'ouvrir à un de nos col-
laborateurs les plus constans et les plus ingénieux, qui n'a jamais permis à
ses convictions religieuses d'altérer la modération de son caractère et le
ferme libéralisme de ses doctrines politiques.
Sll nous était permis de dire en passant un mot du fond même de cette
polémique, nous aurions plus d'une observation sérieuse à présenter à
M. l'évêque d'Orléans. Nous ne sommes ni scandalisés ni surpris de la cha-
leur qu'un évêque catholique apporte dans la défense de sa foi contre des
idées qui lui paraissent erronées et dangereuses. Nous supposons volontiers
que MM. Littré, Renan, Taine et Maury, esprits dévoués à la liberté de pen-
ser, ne sont point offensés d'être discutés et contredits, et ne s'attendent
point à recevoir d'un évêque des breveta d'orthodoxie; mais la méthode
employée contre eux par M. Dupanloup est-elle conforme aux règles d'une
controverse équitable? « Ce n'est pas une réfutation que j'entreprends ici,
dit l'évêque d'Orléans, mais une simple exposition; ce n'est pas une discus-
sion, mais une réprobation. » Qu'est-ce à dire? Vous prenez devant le public
le privilège d'accuser et de réprouver, et vous rejetez la tâche de discuter
et de prouver, et vous croyez pouvoir observer ainsi la justice envers vos
adversaires! Sans entrer dans le détail des questions, nous pouvons signa-
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238 RETUE DES DEUX MONDES.
1er rinjustice générale que vous commettez à leur égard : tous les tradui-
sez devant un public ignorant, qui du moins ne connaît point Fensemble
de leurs travaux; vous exposez à ce public des phrases détachées, des lam-
beaux d'idées qui, isolées du milieu où elles se sont produites, perdent
leur signification réelle, et prennent Taspect d'assertions arbitraires et
étranges; vous omettez entièrement les méthodes scientifique ou* philoso-
phique par lesquelles les écrivains que vous voudriez combattre sont arri-
vés aux résultats réprouvés par vous, méthodes qui seraient au moins
devant un public prévenu et hostile la justification de la bonne foi de
ces écrivains. Notre temps ne peut accepter de tels procédés, même de la
part d'un évêque. La sortie de M. Dupanloup contre les représentans de
réoole critique en France n'est point sans analogie avec le soulèvement
qn^excita, il y a deux ans, dans l'épiscopat anglais, la publication des
Essays and Reviews. Les auteurs de ce volume appartenaient, eux aussi,
à l'école critique : ils étaient loin sans doute d'aller jusqu'aux hardiesses
que M. Dupanloup reproche à l'école française; ils appliquaient avec me-
sure la critique à l'exégèse des livres saints. Membres de l'église, profes-
seurs des universités, ils relevaient directement de l'autorité épiscopale,
et cette autorité ne leur a point épargné ses sévérités. Cependant on ne
s'est pas contenté de les condamner, on les a du moins discutés. Une foule
de réfutations méthodiques ont été publiées contre leur ouvrage. Un des
membres les plus éminens et les plus éloquens de l'épiscopat anglais, l'évo-
que d'Oxford, n'a pas craint de se mesurer lui-même avec les auteurs des
Essays and Reviews. Nous n'eussions eu rien à dire, si M. Dupanloup eût
suivi cet exemple, qui demeure pour lui un enseignement. La discussion
ainsi entamée n'eût sans doute point amolli la vigueur de M. Dupanloup;
mais elle l'eût rendu plus juste. Quand on examine ces grandes méthodes
par lesquelles l'esprit humain fait effort pour repousser les limites de son
Ignorance et arriver à la vérité, il est d'ailleurs impossible de ne pas
éprouver un sympathique respect pour ces nobles et laborieuses tenta-
tives et pour ceux qui ont assez de résolution et d'énergie pour les entre-
prendre et les mener à bout. On sent que ces hommes méritent autre
chose qu'un dédain superficiel et de violentes invectives, et qu'on n'en a
point raison à aussi bon marché. Pour ne prendre que les écoles qui exci-
tent la colère de M. Dupanloup, pour peu qu'on en ait observé les travaux
et qu'on en ait aperçu la portée, on voit vite qu'elles méritent autre chose
que le mépris. La philosophie allemande a été un des plus puissans efforts
de l'esprit humain; tandis qu'elle parvenait à ses conclusions par la mé-
thode transcendantale, en France Auguste Comte, en appliquant la mé-
thode d'induction aux sciences historiques, politiques et sociales, et en
faisant en quelque sorte la contre -partie de l'école allemande, arrivait
i des résultats concordans. C'est une chose curieuse que les esprits scien-
tifiques qui ont été les plus initiés aux travaux de l'école allemande aient
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REVUE. — CHRONIQUE. 239
^té amenés à faire grand cas de ceux d^ Auguste Comte. Ce n'est pas seule-
ment en France que cette combinaison s'est produite : on la remarque sur-
tout en Angleterre. Un homme d'état anglais qui vient de mourir, sir
George Gornewal] Lewis, un esprit exact, équilibré et sensé, s'il en fut,
on homme qui s'était assimilé tout ce qu'il y a de vraiment scientifique
dans les travaux de l'Allemagne moderne en rejetant les excentricités pré-
somptueuses, avait également tiré grand parti d'Auguste Comte. Le nom
de ce philosophe si peu connu parmi nous revient à chaque instant dans les
livres de sir George Lewis. Nous croyons que de l'œuvre d'une école qui
prétend séparer rigoureusement le domaine de la science du domaine de la
foi, tout en étendant sans cesse les droits de la science, il y aurait pour la
religion un parti meilleur à tirer que d'y aller rechercher des propositions
excentriques et des sujets de réprobation contre quelques hommes. Ces
hommes, même lorsqu'ils se trompent, ont pour titres à l'indulgence de
leurs contradicteurs non-seulement la force, mais le désintéressement et la
sincérité de l'esprit. Quant à nous, au risque de commettre une interpré-
tation erronée des Écritures, nous voudrions, si nous avions à les juger au
point de vue de la foi chrétienne, leur appliquer ces paroles de Jésus-Christ
dans l'Évangile de saint Matthieu, qui n'est pas cependant le plus tendre
des Évangiles : a Je vous déclare que tout péché et tout blasphème seront
remis aux hommes ; mais le blasphème contre l'esprit ne sera point remis.
Quiconque aura parlé contre le Fils de l'homme, il lui sera pardonné; mais
pour celui qui aura parlé contre l'esprit, il ne lui sera pardonné ni dans
ce monde ni dans le siècle à venir. »
Nous venons de nommer sir George Lewis. Sir George a été remplacé à
la secrétairerie de la guerre par lord de Grey et Ripon; mais sa mort laisse
dans la politique anglaise un vide qu'on n'a pas l'air de soupçonner sur ïe
continent, et qui ne sera pas rempli de si tôt. Sir George Lewis avait une
nature d'esprit qui est devenue bien rare aujourd'hui parmi nos hommes
d'état, n avait une érudition des plus vastes et dès plus raffinées. Il a été
pendant plusieurs années rédacteur en chef de la Revue d'Edimbourg. Il a
écrit plusieurs ouvrages de critique historique, de politique spéculative et
de pure érudition. Lorsqu'il n'était plus ministre, il occupait ses loisirs à
copier et à élucider des manuscrits grecs. Homme de lettres et homme
d'état, 11 n'avait cependant les qualités brillantes ni de l'écrivain, ni de
l'orateur. Ce n'était ni un Macaulay, ni un Gladstone. Son autorité, quoique
n'arrivant pas au public tout entière, était néanmoins très grande dans la
chambre des communes et surtout dans le cabinet. Doué de remarquables
aptitudes administratives, applicables à tout, il avait pu être tour à tour
ministre des finances, ministre de l'intérieur et ministre de la guerre. Ce-
lait surtout à la rare pondération de son esprit qu'il devait l'influence qu'il
exerçait autour de lui. Son intelligence était, si l'on peut ainsi parler, de
complexlon sceptique ; familiarisé avec toutes les hardiesses de la spécu*
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2&0 REVUE DES DEUX MONDES.
lation, aucune témérité dMdée ne le choquait, ne Teffï^ayait, ne le trou-
yait Intolérant, parce qu'il savait tout ramener à la mesure du réel et du
possible. On assure que, dans le ministère actuel, il servait particulièrement
de lest aux capricieux essors de M. Gladstone. Un grand rôle l'attendait.
Les Anglais sont en ce moment dans une veine d'opinions conservatrices,
et, aujourd'hui comme toujours, ils se défient en politique des hommes
brillans. Les hommes influens des partis, lorsqu'ils songeaient à ce qu'il
y aurait à faire, si lord Palmerston venait à manquer à cette dictature mo-
rale qui lui est si volontiers décernée, jetaient les yeux sur sir George
Lewis. C'était en lui qu'ils voyaient le leader et le futur premier ministre
de la chambre des communes. Les grands whigs le préféraient à M. Glad-
stone; une portion notable des tories le préférait à M. Disraeli. Sa mort
enlève aux politiques prudens le leader de transaction sur lequel ils comp-
taient, et rend ainsi plus prochain et plus probable l'avènement du parti
tory au pouvoir avec ses chefs actuels.
Quant à nous, nous avons un motif particulier de regretter sir George
Lewis dans la phase si difficile que traversent en ce moment les relations
des États-Unis avec l'Angleterre. Nous avions remarqué que sir George
Lewis envisageait avec beaucoup de sang-froid la question américaine, et
avait fait utilement contre-poids, en plusieurs circonstances, aux disposi-
tions trop partiales manifestées par quelques-uns de ses collègues contre
les États-Unis. La présence dans les conseils de l'Angleterre d'un esprit
aussi ferme dans la modération n'eût jamais été plus bienfaisante qu'au-
jourd'hui. La situation est d'autant plus grave, que les deux peuples, le
peuple anglais et le peuple américain, ont tous les deux l'un contre l'autre
des griefs positifs. Les Anglais ont à se plaindre des tracasseries inévita-
bles qu'un blocus aussi étendu que celui dont les États-Unis entourent les
états du sud suscite au commerce neutre; ils ont à se plaindre du droit de
visite exercé sur leurs navires, droit inséparable dans la pratique d'abus
et de vexations auxquels doit être si sensible un peuple qui possède une
marine commerciale si nombreuse et si active; ils ont à se plaindre enfin
de la saisie non encore justifiée de plusieurs paquebots à vapeur, employés
au transport des malles, qui ont été arrêtés et conduits devant les cours
des prises américaines comme faisant la contrebande de guerre. A toutes
les époques, pour tous les pays, ces questions relatives au commerce des
neutres, au droit de visite, à la contrebande de guerre, ont suscité les plus
épineux litiges. Les Anglais, qui ont toujours fait la police des mers avec une
rigueur Impérieuse , ont toujours supporté cette police avec moins de pa-
.tîence que les autres lorsqu'elle était exercée sur eux. C'est dans de telles
circonstances que leurs classes commerçantes deviennent particulièrement
belliqueuses. Il ne faut pas se dissimuler qu'en Angleterre l'idée d'une
guerre avec les États-Unis devient de jour en jour plus populaire. Quant
aux États-Unis, ils ne paraissent pas avoir de moindres sujets d'irritation.
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BETUE. — CHRONIQUE. 241
La sortie des ports d'Angleterre de corsaires confédérés les exaspère.
Cest à la tolérance anglaise qu'ils imputent les pertes que VAlabama a fait
éprouver à leur commerce. Quelle ne sera pas leur indignation quand ils
apprendront que le Japan a pu prendre la mer impunément! La saisie de
YAUxandra, promptement opérée par le gouvernement anglais après le
départ du Japan, sei*a-t-elle aux yeux des Américains une démonstration
suffisante de la sincérité avec laquelle TAngleterre entend pratiquer la neu-
tralité? Nous demeurons donc en Europe dans Tattente des impressions
que produira en Amérique soit un nouvel exploit de VAlabama, soit le dé-
part du Japan, et malheureusement les fermons d'irritation qui existent
déjà, les élémens inflammables que révèlent aux États-Unis toutes les ma-
nifestations publiques, les entralnemens fougueux propres aux états popu-
laires nous permettent de craindre les complications les plus graves. Notre
seul espoir, c'est que M. Lincoln et M. Seward comprennent retendue de
la responsabilité qui pèse sur eux dans une telle crise, et que le cabi-
net de Washington ait la force et le courage de ne point se conduire à
la face du monde comme un mob-govemmenL Si le gouvernement amé-
ricain est juste et sensé, il devra reconnaître que le ministère anglais
apporte dans les transactions actuelles toute la mesure qui lui est pos-
sible , et fait des efforts très réels pour résister aux entralnemens belli-
queux qui pèsent sur lui. Dans les cercles élevés de Londres et dans le
parlement, on a le sentiment et de la gravité de la situation et des devoirs
de modération et de prudence que cette situation impose; on y a réprouvé
les violentes provocations que M. Roebuck n'a pas craint d'adresser aux
passions américaines. Le gouvernement américain se couvrira d'honneur
aux yeux du monde, s'il apporte dans les questions litigieuses qui se sont
élevées entre les deux pays un égal esprit de modération et un peu de
cette patience qui est quelquefois une suprême habileté. Le patriotisme lui
fait un devoir en ce moment de ne point outrer ses susceptibilités. Qu'il
se souvienne que l'Angleterre n'est plus retenue par les mêmes intérêts
qui la rendaient autrefois si patiente dans ses conflits avec l'Amérique I
Autrefois l'Angleterre avait à redouter que la guerre ne la condamnât à la
famine du coton et ne mît les manufactures en détresse. Ce mal est fait au-
jourd'hui, et au contraire la guerre bloquerait le nord, débloquerait le sud
et rendrait le coton aux Anglais. Pour les États-Unis, le désastre d'une
guerre avec TAngleterre serait sans compensation, assurerait l'indépen-
dance des états séparatistes et répandrait dans le nord la ruine et l'anarchie.
La question de Pologne n'est pas moins désolante que les affaires d'Amé-
rique; nous en avons cependant meilleur espoir. C'est à bon droit que l'on
dit que la question est européenne; elle le deviendra chaque jour davan
tage. D^abord le mouvement dure, se généralise et donne à l'Europe la dé-
monstration de plus en plus éclatante de l'impuissance du gouvernement
rosse. Nous avons sous les yeux une adresse non encore publiée de la no-
lom xLv. 10
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2&2 REVUE DES DEUX MONDES.
blesse du gouvernement de Mohilew, d'une des provinces qui ont été dé-
membrées au premier partage en 1772, vingt et un ans avant la Lithuanie»
et que la Russie revendique comme une possession naturelle de la race
russe. Nous y lisons la déclaration suivante, signée par trois cent vingt-
trois représentans : « Les persécutions les plus pénibles sont dirigées contre
les opinions, les sentimens, les croyances des habitans les' plus respecta-
bles de notre pays, étroitement associé depuis des siècles aux destinées de
la Pologne. Le caractère politique de ces persécutions se révèle dans les
tendances des autorités locales et surtout dans leurs efforts pour semer la
discorde entre la noblesse et la population rurale. Dans ces circonstances,
nous aurions dû consacrer toutes nos délibérations à Tétude de la situation
anormale et désespérante où se trouve plongé le pays ; mais nos vœux et
nos espérances, exprimés par les habitans des gouvememens de Minsk et
de Podolie et par la noblesse de notre district de Rochaczew, tous issus
de la même race et membres de la môme famille , loin d'avoir été enten-
dus, n'ont fait qu'attirer sur nous de nouvelles rigueurs. En conséquence,
et vu l'absence aujourd'hui de toute sécurité personnelle, la noblesse de
Mohilew se voit forcée de circonscrire aux faits ci-dessus consignés l'objet
de ses délibérations. » La réponse du gouvernement russe à cette protesta-
tion inspirée par un incontestable patriotisme polonais a été l'arrestation
des maréchaux de la noblesse.
Tout annonce que la situation s'aggrave pour la domination russe en Po'
logne, et il n'y a pas de preuve plus décisive de ce fait que le redoublement
des violences du pouvoir. Quelle idée la Russie pense-t-elle donner à l'Eu-
rope de la légitimité de sa domination sur la Pologne, lorsqu'elle ne craint
pas de se montrer contrainte de mettre aux arrêts l'archevêque de Varsovie,
d'abord si modéré et si conciliant, et d'enfermer ses chanoines dans la ci-
tadelle? Tandis qu'elle étend une main barbare sur ces agitateurs d'étrange
sorte, elle est trop faible, pour pouvoir saisir dans une ville de cent cin-
quante mille âmes un invisible gouvernement révolutionnaire qui exerce
son autorité avec une activité et une promptitude inconcevables. L'Europe
sait aussi que toute la garde impériale est en Pologne, que Pétersbourg n'a
plus pour garnison que des soldats étiolés arrivés des extrémités de la Rus-
sie, et que l'armée de Pologne, brisée en détachemens, est harassée et dé-
moralisée. Elle peut pressentir que le gouvernement du grand-duc Constan-
tin est une expérience terminée, que le système du marquis Wielopolsiti est
ruiné, que le marquis sera forcé de se retirer, et que le général de Berg,
demeuré seul, essaiera de noyer le mouvement polonais dans le feu et dans
le sang.
Mais le mouvement polonais et l'impuissance de la Russie augmentent»
par leur durée même, la responsabilité de l'Europe, et rendent plus ma-
nifestes le droit et le devoir pour elle d'intervenir dans la solution de
la question polonaise. L'action commune des trois grandes puissances, la
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a£?U£. — CHRONIQUE. 2AS
Tlrance, TAngleterre et TAutriche, commence à s'exercer avec les lenteurs
diplomatiques ordinaires, mais enfin elle s'exerce. Peut-être les puissances
d^une moindre importance devront- elles s'apprêter à participer à cette
grande transaction, si, comme nous le souhaitons et comme tout le fait
6spérer, elle garde jusqu'au bout le caractère européen. Parmi les états de
second ordre auxquels l'opinion publique assigne un rôle possible dans les
affaires de Pologne, la Suède figure en première ligne. Le peuple suédois
n*a pas été avare de manifestations envers la Pologne. L'antipathie natio-
nale de la Suède contre la Russie est connue ; c'est un des plus vifs senti-
mens populaires de la Scandinavie. Les petits enfans y savent tous par
oœnr la chanson du roi Charles XII, dont chaque strophe amène le refrain :
« Arrière les Moscovites, en avant les enfans bleus! » Mais quoi qu'on en
ait dit, le ministère suédois et son chef, le comte de Manderstrom, ont des
habitudes trop circonspectes et trop pacifiques pour monter du premier
coap à la même hauteur que le sentiment populaire. Nous ne craignons
point cependant que le gouvernement suédois manque au rôle que les évé-
nemens pourraient lui offrir. C'est surtout la Prusse dans les circonstances
qui se préparent que nous ne voudrions pas voir rester en arrière. Ce serait
poor la Prusse un coup de génie que de prendre enfin parti pour l'Europe
soutenant une cause libérale et juste. Un député libéral, M. de Roenne, va
fournir à la Prusse une occasion de sortir d'une position ambiguë qui com-
promet ses plus manifestes intérêts. M. de Roenne va mettre la deuxième
cbambre prussienne en demeure de prononcer que (( la convention de car-
tel conclue avec la Russie en 1857 n'oblige pas l'état. » La motion de M. de
Roenne est fondée sur l'article /i8 de la constitution, ouvertement violé par
le traité de cartel. En se ralliant à cette motion, le parti libéral, qui a la
minorité dans la deuxième chambre, dégagera la Prusse d'une solidarité
odieuse, et détournera d'elle la menace de périlleuses complications.
B. FORCADE.
Il FOitll ET LIS POtTIS IH 18(}.
n y a plus de vingt-cinq ans, ici même, un critique déplorait la stérile
abondance de la poésie médiocre, ou, si l'on veut, de la pelile poésie : la
seconde épithète est plus courtoise que la première. Il constatait que le
pabllc se contentait dès lors de quatre ou cinq poètes d'élite, écartant le
reste avec un impitoyable dédain. Les choses ont peu changé depuis un
quart de siècle. Le nombre des poètes acclamés tout d'abord ne s'est guère
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2&& REYUE DES DEUX MONDES.
accru; ceux que la foule semblait avoir adoptés de préférence ont môme
perdu un peu, si ce n'est beaucoup , de leur prestige. Est-ce l'heure de la
justice qui est arrivée ou celle de Tindifférence? Les uns ont cessé de
vivre, les autres ne donnent plus que de la prose ou de faibles vers; leur
génie est plus loin de nous, et la médiocrité est plus près, comme une ma-
rée montante qui menace de tout recouvrir. Les reproches de la critique
d'alors passeraient au-dessus de la tête des rimeurs actuels. Aujourd'hui
le mauvais et l'absurde le cèdent encore à l'insignifiance des élucubratîons
poétiques.
Mais il faut laisser le dédain absolu aux esprits que n'intéresseront jamais
les destinées de la poésie : si tant d'œuvres avortées nous fatiguent, tâ-
chons du moins d'en faire notre profit par quelque côté. Rien n'abâtardit
les esprits comme le spectacle perpétuel du médiocre. Mieux vaudraient
certes les folles hardiesses d'un autre temps : parfois, au milieu du plus
détestable chaos, perçait un éclair de talent. Le mauvais n'est-il pas d'ail-
leurs, en mainte occasion, l'envers du talent même? Mais quelle triste
chose quand il n'est que la doublure du médiocre! Une telle misère rend
plus rigoureux les devoirs de la critique, chargée de la défense du beau et
du vrai ; c'est là-dessus que nous voudrions arrêter un instant l'attention
du public. Au point où nous sommes parvenus, le médiocre même et le
mauvais peuvent indiquer la voie qu'il faut prendre en montrant celle
qu'il ne faut pas suivre, et leur présence en toute chose, grave symptbme
de la débilité des esprits, réclame un remède énergique.
Plus d'un va répétant que la critique ne sert de rien. C'est là une erreur
étrange. Sans compter que la critique rappelle au souci d'eux-mêmes et du
bon sens les écrivains de mérite égarés, pour peu qu'ils aient de bonne
foi, et encore bien qu'ils refusent d'en convenir, elle instruit le public et
ne fait pas de ce côté une besogne inutile. Lorsque le talent domine, c'est
assez de le discuter et de l'apprécier; lorsqu'il est absent, il importe d'en
provoquer le retour par un appel sévère au goût du public , de ce public
qui est précisément la foule cultivée d'où sortent les écrivains et les poètes.
Si vous êtes juste, et dur au besoin, vous découragerez une partie de ceux
qui ne devraient pas écrire, et quant aux esprits qui ont en eux un germe
de talent, vous les empêcherez de gaspiller ce germe par une indulgence
prématurée pour eux-mêmes; vous leur imposerez, par le fait seul de votre
critique lue, méditée, acceptée bon gré, mal gré ( puisque nous la suppo-
sons équitable), un frein et une discipline.
Mais que, de patience exige cette revue du médiocre! C'est toujours le
même écho de M. de Lamartine, le plus imité et le plus imitable de nos
poètes modernes; c'est toujours la même protestation de modestie, que dé-
ment la publication du livre , et que dément encore l'inévitable exegi mo-
numentum par lequel l'auteur se console à l'avance des attaques de la cri-
tique, insensible aux accens de sa muse. C'est toujours le même certificat
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• REVUE. — CHRONIQUE. 2A6
de talent donné par un poète en renom et la môme invocation des gloires
de la littérature contemporaine, comme si un tel certificat et une telle in-
vocation avaient de quoi suppléer au défaut de souffle et de vigueur. Enfin
c*est toujours la même logomachie et le même thème éternellement re-
battu : CorUemplalion, Ascension vers Dieu, Tristesse d'amour, l'Idéal, la
Chanson de la hrise, etc. Quant aux étoiles, aux fleurs, aux parfums, aux
rayons, aux larmes, à Tinfini, il en est fait dans ces vers un abus eflh>yable.~
La muse d'aujourd'hui (si c'est là une muse) s'en va reprendre, comme une
servîle discoureuse, le langage usé des précédentes années. Quand Rabelais
peignait si plaisamment ces gens qui « de néant faisoient choses grandes,
et grandes choses faisoient à néant retourner,» qui «coupolent le feu avec-
ques on cousteau et puisoient l'eau avecques un rets,» il ne croyait se railler
que des abstracteurs de quintessence philosophique; mais la moqueuse allé-
gorie s'applique fort bien aussi aux poursuivans malheureux de la poésie.
L'un écrit le Poème de la Vie (1), ou ce qu'il juge tel, en quatre épi-
sodes : Eula, Roger, Marguerite, la Voix des Morts, et prévient obligeam-
ment le lecteur de ce qu'il doit trouver dans ces quatre épisodes. Le lec-
teur ne trouve rien qu'une versification vulgaire et une langue à l'avenant,
que nulle idée n'illumine, que nulle vive émotion n'échauffe. Un autre (2),
associé correspondant de l'académie de Clermont, publie un volume d'/5o-
iemens! Ce pluriel barbare annonce un recueil de comédies et de poèmes.
Le théâtre se compose de deux comédies et d'un proverbe où l'auteur ne
badine pas. Quant au style et au goût raffiné de l'écrivain, en voici un
exemple. Une marquise dit élégamment d'un fauteuil où son mari s'asseyait :
De mon défunt époux
Il encadrait, hélas! les momens les plus doux.
^Test-ce point le cas de dire avec Cathos, dans les Précieuses ridicules :
c Ah! mon Dieu, voilà qui est poussé dans le dernier galant? » Évidemment
la poésie n'est pas le fait de l'auteur. Que n'use-t-il de la prose? Le com-
pliment de M. Jourdain n'était pas rimé.
L'auteur des Rêves poétiques (3) s'est aussi trop pressé d'acheter
La triste expérience
Sons les feux dévorans de la publicité.
11 se félicite un peu tôt de la liberté grande et de la bonhomie du public.
Quelle nécessité le pressé, s'il fait des vers depuis qu'il est né (il l'avoue),
de « fouiller ce tas poudreux » pour nous <r chercher quelque chose? » Après
(1) Roger f poème de la vie, par le marquis de Valori. — Dentu, 1863.
(2) Isolemens, comédies et poèmes, par M. Louis Chalmeton. — Taride, 1863.
(2) Rêves poétiques, par M. Alfred de HontvaîUant. — Dentu, 1863.
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2A6 REFUS DES DEUX MONDES.
avoir prié le public de ne pas siffler encore^ il s'enhardit et invite le lec-
teur à le venir voir sous sa treille :
Et ta main de lauriers ceindra mon front vainqueur.
Nous ne prétendons pas troubler le contentement de Tauteur, ni lui inter-
dire de chanter cacalaca avec le coq, dont le cri n'est décidément plus
cocorico t II ne faut pas contrarier les gens pour si peu ; mais à quoi bon se
montrer en public pour célébrer d'une façon banale des poètes mille fois
applaudis? A quoi bon appeler M. de Lamartine un cygne
Dont Tadmiration poursuit la trace d'or?
Est-il urgent d'exalter M. Victor Hugo chaque fois qu'il êougera dans sa
trompe sonore? La trompe d'ailleurs n'est pas un instrument heureux.
L'auteur parait l'aimer à l'excès; mais pourquoi le prêter si libéralement
aux autres? M. Victor Hugo, qui en gratifie le vent de la mer, ne voudrait
peut-être pas en agréer l'hommage pour lui-même.
Un versificateur des colonies (1) entre fièFcment en lice de la sorte : « Ce
volume a une physionomie particulière; il peint un ciel, un climiat, des
mœurs, qui forment un contraste frappant avec le ciel, le climat, les mœurs
de la vieille Europe. Cette circonstance doit en faire l'originalité, si l'exé-
cution répond au sujet lui-même, » Malheureusement, pour être né aux
Antilles, pour avoir rêvé sous des bananiers ou des cocotiers, au lieu de
rêver sous des hêtres ou des sapins, et pour avoir vu mûrir le fruit du
manguier et s'étendre les champs de cannes a au sein des campagnes de
la Guadeloupe, » l'auteur ne possède pas l'art de répandre sur les choses
qu'il décrit « une vraie couleur locale. » Ces Fleurs des Antilles n'ont ni
plus ni moins de parfum que les fleurs étiolées d'Europe dont nous par-
lions tout à l'heure; quelques noms exotiques font tous les frais de cette
poésie, alimentée par les lieux communs de la poésie la plus ordinaire.
L'auteur chante le Tropique du même ton qu'il dirait, s'il avait écrit les
Isolemens :
Prends ta mante,
Ma charmante, etc.
Les vers qui doivent nous peindre « les mœurs de la race noire » n'ont
guère plus de couleur ni d'accent. On ne trouve rien dans les Congés; le
Vieux nègre est une espèce de complainte dolente, la Vieille négresse et
le Bamboula offrent quelques vers meilleurs : mais la principale qualité du
volume, c'est d'être mince.
Tel n'est pas le mérite d'un livre prosaïque, imprimé très fin et compre-
nant un poème en trois chants compactes, Valdésie (2), épopée moderne
(i) Flêurs des AwtUlês, par M. Octave Giraud. — Dentu, 1862.
(2) Vaidésie, poème, par M. A. Moston. — Hachette, 1863.
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REVUE. — CHRONIQUE. 247
OÙ rexpulsion des Vaudois au xvii* siècle par la maisoD de Savoie, leurs
aimées d^exil et leur rentrée au pays natal, en 1689, devaient être célébrées
tout au long; mais, trente chants n'ayant point suffi au fils des Vaudois pour
toutes ces péripéties, il s*est contenté d'achever la première partie, qui ra-
conte «r la guerre d'expulsion, » et de résumer le reste « dans un court épi-
logue. » Et voilà comment ce poème a été limité aux proportions dans les-
quelles il paraît aujourd'hui ! L'auteur est venu prouver une fois de plus
que ce n'est pas assez des intentions les plus honnêtes pour mériter le
titre de poète. Assurément l'histoire des Vaudois est émouvante ; mais la
moindre page de vérité nue ferait bien mieux notre affaire que les trente
chants d'un poème dont \e style confus et embarrassé n'est même pas
toijours exempt de fautes de langue et de grammaire: témoin ce vers :
Pourquoi trembler Thiver dans la saison des fleurs?
Trembler est mis là pour craindre, appréhender. Et plus bas il est dît:
Les troupeaux que Ton garde en ces lointains parages
Hésitent d^avancer,..
Montons d'un degré au-dessus de ces rimeurs empêchés dans leurs pro-
pres pièges. H. Van Hasselt n'est pas un versificateur novice, et il nous
présente solennellement des poèmes, des paraboles et des odes (1) qui ont
l'ambition de régenter le monde par les vérités qu'ils révèlent. M. Van
Hasselt embrasse dans un langage symbolique les destinées de l'humanité.
C'est un penseur, que dis-je? c'est un prophète I Et malheur aux traînards
qui signalent en lui des tendances mystiques! D les terrasse du regard, il
repousse avec force ces « frelons jaloux, » ces a vils buissons » ou, si vous
le préférez, ces « typhons » en révolte qui osent faire obstacle aux volontés
du génie! Malgré les Études rhythmiques dont le recueil termine le vo-
lume, et qui auraient dû introduire la variété dans l'œuvre de l'auteur,
fl garde par -dessus tout le culte de l'alexandrhi inflexible. En outre, ni
dans V Établissement des Chemins de fer, ni dans la Mission de V Artiste,
ni dans le But de l'Art, ni ailleurs on ne découvre trace d'originalité. Quel-
ques vers élégans dans le Poème des Roses, quelques beaux vers dans les
Quatre Incarnations du Christ, où l'on entend les voix du monde romain,
quelques petites pièces d'un rhythme gracieux, voilà tout ce qu'on peut
remarquer dans ce volume. Le Ruisseau dans les montagnes n'est qu'une
fkble de La Fontaine, la Rivière et le Torrent, déguisée en parabole. Dans
le poème des Quatre Incarnations, l'auteur abuse des personnifications de
la nature inanimée. 11 est en cela de l'école de M. de Laprade, qui anime
un peu trop volontiers les glaciers, les lacs, les sapins et les vieilles ar-
(1) Foèmes, Paraboles, Odes et Études rhythmiques, par M. Adrien Van Hasselt. —
Paris, Gouhaad, 1862.
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2&8 RETUE DES DEUX MONDES.
mures. H. Van Uasselt évoque successivement et fait pafler Vétoile de
Bethléem, les temples païens, Végli^e future, un rocher de Syène, un marais,
la harpe de David, V avenir, le Golgotha, les coteaux d'Engaddi, V éponge
du Calvaire; j^en passe la moitié. Voilà de singuliers personnages! Les poé-
sies de Fauteur dénotent un vif désir d'omnipotence littéraire ; mais tout
en lui est artificiel, et c'est pourquoi il n'embrasse que de p&les effigies,
privées de sang, de couleur et de mouvement. Retenu par le poids des vé-
rités qu'il porte, M. Van Hasselt ne saurait ni courir ni marcher, et reste
majestueusement en place. II voudrait cependant avoir cr le pied familier
avec l'inaccessible, » ce qui ne laisse pas d'être malaisé; mais rien ne
coûte à qui rêve. Seulement, pour faire entendre
aux foules amassées
La langue des grands cœurs et des m&les pensées,
il faut d'abord avoir des pensées et une langue intelligibles, une sensibilité
qui émeuve les cœurs; il faut écarter le voile des légendes , au lieu de l'é-
paissir. On acquiert ainsi quelque droit aux sympathies de la foule, on
gagne en chaleur et en force tout ce qu'on perd en gravité de commande.
Continuons courageusement la tâche commencée. Les Légendes dorées (i)
de M. Charles Fournel empruntent leur titre au recueil fameux de Jacques
de Voragine, bien que M. Fournel prenne de toutes mains les légendes qu'il
rime. Si celle de Saint Christophe par exemple est donnée par Jacques de
Voragine, celle de l'Homme et la Mort est prise dans la Bibliothèque bleue,
et n'est qu'une version de l'histoire du Bonhomme Misère, bien plus inté-
ressante sous la forme traditionnelle que dans les vers de l'auteur, où
l'on reconnaît l'influence du conte napolitain recueilli par M. Prosper
Mérimée dans Federigo, La légende du Moine et de l'Oiseau céleste est ex-
traite d'un sermon de Maurice de Sully, évêque de Paris au xii* siècle, et
M. L. Moland cite le texte môme dans le livre des Origines littéraires de la
France, M. Fournel aurait pu indiquer ces sources diverses dans un court
appendice; le volume y eût gagné d'être plus complet et plus curieux. Plu-
sieurs de ces légendes rimées renferment de jolis vers et des tableaux em-
preints de la couleur chrétienne des vieux temps. Pourtant l'archs^sme de
M. Fournel n'est pas toujours acceptable. « Ces emprunts au langage du
passé, dit-il, ne sauraient m'être reprochés; nous avons le droit de pui-
ser au trésor que nous ont laissé nos pères... Les fables et les diverses
poésies du plus charmant auteur du temps de Louis XIV ne contien-
nent que très peu de vers écrits dans la langue de Boileau et de Ra-
cine : c'est un illustre exemple. » Rien de plus vrai ; mais un tout petit
point décide l'usage ou l'abus : La Fontaine est un grand artiste, et tel n'est
point le cas tle M. Fournel. Il manie mal le vers libre, si léger aux mains
(1) Légendes dorées, par M. Charles Fournel. — Durand et Âubry, 1862.
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REVUE. — CHRONIQUE. 249
de nos conteurs. Il le laisse aller au hasard, et nous lui reprocherons encore
d^être prolixe et terne où 11 faudrait être vif, enjoué, tout au moins facile,
ce qui ne veut pas dire incorrect. Un écrivain soucieux de la langue ne dira
jamais, sous prétexte de style familier :
.... L'hôtellerie
Était bien humble et dépéri».
Reproduire jusqu'aux gaucheries gothiques des œuvres du moyen âge,
c*est un peu trop d'exactitude dans rimitation.
Essayons d'un autre volume. M"* Penquer, l'auteur des Chants du Foyer (1),
est une Bretonne; mais elle ne s'inspire pas de Brizeux, tant s'en faut. C'est
M. de Lamartine qu'elle adopte pour dieu et qui lui témoigne le désir « de
voir de si beaux sentimens reproduits, non-seulement pour lui, mais pour
la poésie et pour la France. » La poésie et la France doivent-elles des ac-
tions de grâces à M<"' Penquer? Franchement il nous paraît que non. Bien
que M. de Lamartine lui ait dit (ne s'exagère-t-elle pas les choses?) :
.... Madame, il faut ouvrir votre aile!
L'avenir vous prépare une page immortelle!
nous doutons de cette aile et de cette page; nous aurions cependant
prêté Toreille aux humbles prémisses de M"« Penquer, si elle n'avouait
dans une post-face, qui n'est pas humble, que ce « faible embryon » vou-
drait « cueillir des lauriers; » si, en le nommant un « pauvre mendiant» et
un «petit aveugle-né, » elle ne le nommait aussi un aiglon; si elle ne le
léguail enâo (sans se mettre en peine d'accorder toutes ces métaphores) :
A ceux qui marchent sur la terre,
A ceux qui planent dans Tazur.
Nous ignorons ce que peuvent en penser les élus qui planent dans l'azur;
pour nous qui marchons sur la terre, nous n'acceptons le legs de cet aiglon
que sous bénéfice d'inventaire. A parler net. M"* Penquer, dont le vers est
harmonieux et souvent bien venu, en eût tiré un tout autre parti, si elle se
tût rendue l'interprète des beautés poétiques de la Bretagne, qu'elle ap-
pelle « ma triste Bretagne. » Le meilleur de ce qu'elle offre au public est
dans trois ou quatre pièces qui ont un peu de la saveur du pays, comme
Kérouartz, l'Ange du château de Penmarch, la Ferme, l'Aven; mais l'auteur
reflète plutôt d'habitude la phraséologie des Harmonies et de Jocelyn qu'il
n^exhale des sentimens bien personnels. On s'aperçoit que la fluidité de
cette poésie ne laisse rien après elle. Gomment tout ce qui entourait l'au-
teur, tout ce qu'on cherche si loin et qui est si près quelquefois, comment
Toriginalité, absente des nuages, des étoiles et de l'immensité, présente
(f) Chamit du Foyer, par M»* Augnste Penquer. — Didier, 1862 (seconde édition).
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250 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le pays natal, dans la race, dans le foyer aimé, ne semble-t-elle pas
ravoir frappée? C'est que M"* Penquer s'est nourrie de mots avant d'avoir
vécu et pensé :
A Tàge où les enfans mandiBsent les études,
A rage où le cœur dort, où l'esprit se mutine,
Moi, je savais d^jà des vers de Lamartine.
De là ce besoin de rimer sans cesse, en s'abandonnant aux caprices d'une
imitation qui s'ignore; de là une poésie aisée et molle, que nulle saine dis-
cipline ne contient. Le vrai poète, dit l'auteur naïvement,
C'est celui dont le vers est libre, audacieux,
Sans effort et sans frein, sans travail, sans rature,
l|iue Penquer n'imagine pas un moment les difficultés que l'artiste doit
vaincre pour émanciper le poète. Elle est punie pour avoir pris trop à la
lettre ce précepte qu'elle émet quelque part :
Tous les Jours tu liras des vers de Lamartine. '
Elle eût rencontré mieux et trouvé plus de vers dignes d'être retenus, si
elle fût restée fidèle aux sentimens exprimés dans ce passage :
O vallon de TAven, où le mûrier sauvage
S'enlace au jonc noueux qui croit sur le rivage!
O sentiers ombragés! ô rochers! 6 menhirs!
Je vous dédie ici mes meilleurs souvenirs!
Nous en étions là de nos lectures, cherchant quelque brin de fraîche poé-
sie et n'apercevant guère que des fleurs fanées, lorsqu'un petit volume
de modeste apparence est tombé sous nos yeux. Le Roman de la vingtième
année (i) est un recueil d'une soixantaine de pages, ne contenant que de
courtes pièces de vers; mais l'auteur, M. Francis Pittié, est dans ce peu de
rimes plus réellement poète que tous les rimeurs dont nous avons cité les
essais. Il est vrai que la moitié peut-être du recueil se compose de tra-
ductions ou d'imitations des poètes étrangers, des poètes allemands sur-
tout : Louis Uhland et Henri Heine ont bien inspiré le jeune poète. Là aussi
brillent les noms de Goethe, de Rûckert, de Petoefi, d'OEhlenschlaeger et
de Miçkiewicz. Il serait curieux de comparer l'imitation d'une poésie de
Burnsy Nannie, donnée par M. Pittié, avec l'imitation du même morceau
par M. Leconte de Lisle. LHUttsion déçue, traduite bien des fois, rappelle
la charmante version d'Alfred de Musset, le Rideau de ma voisine. C'est
une tendance caractéristique de notre temps que ce besoin de traduire.
(1) Le Roman de la vingtième année, suivi de Notes poétiques (1851-1855), par M. Fran-
cis Pittié. — Claude Vanier, 1802.
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REYUE* — CHRONIQUE. 251
Jes pensées et les émotions d'autrui, et c'est une tendance qui date de peu
d^années. A mesure que la sève nationale s*est retirée, on s'est de plus en
plus rattaché aux productions du dehors, quand on ne copiait pas servi-
lement les poètes français de quelque valeur, ou quand on ne s'avisait pas
de suppléa à la poésie par les artifices d'un archaïsme infécond. La tâche
du traducteur était et est restée utile; mieux vaut, si l'on ne crée, popu-
lariser les créations d'autrui que s'user en redites vulgaires. Le bagage de
M. Pittié, pris en bloc, est peu considérable; il l'est moins encore, si on le
réduit aux poésies purement personnelles. Pourtant nous en dirons quel*
qaes mots. Aujourd'hui la voix du poète est faible, mais elle est douce et
pure, elle n'est pas celle du voisin : c'est quelque chose, en un temps d'ef-
facement ou de grossières excentricités, qu'un accent distinct. Bien qu'il
traduise les poètes du Nord, l'auteur n'est pas Allemand de langage. Il aime
Brizeux et lui emprunte l'épigraphe de ce recueil; comme lui, il chante
une Marie qui lui tient lieu de muse. Voici quelques vers de M. Pittié :
Je sais un chemin crenx où le lierre, qui grimpe,
An col des grands tilleols s^enlace en verte guimpe :
Réduit impénétrable au passant affairé,
Cadre fait tout exprès pour ton front adoré.
Comme un grand éventail qu'on remûrait à peine,
La brise parfumée y retient son haleine;
La mésange au front noir, le merle et les pinsons,
0e rameaux en rameaux, égrènent leurs chansons,
11 manque au poète novice plus de force et plus d'art, mais il donne la
note juste, c Je suis moins un poète, je le sais, dit -il, qu'un homme ar-
demment et sincèrement épris de tout ce qui est délicat et pur, grand et
noble. » Cette réserve est de meilleur augure pour l'avenir poétique de
Tauteur que Forgueil anticipé de la plupart des rimeurs qui débutent.
Qu'il se défie toutefois de l'attrait des vers faciles, qu'il se fortifie par l'é-
tude des maîtres, et, plus jaloux de l'art que des chimères d'une imagina-
tion nuageuse, qu'il préfère le moindre sentier fleuri et connu de lui aux
courses eCRrénées par monts et par vaux, entre ciel et terre, courses dont
Fesprit se lasse, qui laissent le cœur froid, et sont de nul profit tant pour
la recherche du beau que pour celle du vrai.
Somme toute, le trésor de la muse contemporaine est pauvre. Quelques
heureiix emprunts faits aux génies étrangers ne régénèrent en rien le prin-
cipe même de notre poésie; le retour vers les âges lointains est tout aussi
indifférent à ses destinées futures. De fait, point de puissance nouvelle qui
s*atteste par des œuvres. Où est l'accent profondément ému? où est de nos
jours Fftme de la poésie? La critique attend la renaissance d'un art qui,
après un éclat extraordinaire, ne donne plus signe de vie; elle ne souhaite
rien tant que de pouvoir en présager le retour. Les chercheurs d'a6tme<
et de rimes sonores bataillent volontiers contre la critique, interprète en
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252 RETUE DES DEUX MONDES.
dernière analyse du sentiment public. Us se plaignent qu*on rebute leur
poésie. Eh! non, vraiment; ils se méprennent à plaisir : c'est le manque de
poésie qu'on déplore dans leurs œuvres, et c'est pourquoi la critique les
renvoie si peu satisfaits, quand d'aventure elle parle d'eux.
Le vrai poète n'entre pas dans le monde comme un conquérant d'opéra-
comique, ni comme un géant des contes de fées, voulant tout escalader et
croyant tout dominer d'un mot. Il ne procède pas au moyen de formules
sibyllines. Il est ému avant tout, hésitant et timide, même lorsque le talent
reconnu doit lui donner plus tard l'assurance et l'audace. Il sait bien que,
pour chanter l'homme et la nature, il faut les comprendre, ce qui demande
quelques réflexions. Au lieu de franchir les Alpes d'une enjambée et de
vouloir prendre la mer dans une coquille, comme l'enfant de la légende, il
s'arrête pensif en face de tant de choses qui l'attirent, le saisissent et lui
Imposent réellement; mais il n'aflfecte pas de voir en tout des symboles,
des mystères fantastiques, de causer avec l'infini, d'aller à cheval sur un
rayon de soleil, ni de prendre les étoiles à la pipée. On dirait que l'ode et
l'élégie peuvent seules répondre aux aspirations grandioses de nos poètes.
Quand ils ne pleurent pas de gaîté de cœur ou quand ils ne déclament pas,
ils se croient déchus de leurs privilèges de noblesse. Si l'épopée ne con-
vient qu'aux jeunes races, n'est-il plus de forces vives pour le drame, plus
de verve joyeuse pour la comédie, plus de verve caustique pour la satire?
Avons-nous su enfin tirer parti de la poésie intime , que des maladroits ou
des niais ont faussée? Quand donc chantera-t-on les afifections de la fa-
mille, les sentimens de l'homme qui lutte contre les nécessités réelles de
la vie? Quand chantera-t-on aussi la tâche du citoyen en dehors de la
guerre, et quand renouvellera-t-on cette alliance de l'art avec la science
de la nature inaugurée par Lucrèce? Mais., pour entreprendre quelque
œuvre de ce genre, il faut commencer par apprendre la vie ou la science ,
et l'on veut, pour être poète, se passer de tout apprentissage. De là vient
que le mérite est rare, la prétention universelle, et que, poussé par cette
impuissance vaniteuse, on va chercher en songe (ce qui est commode) la
poésie au-delà des monts, en Orient, dans le ciel, aux antipodes, avant de
l'avoir saisie et pénétrée dans le coin de pays que l'on habite, dans les
choses familières dont on est enveloppé, comme on veut aussi rêver de la
grande humanité en dédaignant la petite, qui peuple la patrie, la province
et le canton où l'on vit. Folie et chimère l C'est la prétention qui, plus que
tout, empêche la poésie d'éclore, quand celle-ci existe en germe; c'est elle
encore qui provoque aux essais malheureux les imaginations faites pour la
prose et le travail commun. Quand on sentira davantage en toute chose la
poésie qui s'en exhale, on aura plus de sévérité pour ceux qui l'exprime-
ront mal ou faiblement; on aimera davantage ceux qui l'exprimeront avec
un accent ému, et ce sera là le remède au débordement de vers médiocres
et à rindifiTérence en matière de poésie qui nous désolent aujourd'hui.
FEUX FKARK.
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BSrUE. — GHBONIQUE. 253
ESSAIS ET NOTICES.
'9 par M. Aagusta Trognon (I).
L'aateor de ce livre rappelle, au début de sa préface, qu*il a publié, il y
a environ quarante ans, des travaux d'histoire. On ne Ta pas tant oublié
qu'il le suppose ; on se souvient que M. Auguste Trognon faisait partie de
cette élite de jeunes gens qui s'élançaient alors avec tant d'ardeur dans
tontes les routes ouvertes à Factivité de l'esprit. Jamais génération n'en-
treprit de plus grandes choses et n'eut tant d'espérance de les voir s'accom-
plir. Sans parler de la liberté politique, qu'on pensait bien avoir conquise
pour toujours, on voulait d'un coup créer une philosophie nouvelle, ra-
jeunir la poésie, renouveler l'histoire. De toutes ces entreprises si hardi-
ment tentées, plusieurs ont, hélas! tout à fait échoué, d'autres n'ont qu'à
moitié réussi; mais il en est une au moins dont le succès a été complet.
Nous avons changé la façon de comprendre et d'écrire l'histoire. Retrempée
à rétude des sources, l'histoire y a puisé une intelligence plus vraie du
passé, elle y est devenue plus originale et plus vivante, et l'on peut affir-
mer que cette grande réforme sera, aux yeux de la postérité, le plus beau
titre de gloire de notre littérature.
M. Trognon, dans ce travail, avait été l'un des ouvriers de la première
heure. Détourné par des fonctions délicates, et qui réclamaient tout son
temps, il revient, après plus de trente ans, à ces études de sa jeunesse, et
donne au public les deux premiers volumes d'une histoire de France. Ce
n'est point une œuvre d'érudition, elle n'a pas la prétention d'être savante,
elle n'aflTecte pas des airs de nouveauté. M. Trognon avoue franchement
qu'il a profité des travaux des autres, quand il les a trouvés bons. Il a lu
MM. Guizot, Michelet; il a pris son bien chez eux sans scrupule. Le seul
mérite qu'il s'attribue, c'est d'avoir résumé tous leurs travaux, et de les
présenter réunis dans un cadre restreint. Ce n'était pas une petite alTaire.
Depuis que l'histoire est en faveur, l'activité des érudits s'est portée vers
elle; chaque époque a été étudiée avec soin, et il n'est pas un fait de quel-
q*î importance qui n'ait été l'objet de savantes recherches. Aussi peut-on
dire qae, pour ceux qu'attire principalement l'histoire générale, la route
est encombrée de matériaux de tout genre. L'esprit risque de se perdre
ao milieu de cette abondance, et réclame quelques travaux d'ensemble qui
l'aident à s'y reconnaître. C'est une œuvre de cet ordre que M. Trognon a
voulu écrire. Il a borné ses prétentions à être utile, et il n'est pas douteux
qu'il n'y ait réussi.
(1) S vol. in^; Paris, Hachette.
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25& REVUE DES DEUX MONDES.
Le sujet d^abord y est bien circonscrit, et l^ouvrage ne remonte pas trop
haut. G*est un grand mérite, aujourd'hui surtout, car il y a des écrivains
qui ont tellement la manie d'être complets que, lorsqu'ils veulent faire
l'histoire d'un pays, ils parlent d'abord de sa formation géologique, et re-
montent plus haut que la création de l'homme. C'est une grâce qu'ils nous
font que de vouloir bien descendre au déluge. Pour M. Trognon, l'histoire
de France ne commence qu'avec l'arrivée des Francs. Après quelques pa^es
très fermement écrites sur les transformations du régime municipal en
Gaule à cette époque et les conséquences de l'établissement du christia-
nisme, M. Trognon se jette résolument dans le tumulte des invasions et au
milieu de cette mêlée confuse d'événemens sans importance qui composent
l'histoire des fils de Glovis. Cette partie est très sagement traitée, et les faits
y sont racontés avec toute la netteté que le sujet comporte. Ce n'est pas
sa faute, si elle n'est pas plus intéressante, et il faut s'en prendre à l'époque
même plus qu'à celui qui la raconte. Si Augustin Thierry est parvenu à
faire lire avec tant d'agrément ses récits des temps mérovingiens, c'e^t
que, par la facilité du plan qu'il s'était tracé, il pouvait ne prendre que
quelques épisodes de cette histoire, choisir ceux qui lui semblaient pou-
voir intéresser le public, et surtout les raconter en détail, car ce sont les
détails qui donnent la vie à un récit. Mais quand on n'écrit qu'un résumé et
qu'on est forcé de s'en tenir aux choses importantes, quand, par la loi
même de son ouvrage, on s'impose le devoir de renoncer à mentionner ces
petits faits qui peignent les hommes et les époques, il faut bien s'attendre
à une peinture moins vivante, à un ouvrage moins attrayant. Est-il pos-
sible d'ailleurs de prendre un intérêt bien vif à des temps si peu sembla-
bles aux nôtres, et quelle sympathie peut nous attacher à des personnages
qui n'ont rien de nos passions ni de nos mœurs? Ce passé de la France
n'appartient pas à la France même ; toute cette barbarie nous est étran- -
gère, et il ne nous semble pas qu'aucun des élémens qui constituent notre
société soit venu de là.
La France d'aujourd'hui ne commence véritablement qu'avec la langue
française, c'est-à-dire vers le xi* siècle, à l'avènement de la troisième race.
Dès ce moment, nous nous reconnaissons dans le passé, et nous démêlons
dans les personnages qui occupent la scène les traits de notre caractère
national. Cependant entre eux et nous il y a encore de grandes différences.
Notre société est sortie de celle du moyen âge, mais en la reniant; les croi-
sades et la chevalerie sont assurément de belles choses, mais ce sont des
choses bien mortes. M. Trognon n'essaie pas de les ressusciter; il n'a pas
pour le moyen âge cette passion aveugle qu'on a quelquefois essayé de
nous inspirer, et qui. Dieu merci, passe de mode. Il n'en dissimule pas les
côtés faibles en même temps qu'il en dépeint avec plaisir les beaux mo-
mens. Un de ses récits les plus agréables à lire est celui du règne de saint
Louis. On voit que cette douce et sereine figure lui plaît, et qu'il veut la
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REFUE. — CHRONIQUE. 555
faire aimer. Il n'a pas de peine à y réussir, car, en dépit des siècles, saint
Louis est encore un des souvenirs les plus populaires de notre histoire, et
il n'y a pas de saint que nous tenions pour saint plus volontiers, sans avoir
besoin pour cela de recourir à la volumineuse procédure qu'on mit douze
ans à instruire avant de le canoniser.
Toutefois l'intérêt véritable de l'bistoire de France commence pour nous
quand se montrent les élémens dont est formée la France d'aujourd'hui,
c'est-à-dire la bourgeoisie, avec les communes, le peuple, pendant la guerre
de cent ans. M. Trognon a raconté cette dernière époque avec une émotion
bien naturelle, et il fait parfaitement voir d'où vint en ce triste moment le
salut de la France. Tandis que beaucoup de grands seigneurs transportaient
assez facilement leur hommage du roi de France au roi d'Angleterre, la
bourgeoisie et le peuple ne se résignaient pas à la domination des Anglais.
Cest en vain que le duc de Bedford voulait distraire Paris de ses regrets
par l'éclat de ces fêtes auxquelles prenaient part, sans trop de scrupules,
le duc de Bourgogne avec ses barons et toute la fleur de la chevalerie ; le
peuple se tenait en dehors de ces fêtes de l'étranger, et, comme il ne lui
était pas permis de se plaindre ouvertement, il exprimait à sa façon sa
tristesse. « Les chroniques contemporaines, dit M. Trognon, nous appren-
nent ce qui alors même (août iU^U) tenait attentif et ému le peuple de la
capitale : c'était le spectacle lugubre de la dame macabre qui venait d'être
importé des bords du Rhin. Pendant plus de six mois, une foule immense
ne cessa de se porter sous les charniers du cimetière des Innocens pour
voir la Mort, sous la figure hideuse d'un squelette entraînant dans le mou-
vement d'une ronde infernale les rois, les empereurs et les papes pêle-mêle
avec les créatures les plus abjectes et les plus méprisables. Cette représen-
tation horrible, mais saisissante, de l'égalité humaine devant la mort sem-
blait être une consolation oflferte aux souffrances inouies de l'époque; il
n'y avait qu'un aussi sombre divertissement qui convînt à d'aussi cruelles
misères. » Parmi ces misères, il n'y en avait pas qui parût plus lourde à ce
peuple et qui lui pesât plus que d'être asservi à l'étranger. M. Michelet a
fait remarquer que cette expression « un bon Français » date du xiv« siècle :
le mot et la chose sont du même temps. C'est par une explosion de patrio-
tisme populaire que la France alors a été sauvée. Tandis que la bourgeoisie
faisait bravement son devoir à la cour du pauvre roi de Bourges à côté des
seigneurs restés fidèles, que Jacques Cœur, le premier en date des ban-
quiers p&triotes, prodiguait son argent, que Bureau armait sa redoutable
artillerie, que la population des villes s'illustrait par sa résistance héroïque
à Orléans, le peuple des campagnes envoyait Jeanne d'Arc au secours de la
France.
On doit un peu s'étonner qu'après avoir dépeint avec tant de sympathie
ce grand mouvement populaire, M. Trognon se soit montré si dur pour
I^uis XI. t C'était, dit-il, un de ces tyrans qui mettent une très grande
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256 BEVUE DES DEUX MONDES.
habileté à mal régner. » Je ne sais pas si, après avoir lu son histoire dans
le livre même de M. Trognon, on sera disposé à se montrer aussi sévère
pour lui. Au moins lui saura-t-on gré d*avoîr rompu si franchement avec
le passé et d'avoir aidé le moy.en âge à înourir dans la personne de Charles
le Téméraire, qui en était le dernier représentant. M. Trognon raconte de
lui, au début de son règne, une aventure fort plaisante et qui ne serait pas
déplacée dans le roman de Cervantes. C'était à Tépoque où le duc de Bour-
gogne, qui était venu conduire Louis XI à Paris, cherchait par son faste à
éclipser son suzerain et conviait à des joutes et à des tournois les plus
brillans chevaliers du royaume. Louis XI se tenait à Técart de ces fêtes; il
n'y prit part qu'une fois et d'une façon très singulière : il se fit amener un
homme d'armes sans nom, mais jouteur d'une force et d'une adresse sans
pareilles dans les exercices de chevalerie; après l'avoir à ses frais bizarre-
ment équipé et bien payé, il se donna le plaisir de le voir, d'une fenêtre
derrière laquelle il était caché, désarçonner et renverser par terre, les uns
après les autres, les plus hauts seigneurs de la cour de Bourgogne, à qui
avait appartenu jusque-là l'honneur de la journée. Dans cet étrange diver-
tissement, Louis XI se montrait déjà tout entier. Il détestait la noblesse,
qui lui contestait son pouvoir, se moquait de ses habitudes et de ses plai-
sirs, et 11 s'amusait à l'humilier en attendant qu'il pût l'abattre. Sans doute
Louis XI n'est pas un roi chevalier, mais il ne me semble pas que^ce soit à
nous de lui en vouloir. Qu'à la cour de Bourgogne on se moquât de lui
parce qu'il était vêtu d'un court habit et d'un vieux pourpoint de futaine
grise, parce qu'il s'asseyait sans façpn à la table de l'élu Denis Hasselin, son
compère, et se rendait avec le peuple à la messe ou aux vêpres à Notre-
Dame, parce qu'enfin, dégoûté de prendre pour ministres ces grands sei-
gneurs qui avaient tant de fois trahi son père, il admettait à sa confiance
des médecins et des barbiers, tous ces reproches ne sont pas de nature à
lui faire beaucoup de tort parmi nous. En somme, ce roi des petites gens,
ce grand et dur justicier qui laissa la France plus forte et plus unie, ouvre
convenablement chez nous l'époque moderne.
C'est avec le règne de Louis XI que s'arrêtent les premiers volumes de
cette histoire. 11 faut espérer que les suivans ne se feront pas attendre, et
que l'auteur conduira bientôt jusqu'au bout une œuvre sérieuse qui, sans
aflicher de prétentions, pourra rendre beaucoup de services. g. b.
y. DE Mars.
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UN ESSAI
DE LIBÉRALISME RUSSE
EN POLOGNE
AUSXAHDBB I«^ ET LE PRINCE ADAM CZABTOETSKI.
Otnt^ftmdamte pœrtîeuUère de l'emperevar Alexandre et du prince Adam CxorforyfH (1).
(Test dans les scènes émouvantes d'une insurrection nationale
que s'est relevé aujourd'hui le problème des destinées de la Po-
logne, comme il était hier dans le travail mystérieux d'un peuple se
reprenant obscurément à la vie, comme il est toujours apparu de-
puis un siècle à travers tous les ébranlemens européens, variant
Avec les circonstances, changeant de forme sans changer de nature.
Certes ces destinées encore si incertaines se sont jouées dans bien
des épisodes dont l'explosion actuelle n'est que le sanglant couron-
nement. Elles ont passé déjà par bien des phases de guerre, de di-
plomatie, d'agitations pacifiques, de complots, par bien des crises
morales et politiques. Elles ont été l'incessante et virile obsession
de bien des esprits occupés à chercher une patrie par des voies diffé-
rentes, les uns par l'épée et les désespoirs héroïques, d'autres par
les transactions, par la toute-puissance de la raison et de la justice,
— ceux-ci dévorés du feu de l'action, ne comptant que sur un effort
(1) Cette correspondance Jasqu'ici inédite doit paraître sons peu*
U.T. — 15 MAI. 11
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258 RÉYUE DES DEUX MONDES.
prodigieux et rompant avec toutes les considérations de politique
régulière, ceux-là s' adressant à l'Europe, s' efforçant de réveiller le
sentiment souverain d'un intérêt universel, bien souvent déçus, ja-
mais désespérés et toujours prêts à reprendre cette grande négo-
ciation de la renaissance de leur pays. Tout a été essayé, rien n'a
réussi, et le vieux problème n'a cessé de subsister, de grandir, de
se dégager de toutes les expériences avec une netteté plus redou-
table, retrouvant périodiquement à leur poste ceux qui n'ont cru
qu'à l'action et ceux qui ont cru à la diplomatie, aux influences
morales, — les uns et les autres finissant par se rejoindre dans la
même pensée et plaçant leur foi, leur constance au-dessus des re-
vers du moment.
Un jour, vers la fin de la dernière guerre d'Orient, un homme
demeuré jusqu'au bout le type respecté et pur de cette infatigable
diplomatie nationale de la Pologne était au travail dès le matin et
préparait une défense nouvelle des droits de son pays, lorsqu'un de
ses compatriotes venait frapper chez lui en lui disant : « N'enten-
dez-vous pas ? c'est le canon qui annonce la paix 1 » Le vieux patri-
cien s'arrêtait un instant affaissé, attristé et secouant sa tête pleine
de souvenirs, puis il se remettait à l'œuvre. « A quoi bon continuer?
reprenait-on. Il n'y a plus rien à espérer pour nous aujourd'hui. —
Ah! n'importe, répondait-U, il faut continuer, cela pourra servir
une autre fois... » Celui qui parlait ainsi, et qui, âgé de près de
quatre-vingt-dix ans, élevait encore sa foi au-dessus d'une décep-
tion nouvelle, ne croyait plus visiblement aux transactions; il ne
voyait de chances que dans une lutte où l'Europe aurait le droit
d'exiger comme rançon de sécurité publique la réparation d'une
grande injustice; il en était venu, comme tous les Polonais, à la plus
incurable méfiance à l'égard de la politique russe. Et pourtant c'é-
tait l'homme qui dans sa jeunesse avait personnifié l'idée d'une
conciliation entre une Pologne renaissante et la Russie sous un même
sceptre; bien mieux, il avait trouvé pour complice un prince jeune
comme lui, qui allait être un des plus puissans souverains, l'anta-
goniste heureux de Napoléon lui-même. C'était l'homme qui avait été
l'ami, le confident, le coopérateur préféré de l'empereur Alexandre 1"
avant d'être la victime de l'empereur Nicolas et le fier émigré qui
ne croyait plus ni aux vaines amnisties ni aux promesses trompeuses.
De cette multitude d'épisodes dont se compose la vie polonaise, je
ne sais s'il en est un plus curieux, plus significatif, plus propre
même à éclairer les événemens d'aujourd'hui, que cet épisode des
rapports de l'empereur Alexandre I®** et du prince Adam Czartory^kî,
de cette tentative de libéralisme concertée comme un complot entre
un tsar et un jeune patriote polonais, de cette amitié qui se nouait
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LE LIBERALISME EUSSE EN POLOGNE. 259
dans des conditions romanesques, qui continuait à travers toutes les
complications du commencement de ce siècle, se retrouvait vivante
et active jusque dans les combinaisons de 1815, et ne finissait que
lorsqu'il n'y avait plus d* espoir. C'est évidemment le dernier mot
des transactions possibles entre la Russie et la Pologne. Voici en
effet un souverain tout plein d'aspirations généreuses, qui a pu
être appelé un accident en Russie, et le Polonais le plus modéré,
le plus loyal dans la mesure d'un patriotisme invariable, — deux
hommes rapprochés étrangement par la fortune, caressant avec une
manifeste sincérité le même rêve, s' essayant de leur mieux aux
mêmes projets de réparation et de conciliation. A quoi sont-ils ar-
rivés? C'est justement l'épisode qui se ravive tout entier dans les
lettres jusqu'ici inconnues de l'empereur Alexandre P«* et du prince
Cwirtoryski, dans les mémoires moins connus encore du vieux pro-
scrit polonais, dans cet ensemble de documens dont la lumière, en
éclairant une existence de droiture et d'honneur, rejaillit sur tout
un ordre d'événemens, de possibilités ou d'impossibilités contem-
poraines.
Cest ridéal lointain et évanoui d'une régénération polonaise par
la bienveillance et l'équité réparatrice, par une diplomatie géné-
reuse ou chimérique si l'on veut, d'une paix conçue et négociée
pendant vingt ans dans les circonstances les plus extraordinaires,
ébauchée à l'origine dans le mystère d'une intimité sincère entre
deux hommes singulièrement rapprochés, l'un n'étant rien encore
qu'un adolescent impérial promis au pouvoir le plus absolu, l'autre
jeté tout à coup dans une cour ennemie et ressentant comme une
blessure sacrée le désastre récent de sa patrie, tous deux réduits à
se cacher pour mettre en commun leurs rêves et leurs désirs de
justice. Cette tentative a fini par une déception, elle , commençait
comme un roman à une heure cruelle. C'était sous le coup même
du dernier partage, de la prise d'armes de Kosciusko et de sa dé-
faite à Macieiowice, de la dévastation des provinces polonaises, de
la disparition du nom de la Pologne, de l'incarcération ou du ban-
nissement de tout ce qui était patriote, de la confiscation étendue
aux biens des plus grandes familles, de toutes ces choses en un mot
qui semblaient faire croire que tout était fini. On avait essayé de
sauver du naufrage la fortune du vieux prince Czartoryski : « Qu'il
m'envoie sesi^ls, puis nous verrons ! » avait répondu la toute-puis-
sante spoliatrice Catherine. Qu'on se représente donc le jeune prince
Adam contraint par devoir à ce rôle ingrat, entrant avec son frère
Constantin, le 12 mai 1795, à Saint-Pétersbourg, le cœur serré,
comme un exilé , comme un otage , obligé de paraître et de vivre
dans un monde où tout lui rappelait la force victorieuse et l'op-
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360 EEYUB DES DEUX MONDES.
pression. 11 n'allait pas gatment à cette aventure, — c'est lui-même
qui le raconte, — ce jeune homme de vingt-cinq ans, qui dans
sa forte éducation avait été nourri tout à la fois des traditions po-
lonaises, des idées du xviii'' siècle et des grands exemples de la
liberté anglaise, qui avait vu déjà l'Europe de l'Occident, qui s'é-
tait associé aux travaux de la grande diète, qui avait été un des au-
teurs de la constitution du 3 mai 1791, un des complices de Kos-
ciusko dans son insurrection, et qui gardait une aversion instinctive
contre les Russes. Pour lui, tout était supplice à Pétersbourg : la
différence de civilisation, d'idées, de mœurs, le contact permanent
du vaincu et des vainqueurs, cette vie de prisonnier en pays étran-
ger, dans le camp ennemi.
C'était au reste un monde curieux que cette société russe de la
fin du règne de Catherine II. L'extérieur était français, le fond était
russe et très russe. Le luxe le plus raffiné se mêlait aux mœurs mos-
covites; on parlait de Voltaire et de Diderot dans une atmosphère
asiatique, au milieu d'une nuée d'esclaves, de Cosaques, de Circas-
siens et de Tartares. C'était le temps où le comte Strogonof, qui
avait longtemps habité Paris sous Louis XV et qui s'était fait Fran-
çais sans cesser d'être Russe, accumulait les productions des arts
dans son palais ouvert à tout venant, où le grand-écuyer Narych-
kine, gai, affable, bon courtisan de tous les pouvoirs, travaillait le
plus consciencieusement du monde à se ruiner en bals et en somp-
tuosités, et n'y réussissait pas, où la princesse Rasile Dolgoroukof et
la princesse Michel Galitzin, fort connues depuis à Paris, tenaient le
sceptre dans leurs salons élégans, rivalisant de beauté, d'esprit et
de séduction au point de tourner la tête à ce malheureux M. de Co-
bentzel, l'ambassadeur d'Autriche, et à M. de Choiseul-Gouffier. Il
y avait dans la politique des hommes comme le comte Rezborodko
à l'extérieur d'ours, à l'esprit fin, à l'intelligence lucide, paresseux
au possible et fort adonné aux plaisirs, ou comme le vieux comte
Osterman, figure détachée d'une ancienne tapisserie, long, maigre,
pâle, toujours habillé à la vieille mode. Avec ses bottes en drap,
son habit brun aux boutons d'or et son cordon noir au cou, Oster-
man représentait le règne de l'impératrice Elisabeth; il était le seul
qui, comme vice-chancelier et doyen du collège des affaires étran-
gères, eût osé se prononcer centime le partage de la Pologne. Le favori
du jour n'était plus le puissant Potemkin aux fascinations secrètes :
c'était Platon Zubof , le dernier-né des bonnes grâces 8e la septua-
génaire Catherine. Platon Zubof était jeune encore, svelte, d'une
figure agréable; il avait une voix flûtée et des affectations de dignité
indolente. Courtisans et solliciteurs affluaient dans ses anticham-
bres, où il y avait cohue de dignitaires de l'empire. Comme un roi.
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LE LIBIÉRAUSME RUSSE EN POLOGNE. 261
a avait ses levers; il entrait d'un pas traînant en robe de chambrer
saluant d'un léger signe de tête les courtisans qui attendaient um
regard, pendant que les valets de service s'emparaient de lui et fai-
saient sa toilette. Platon Zubof sortait souvent triste et abattu de
ses entrevues avec son impériale maîtresse, et il n'était pas sans se
livrer à d'autres intrigues d'amour.
Au-dessus de ce monde apparaissait ce que le prince Adam appelle
^irituellement l'Olympe moscovite, un Olympe à trois étages. Au
premier étage était la jeune cour des grands-ducs Alexandre et
Constantin, rayonnante de vie et d'entrain; plus haut, on voyait le
grand-duc Paul, qui inspirait l'effroi ou le mépris par son humeur
sombre et farouche, par ses lubies fantasques. Au sommet enfin
était le Jupiter femelle de cet Olympe, l'impératrice Catherine elle-
même, âgée déjà, mais verte encore, donnant le. ton à une cour
hébétée de servilité. C'était une femme plutôt petite que grande
et d'un embonpoint assez développé, mêlant dans sa démarche
l'élégance à la dignité, portant sur son visage ridé l'expression de
la hauteur, sur ses lèvres un savant et éternel sourire, passionnée
et vindicative au fond, ayant fait assez de bien et de mal pour inspi-
rer le fanatisme ou la terreur, pour que tout ce qui venait d'elle fût
sacré, même sa luxure. Elle savait plaire et elle avait une volonté
inexorable. Elle détestait son fils, le grand-duc Paul, à qui elle n'a-
vait pas même laissé le droit de diriger l'éjlucation de ses enfans, et
elle transportait ses affections sur la jeune cour, sur le grand-duc
Alexandre, qui était l'objet privilégié de ses espérances. Pour cette
société concentrée à Saint-Pétersbourg, la Pologne conquise n'était
pas seulement une question d'agrandissement politique, une satis-
faction d'orgueil national; c'était un grand butin à partager, car, il
faut le dire, dans les affaires de Pologne, la conquête d*état ou la
répression m&rche toujours accompagnée de la dépossession pri-
vée. L'empereur Nicolas seul a pris pendant son règne pour plus de
SOO millions de propriétés polonaises, et on voit aujourd'hui encore
les séquestres renaître. Au lendemain du dernier partage, sous Ca-
therine, les confiscations étaient immenses. C'était à qui aurait sa
part dans les distributions. Les plus grands dignitaires russes ne
craignaient pas d'hériter des dépouilles des familles polonaises, et
la cupidité se colorait au besoin d'un singulier prétexte : l'impéra-
trice le voulait, on ne pouvait désobéir à la souveraine. Un seul, et
c'était le vainqueur de Kosciusko à Macieiowice, le général Fersen,
eut le courage de refuser les propriétés de la famille Czaçki, et
<fenianda simplement quelques biens du domaine national.
(Test dans ce monde et à cette heure du partage des dépouilles
que le prince Adam arrivait avec son frère , gardant au fond du.
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S62 BEYUE DES DEUX MONDES.
cceur le sentiment de sa patrie perdue, et en même temps ayant à
refouler tous ses instincts, toutes ses convictions de jeunesse, s'il
Youlait réussir. Le vieux prince Czartoryski avait donné pour com-
pagnon et pour guide à ses deux fils un honnête et bon homme,
M. Gorski, ayant la démarche fiëre, le ton haut et décidé, mais gai,
amusant, facile à vivre, parlant un français original et réjouissant,
ayant l'art de s'insinuer et de conduire deux jeunes gens dans cette
carrière nouvelle où il y avait à obtenir la restitution d'une fortune
sans s'abaisser. Il fallait aller partout, visiter les personnages in-
fluens, se faire des amis, arriver jusqu'à la tsarine. L'honnête Gorski
était impitoyable dans cette course au clocher à travers le inonde
russe, qu'il fréquentait, qu'il détestait et qu'il savait gagner par sa
bonne humeur. Les deux frères, à vrai dire, n'étaient pas mal reçus
à Pétersbourg, et peut-être la cour avait-elle pour mot d'ordre de
faire fête à ces deux jeunes représentans d'une des premières fa-
milles polonaises venant plaider leur cause de spoliés chez les spo-
liateurs; ils trouvaient d'ailleurs dans plus d'ime maison les sou-
venirs qu'y avait laissés leur père au commencement du règne de
Catherine, et le jour de leur première présentation à la cour l'im-
pératrice elle-même arrêtait sur eux son plus doux regard en leur
disant : « Votre âge me rappelle celui de votre père quand je l'ai vu
pour la première fois. J'espère que vous vous trouvez bien dans ce
pays. )) Le fait est qu'ils ne se trouvaient pas bien du tout à Pétera-
lK)urg; ils se sentaient mal à l'aise en terre étrangère et ennemie;
ils souffraient de cette recherche contrainte de la faveur auprès
d'hommes dont l'un, le frère du favori, le comte Yalérien Zul)of,
avait fait la guerre de 1794 sans pitié et avait saccagé la résidence
de leur famille, Pulawy, ce Versailles de la Pologne.
Tout le jour pourtant il fallait courir, se faire une attitude; le soir
seulement, quand on était sans témoins, l'impression intime éclatait.
Chez le bon Gorski, c'était un vrai débordement de vertes épithètes
contre ceux qu'il venait de voir, auxquels il venait de sourire : « Ahl
le lâche ! ah ! le coquin ! » s'écriait-il pour se soulager avant de re-
commencer le lendemain. Chez le prince Adam, c'était de la tris-
tesse, un sentiment d'ennui profond. « Nos pensées, dit-il, se repor-
taient vers nos parens, nos sœurs, notre patrie; nous réfléchissions
sur nous-mêmes, sur la triste position où nous nous trouvions. » Et
ce qui ajoutait à cette amertume secrète du jeune exilé en Russie,
c'est qu'au moment môme où il passait son temps matériellement
libre du moins, obligé d'accepter des distractions, quelques-uns de
ses plus dignes compatriotes, Kosciusko, Potoçki, Sokotoiçki, Niem-
cewicz, Kilinski, étaient sous les verrous. Ils étaient là, è, quelques
pas, dans la même ville, à Pétersbourg; on ne pouvait avoir de leurs
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LE UBÉBAUSME BUSSE EN POLOGNE. 2d3
Doavelles. Ne pouvant rien pour eux, le prince Adam se contentait
4e passer souvent dans la rue où quelques-uns étaient gardés pri-
soimlers, espérant au moins les apercevoir. Il réussit quelquefois en
efiet à les voir passer comme des ombres. Il ne les connaissait pas
tous alors; mais, selon un de ses mots touchans, le cœur lui battait
bien fort quand U levait les yeux vers ces fenêtres si bien fermées
derrière lesquelles vivaient des bommes chers à tout Polonais, et
qui n'avaient commis d'autre crime que de se dévouer pour leur
patrie. Cette époque avait laissé une empreinte profonde cbez le
prince Adam ; elle n'avait pas plié son caractère à la dissimulation,
mais elle lui aVait donné un air de tristesse sérieuse et circonspecte
qu'il a gardé toute sa vie. Ne pouvant manifester ses sentimèns, il
s'était réfugié dans un certain stoïcisme, favorisé par une indolence
naturelle que sa mère, la princesse-générale, lui reprochait quel-
quefois avec une charmante tendresse dans des lettres d'une viva-
dtë éloquente.
Dne fois sur ce terrain, il n'y avait plus qu'à jouer son rôle jus-
qu'au bout. A ce prix, les Gzartoryski ne retrouvaient pas tous leurs
biens confisqués, mais ils en eurent une partie par un don impérial
qui assimilait ainsi les spoliés et les spoliateurs dans cette vaste
curée des fortunes polonaises. C'était, on le voit, traiter à la cosaque
le droit de propriété. Encore cette faveur, fallait-il l'acheter par un
nouveau sacarifice de liberté en entrant au service de Russie. Le
prince Adam et son frère entreraient-ils au service militaire ou au
service civil f Peu leur importait en vérité. Marchander, choisir,
sortir d'un rdle tout passif, c'eût été attacher de la valeur à ce qui
n'en avait point à leurs yeux, et c'est en victimes, le front baissé,
qu'ils se laissaient faire officiers des gardes et bientôt gentilshommes
de la chambre. Ils étaient de la cour. C'était un succès à faire envie
à beaucouq) de Russes; pour eux, il n'y avait qu'une chaîne, une
contrainte de plus. Ils faisdent leur service, ils voyaient le monde, et
ne se considéraient pas moins comme des otages en uniforme atten-
dant l'heure de se dégager avec dignité et avec honneur. C'est jus-
tenoent alors, dans cet isolement moral au milieu d'une société où
ils passaient en étrangers, où tout était fait pour les blesser, même
les faveurs, qu'ils se trouvaient surpris par un événement aussi mys-
térieux qu'inattendu.
Dans ce monde semi-européen , semi-asiatique , où une tsarine
vieillie régnait dans une atmosphère de servilité, il y avait, je l'ai
dît, toute une génération de princes encore dans l'adolescence, le
grand-duc Alexandre, le grand-duc Constantin, petits-fils de Cathe-
rine, fils de celui qui allait être l'empereur Paul. Alexandre, qui
était déjà marié, avait à peine dix*huit ans, et sa femme, la grande-
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26i REYUE DES DEUX MONDES.
duchesse Elisabeth, n'en avait que seize. C'était un couple plein de
Yie et de grâce, éclairant cette vieille cour assombrie de caprices
despotiques. La position du grand-duc Alexandre était pénible
entre sa grand'mëre, dont il subissait toutes les volontés sans Tai-
mer au fond, et son père, pour lequel il avait de rattachement sans
oser le montrer. Il avait reçu des circonstances et d'un précep-
teur suisse, M. de La Harpe, esprit tout plein des théories du
XVIII* siècle, une éducation étrange : rien de précb, nulle connais-
sance de la réalité, nulle pratique des choses, mais des idées va-
gues, générales, d'humanité, de liberté, de justice. Tout cela lui
avait fait une âme singulière, retenue par bien des liens russes
et en même temps ouverte aux aspirations généreuses, inquiète du
présent, ardente et contenue. Il se sentait isolé, lui aussi, et avait
de ces besoins d'expansion de la jeunesse. Plus d'une fois, soit à
la cour, soit dans les promenades et sur les quais, où affluait la
bonne compagnie russe aux beaux jours d'avril qui précèdent la
débâcle du Ladoga, Alexandre avait remarqué et recherché les deux
jeunes princes Czartoryski; il s'était senti attiré par leur tenue simple
et réservée. Il prenait un plaisir visible à être avec eux, à prolonger
la conversation et à nouer des rapports plus intimes. Adam lui plai-
sait. Jusque-là il n'y avait rien de plus, lorsqu'un jour Alexandre
dit au prince Adam de venir le trouver le malin au palais de la Tau-
ride, où se trouvait la cour.
C'était au printeihps de 1796, par une matinée riante et douce,
qu'Alexandre, prenant le prince Adam familièrement par le bras et
l'entraînant dans les jardins de la Tauride, s'ouvrait à lui tout en-
tier et se livrait à une de ces confidences qui créent désormais un
lien. Pendant trois heures parcourant les allées, croisant de temps à
autre la grande-duchesse, qui souriait, comme si elle eût été d'in-
telligence, à cette intimité naissante, Alexandre s'abandonnait à une
de ces conversations infinies, vingt fois inteiTompues, vingt fois re-
prises et toujours animées. Il avouait au prince Adam qu'il avait été
ému et excité à la confiance par sa conduite et celle de son frère,
par leur résignation dans une existence qui devait leur être si pé-
nible, par le calme et l'indifférence avec lesquels ils avaient tout
accepté sans y attacher de prix, sans repousser des faveurs faites
pour leur déplaire, il le sentait. « Je devine tous vos sentimens,
ajoutait-il, je les approuve, et je sens à mon tour le besoin de vous
dire ce que je suis, ce que je pense. J'épiais l'occasion; je ne veux
pas que vous me confondiez avec mon entourage, que vous me sup-
posiez des idées semblables à celles de la cour, du gouvernement
actuel... J'ai bien vu à vos réticences que vous vous teniez en garde
aussi avec moi. Sachez donc que je condamne du fond de mon âme
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LE UBÉRALISME RUSSE EN POLOGNE. 265
les actes de ma grand'mëre envers la Pologne, que je les trouve in-
justes et barbares, que j'ai en horreur les cruautés commises dans
votre pays, que tous mes souhaits étaient pour Kosciusko, et que
j'ai le plus grand respect pour son caractère, la plus vive sympathie
pour son malheur. Je respecte les droits de l'humanité^ je déteste
le despotisme, je fais des vœux pour la cause de la liberté, dont les
Français sont les défenseurs... Je ne trouve personne à qui je puisse
avouer mes sentimens. Ma femme seule les connaît et les approuve;
elle a comme moi horreur de l'injustice. Tous les autres ne me com-
prendraient pas et se hâteraient de me trahir. Pensez donc combien
il m*est doux de trouver en vous un confident. Soyez aussi franc
avec moi, ne me cachez pas vos impressions. Maintenant que vous
me connaissez, que rien ne vous arrête. Dites-moi vos chagrins,
âne confiance mutuelle les adoucira. Je vous estime p^ce que je
vous vois attaché à votre pays; je comprends votre douleur et je la
partage... Surtout ne confiez qu'à votre frère notre entretien!... »
Certes la confidence était imprévue et de nature à émouvoir pro-
fondément, car enfin celui qui parlait ainsi, quel était-il? Un petit-
fils de Catherine, un tsarévitch vivant dans la cour la plus absolue,
dans une atmosphère de violence et de haine contre la Pologne, un
prince éloigné du trône encore, il est vrai, mais appelé à régner sur
la Russie. Plusieurs fois pendant la saison, lorsque la cour se trans-
portait à Tsarskoe-Selo, ces entrevues et ces conversations se re-
nouvelaient, et c'était toujours le même abandon. Alexandre se dé-
voilait dans la vivacité d'une nature mobile et généreuse, plein des
idées de 1789, rêvant la régénération de la Pologne comme de la Rus-
sie, dissimulant parfois l'ambition du pouvoir sous de vagues pro-
jeta de solitude et de vie retirée, et chose curieuse, dans ces entre-
tiens qui embrassaient tout, le plus exalté, le plus hardi d'opinion
était le petit-fils de Catherine; le modérateur, celui qui tempérait
ce qu'il y avait parfois de trop visiblement chimérique dans les
dans du grand-duc, c'était le confident, qui avait le plus à attendre
pour son pays de ces idées d'équité, d'un changement total de po-
litique, de l'avènement d'un prince dont le règne rouvrait des per-
spectives de justice. Ainsi se formait cette amitié que je cherche à
saisir dans son origine mystérieuse au sein d'une société hostile,
parce qu'elle est la révélation première de ce phénomène de libéra-
lisme éclos un jour secrètement en Russie dans l'ombre de l'abso-
lutisme le plus illimité, le premier germe des velléités réparatrices
d'Alexandre pour la Pologne : amitié qui naissait d'abord d'un at-
trait personnel, d'un goût romanesque d'épanchement, et qui, en
se cachant dans un règne, est restée à travers les événemens le
mobile invisible des combinaisons de toute une politique, quelque-
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266 RETUE DES DEUX MOlfBES.
fois un frein pour Alexandre devenu empereur, un motif d'espé-
rances sérieuses, quoique toujours trompées, pour le prince Adam,
le lien survivant de deux hommes si singulièrement rapprochés.
Il faut se souvenir de ce qu'était l'Europe à ce moment, de ce
qu'elle offrait de chances au patriotisme d'une nation vaincue, pour
comprendre ce que devait ressentir un jeune Polonais réduit à vivre
parmi les ennemis de son pays, et comment pouvait naître une inti-
mité si imprévue. La Pologne venait de disparaître dans le dernier
démembrement de 1795; elle se personnifiait en quelque sorte dans
cette royauté prisonnière de Stanislas-Auguste, pensionnée par la
Russie, internée à Wilna ou à Pétersbourg. La révolution française,
en remuant le monde, n'avait rien fait pour elle, ne paraissait vouloir
rien faire, et les puissances liées par la solidarité de la spoliation
n'aspiraient qu'à maintenir leur œmTe, à s'assurer définitivement
leur conquête. Chose étrange, pour la France la Pologne était trop
loin, pour les coalisés du nord c^était une autre France mise à la rai-
son, un foyer de prétendu jacobinisme éteint au centre de l'Europe. Il
semblait que désormais il n'y eût plus rien à attendre d'aucun côté.
Seul, dans une de ces cours ennemies où avait été conçu et préparé
l'acte de destruction, un jeune prince reniait cette politique d'injus-
tice et de violence; il parlait avec attendrissement des malheurs de
la Pologne, avec respect de Kosciusko, et il laissait entrevoir la
pensée d'une réparation possible. « Je crus rêver en entendant ces
confidences, dit le prince Adam; mon émotion fut extrême, » et
longtemps plus tard, même quand il avait perdu toute espérance, il
était resté fidèle à ce souvenir.
Cette amitié née dans les jardins de la Tauride et de Tsarskoe-Selo
était sincère en effet. Lorsque Alexandre, à dix-neuf ans, dans le plus
grand mystère, allait chercher un jeune Polonais qui se considérait
comme un proscrit à Pétersbourg, pour échanger avec lui des confi-
dences tout intimes, des rêves d'amélioration pour l'humanité, pour
la Pologne, il ne faisait évidemment aucun calcul vulgaire. Qui pou-
vait-il vouloir tromper? quel intérêt avait-il à surprendre la confiance
d'un inconnu, d'un déshérité qui ne pouvait rien? Il cédait à un be-
soin d'attachement, à un élan spontané, et ce sentiment devait sur-
vivre longtemps encore aux circonstances qui l'avaient fait naître.
Empereur ou grand-duc, dans les crises décisives de sa destinée, en
1810, en 1812 comme en 1801, à soa avènement soudain au trône
comme en 1796, Alexandre ne s'adressait à Adam Czartoryski, ne lui
écrivait qu'avec une effusion particulière, en l'appelant « mon cher
ami, » en lui disant : « à vous de cœur et d'âme pour la vie. » En
1801 , au moment de la tragédie qui tranchait le règne et les jours
de l'empereur Paul, et qui plaçait une couronne ensanglantée sur
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LE UBÉRALIStfB RUSSB EN POLOGNE. 267
la tête de son fils, le prince Adam, par une sorte de disgrâce, se
trouvait en Italie comme envoyé auprès d'un souverain sans états,
le roi de Sardaigne, et la première pensée d'Alexandre était de
le rappeler; il lui écrivait aussitôt : « Vous aurez appris déjà , mon
cher ami, que par la mort de mon père je suis à la tète des af-
faires. Je tais les détails pour vous en parler de bouche. Je vous
écris uniquement pour que vous remettiez sur-le-champ les affaires
de votre mission à celui qui s'y trouve le plus ancien après vous,
et que vous vous mettiez en route pour venir à Pétersbourg. Je
n'ai pas besoin de vous dire avec quelle impatience je vous attends.
J'espère que le ciel veillera sur vous pendant votre route... Adieu,
mon cher ami, je ne puis vous en dire davantage... » Et bientôt,
malgré ce que pouvait avoir d'étrange la présence d'un Polonais,
qui ne se cachait pas d'être Polonais, à la tête des conseils de la
Russie, au risque d'étonner et de froisser les gens de cour russes,
Alexandre n'avait point de repos qu'il n'eût fait aiTiver au minis-
tère des affaires étrangères l'ami de sa jeunesse, le confident de
ses rêves et de ses pensées. C'était une manière d'être fidèle à un
premier sentiment.
Le libéralisme d'Alexandre et ses vues réparatrices sur la Pologne
étaient-ils également sincères? Us l'étaient sans doute dans une cer^
taine mesure. C'est même le propre de ce personnage curieux et
ënigmatique de l'histoire de s'être cru toujours fidèle à ces idées
généreuses qui avaient tout d'abord fasciné sa jeunesse. Ce que pen-
sait le grand-duc adolescent, encore loin du pouvoir, Alexandre ne
le désavouait pas après la mort de Catherine, qui le rapprochait du
trône. Le despotisme capricieux et violent, quelquefois aussi puéril
que farouche de son père, Paul P', ne faisait que le confirmer dans
ses opinions premières. Devenu lui-même empereur par cette ca-
tastrophé dont il taisait les détails au prince Adam, et à laquelle il
avait prêté tout au moins une connivence indirecte ou tacite pour
en garder ensuite toute sa vie l'effroi et le remords, il se défendait
auprès de ses amis les plus intimes d'avoir changé. Tout ce qui tou-
chait à des réformes équitables, à des institutions libérales, à la
justice, à l'émancipation des masses, il ne cessait de s'en préoccu-
per. II aspirait toujours au rôle de bienfaiteur de l'humanité, de
redresseur des iniquités. A mesure cependant qu'U entrait dans le
domaine des choses réelles et qu'il se rapprochait du pouvoir, il
éprouvait le trouble des caractères faibles jetés tout à coup en face
de difficultés imprévues; il subissait le dangereux attrait de l'omni-
potence sans limites. Un homme nouveau se dessinait en lui, un peu
embarrassé de ses aspirations et de ses rêves, facilement conduit,
sinon à les désavouer, du moins à les ajourner. Le libéralisme
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2^8 EETUE DES DEUX MONDES*
d'Alexandre, comme son amitié, tenait de sa nature complexe, ujie
nature à la fois exaltée et timide, caressante, naïvement cauteleusot
inquiète et mobile.
Personnage assurément étrange, ayant le goût des nouveautés et
toutes les faiblesses d'un caractère irrésolu, utopiste plutôt que ré-
formateur. Européen d'idées, libéral d'imagination, Grec par la
finesse, Russe par f aptitude à concilier les sentimens, les instincts,
les actes les plus contraires, sensible à l'éloge, à la popularité, per-
mettant toutes les critiques de son gouvernement, pourvu qu'elles
prissent la forme d'un dévouement personnel, et se considérant lui-
même comme une exception en Russie! Alexandre était en effet un
phénomène dans la société russe par toutes ces velléités de progrès
et de justice qui flottaient dans son esprit; seulement ce n'étaient
que des velléités. Le libéralisme était pour lui comme une petite
conspiration ne devant jamais aboutir, comme un secret franc-ma-
çonnique partagé entre quelques initiés. Il s'était fait au commen-
cement du règne une sorte de conseU secret composé de quelque?
hommes qu'il appelait ses amis personnels, et dont le jeune comte
Paul Strogonof était le plus ardent, M. de Novosiltsof le plus avisé
et le plus souple, le comte Kotchubey le plus pratique et le plus
désireux d'entrer aux affaires, le prince Adam Gzartoryski le plus
désintéressé à coup sûr. C'était ce que la vieille société et les vieux
politiques de Pétersbourg appelaient avec ironie le parti des jeunes
gens. Deux ou trois fois par semaine, le soir, ces jeunes gens, qui
avaient le privilège d'aller dîner au palais sans invitation, s'esqui:-
vaient après le repas et gagnaient un petit cabinet de toilette où
l'empereur les rejoignait bientôt. Là on dissertait de tout, on se li-
vrait à mille projets, on s'élançait à plein vol dans toutes les sphères
de la politique, et l'empereur lui-même s'abandonnait entièrement
à ses idées favorites, à ses sentimens. C'était bien tant qu'on restait
dans le sanctuaire ; hors de là, le train de la vieille machine russe
continuait, et Alexandre retombait sous l'influence d'une cour toute
pleine des traditions autocratiques, de ministres qu'il hésitait à
changer. 11 lui fallut du temps pour oser. Provoquer trop vivement
son initiative eût été le blesser, exciter sa méfiance, réveiller en lui
le tsar, et si on se laissait aller à le serrer de trop près, il se trou-
blait, il se fermait en quelque sorte ou se réfugiait dans une subtile
distinction entre l'homme et le souverain, croyant avoir répqndu à
tout quand il disait que l'homme n'avait pas changé, qu'il était tou-
jours le même, qu'il ne renonçait à aucune de ses idées, mais que
le souverain avait des devoirs.
Cette nature fuyante échappait ainsi aux uns et aux autres, res-
tant une énigme pour tous. Alexandre avait pourtant des velléités
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LB UBilAUSMB BUSSE BN POLOGNB. 269
intennittentes et descendait quelquefois de ses rêves. On a parlé ré-
cemment comme d'une grande nouveauté de la création d'un comité
ou conseil des ministres à Pétersbourg. C'est une nouveauté de 1802
qai est devenue depuis ce qu'elle a pu. Alexandre mettait la main
sur la vieille machine gouvernementale, à laquelle il substituait
des départemens ministériels, un conseil délibérant en commun. Il
allait même plus loin : il accordait au sénat dirigeant des privilèges
nouveaux, le droit de contrôle et de représentation sur les oukases.
On se crut un moment sur le chemin du régime représentatif. Qu'en
restait-il dans la pratique ? Gela finit par une petite aventure pi-
quante où se peignent tout à la fois le caractère du prince et ce
qu'ont de factice les plus simples tentatives libérales en Russie. Un
jour, un des membres du sénat, le comte Severin Potoçki, qui était
des amis de l'empereur sans être du conseil secret, croyant natu-
rellement que, si on avait accordé un droit, c'était pour quelque
chose, et qu'il n'y avait pas de meilleur moyen d'être agréable que
de le prendre au sérieux, proposa une représentation sur un oukase
qui portait atteinte à la charte de la noblesse. Les autres sénateurs
ne virent là qu'une petite comédie arrangée pour faire honneur aux
vues réformatrices du maître, une occasion facile et sans péril de
bire de l'indépendance, et ils se hâtèrent de voter unanimement la
Hiotion. L'opposition du procureur-général du gouvernement, mi-
Bistre de la justice, leur parut un détail piquant de plus ajouté à la
scène. Ce fut le vieux comte Strogonof qui, avec deux de ses collè-
gues, eut la mission d'aller porter ce vote à Tempereur. Ils étaient
émerveillés de leur tactique et pleins de confiance. Quelle fut leur
surprise, lorsque l'empereur les reçut d'un ton sec et froid, répri-
manda vertement le sénat, et lui signifia de ne s'occuper désormais
que de ce qui le regardait, de faire exécuter au plus vite l'oukase objet
de ses représentations! Ce fut la première et unique tentative d'in-
dépendance du sénat de Pétersbourg, qui se le tint pour dit et ne
recommença jamais sa campagne. Au fond, observe spirituellement
le prince Adam, Alexandre aimait la liberté comme un passe-temps
<rhnagination, comme un thème favori sur lequel on pouvait tout
dire, pourvu qu'on le dit à huis clos et qu'on n'en vînt pas à la
réalité, o II eût bien voulu que tout le monde fût libre, à la con-
dition que tout le monde ftt librement et spontanément sa volonté
seule. » Une naïve préoccupation personnelle dominait tout chez
lui. L'empereur Alexandre I" est resté le type le plus curieux, le
plus original et le plus candide de ce libéralisme russe, tout d'os-
tentation et de vanité, qui encore aujourd'hui est plus factice qu'on
ne croit, qui n'est que le déguisement européen d'une réalité vio-
lente et confuse, des mœurs iivétérées de l'absolutisme asiatique.
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270 RJËYUE DES DEUX MONDES.
C'est avec ce souverain que le prince Adam Czartoryski avait affaire,
inspiré et soutenu, non par une idée vague et indéfinie de réforme
libérale, mais par la pensée plus précise d'une restauration polo-
naise qui avait été à l'origine l'unique raison d'être de leur roma-
nesque intimité. '
Le rôle du prince Adam était certes aussi délicat que difficile. Ce
qu'il faudrait remarquer et déflnir, c'est ce caractère, cette posi-
tion étrange d'un Polonais ami d'un empereur de Russie, bientôt
son ministre, toujours son confident préféré ; c'est la vraie nature
de cette intimité, dont la Pologne était le nœud, et que le prince
Adam avait pu accepter sans faiblesse, sans infidélité à la cause de
son pays, parce qu'il y était entré avec l'intégrité de son patiio-
tisme et de ses espérances, sans avoir rien à désavouer de ses sen-
timens et de ses aspirations. La revendication avouée, permanente,
de sa nationalité faisait au contraire la dignité et l'originalité de son
rôle. Même au service, il n'était nullement le serviteur de la Rus-
sie; il mettait tous ses soins à garder le caractère d'un étranger jeté
par la fortune dans un pays qui n'est pas le sien, et servant dans
l'intérêt de son propre pays. 11 avait été convenu qu'il ne recevrait
ni traitement ni décorations russes. C'était plutôt le représentant
d'une cause en souffrance, le plénipotentiaire d'une nation vaincue
placé dans une société où tout lui était hostile, excepté le souve-
rain, qui semblait ne point reculer devant le principe et la possibi-
lité d'une réparation. Les rapports d'Alexandi-e et du prince Adam
se ressentaient de cette situation; ils se fondaient sur une idée de
justice pour la Pologne; ils se resserraient ou se refroidissaient
quelquefois selon les fluctuations de la pensée impériale. Ils étaient
très libres d'ailleurs et empreints d'une familière simplicité. Pour
Alexandre, le prince Adam n'était point un confident vulgaire choisi
parmi des courtisans; c'était un ami et comme une image vivante
de sa jeunesse, de ses impressions de 1796. Sans tout lui dire, pas
plus qu'à personne, il lui disait du moins ce qu'il n'aurait pas confié
à des Russes, et c'est avec lui de- préférence qu'il s'épanchait par-
fois, qu'il se plaignait des difficultés qu'on lui suscitait, qu'il reve-
nait à des rêves, à des projets avec lesquels il semblait ne vouloir
jamais rompre, même quand il les ajournait et s'en éloignait le plus
dans la réalité. Le prince Adam ne s'y méprenait pas : il recevait
ces confidences et en était touché; mais en même temps il devinait
les mobilités de cet ami couronné, qui promettait tant et semblait
par instans oublier si vite. Sans le heurter, il lui parlait avec une
franchise qu'on trouverait aujourd'hui sévère; il lui rappelait ce qui
les avait liés, les idées qu'ils avaient nourries en commun, et sou-
vent même il Tembarrassait. #
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LE LIBERAUSHE RUSSE EN POLOGNE. 271
Un jour, au commencement du règne, Duroc, l'aide de camp du
premier consul, venait d'arriver à Pétersbourg pour complimenter
Alexandre, et on en avait profité pour signer une convention qui ne
réglait aucune difficulté entre la Russie et la France, qui ne conte-
nait qu'un article remarquable par lequel les deux pays se promet-
taient mutuellement de ne point protéger les émigrés. Cet article
était principalement dirigé contre les émigrés français; mais par le
fait îl se tournait aussi contre les Polonais. C'était un des premiers
actes du règne. L'empereur n'en avait rien dit au prince Adam, qui,
à la première entrevue, en fit l'observation avec une tristesse qui
était un reproche. L'empereur baissa, les yeux, resta un moment
confus, et finit par dire que cet article ne signifiait rien, qu'il n'a-
vait pas moins à cœur les destinées futures de la Pologne. Le prince
Adam, dans ses relations avec Alexandre, avait souvent de ces dé-
ceptions, et alors il était pris d'un découragement profond. Il dés-
espérait de pouvoir servir utilement son pays, et, dévoré d'amer-
tume, îl n'aspirait qu'à s'en aller, à se soustraire à cette vie de
continuels désappointemens; puis, à la moindre éclaircîe, sur une
parole nouvelle de l'empereur, il retrouvait un peu de confiance. Il
restât, il réprimait le dégoût du Russe qui le saisissait, et, faute de
marcher plus ouvertement, plus directement au but national où U
tendait, il faisait du moins tourner cette faveur exceptionnelle dont
îl était l'objet ou la victime au bien delses compatriotes. Il interve-
nait pour ceux qui étaient exilés en Sibérie ou enfermés dans les ca-
chots, faisait lever les confiscations, employait la diplomatie im-
périale à tirer des prisons de l'Autriche un des patriotes les plus
éminens, l'abbé KoUontay, saisissait l'occasion de ménager un ré-
gime moins dur, moins tyrannique, aux anciennes provinces polo-
naises, sur lesquelles les fonctionnaires russes s'étaient abattus avec
leurs mœurs violentes et déprédatrices. Il servait en détail, obscu-
rément, se demandant chaque jour, après l'œuvre de la veille, ce
qu'il pourrait faire le lendemain. Il se disait enfin qu'en ce moment,
en Europe, où il semblait y avoir une triste émulation d'oubD pour
son pays, dans cette cour où tout était froissement, où il ne pouvait
se confier à personne, pas même à ses collègues du conseil secret
avec lesquels il vivait familièrement, Alexandre était peut-être le
seul homme qui laissât parler devant lui d'un avenir pour la Po-
logne, et qui en parlât lui-même.
Le dernier mot de ces rapports soumis à de si singulières alter-
natives, l'expression ostensible de cette faveur obstinée et sans ré-
sultat, c'est l'élévation du prince Adam Czartoryski au ministère des
affaires étrangères en 1802. 11 fut d'abord simplement adjoint au
comte Vorontsof, et bientôt il' succéda comme ministre au vieux
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272; BBTUE DES DEUK MORDES.
Yorontsof lui-même, qui était malade et dont l'empereur se moqfHtit
dans rintimité en le singeant. Il se défendit tant qu'il put de cette
fortune imprévue, il résista, montra ce qu'il y avait d'étrange à Je
placer, lui Polonais avant tout et fermement résolu à rester Polo-
nais, dans une de ces situations oii il pouvait se trouver d'un jour à
l'autre entre sa loyauté de ministre et son patriotisme, entre V'm*
térét de son pays et l'intérêt de la Russie. L'empereur s'obstina et
répondit qu'il n'en était rien, qu'il prévoyait au contraire des cir-
constances différentes et plus favorables, que dans tous les cas son.
ministre pourrait se retirer le jour où un antagonisme d'intérêts
éclaterait. Alexandre fit mieux, il lui offrit comme appât, comme
prix de sa bonne volonté, le poste de curateur de l'université de
Wilna et la direction de l'instruction publique dans les sept gouver-
nemens polonais annexés à la Russie, c'est-à-dire dans la Lithuanien
la Volhynie, la Podolie, l'Ukraine. C'était une fantaisie de ce prince
qui en avait tant, et qui mettait une ardeur d'enfant à les satisfaire.
Il voulait son ami pour ministre, pour coopérateur intime de ses desH
seins» Adam Czartoryski accepta avec tristesse, comme un soldat,
dit-il, qui, jeté par l'amitié et le hasard dans des rangs qui ne sont
pas les siens, combat par un sentiment d'honneur et pour ne pomt
abandonner son compagnon; il accepta tout ce qui lui était offert, .
préférant en secret, par une prévoyance nationale, le soin de sur-
veiller l'éducation morale et intellectuelle de huit millions de Po-
lonais à la direction mâme des affaires de l'empire, qui lui étaût .
donnée par surcroît. Au fond, les difficultés étaient immenses pour
le prince Adam : il n'avait pas seulement à faire face aux inimi- .
tiés, à la malveillance, aux intrigues de la société de Pétersbourg,
qui voyait avec une envie mêlée d'étonnement cette faveur d'un
Polonais auprès d'un tsar; il avait à relever la politique extérieure
de la Russie de la confusion où l'avait laissée l'empereur Paul en
mourant, de l'effacement où elle était' restée depuis le commen-
cement du nouveau règne. Il fit un rêve étrange : il aurait voulu
que, retirée pour le moment des démêlés du continent, n'ayant rien
à voir dans tous ces remaniemens territoriaux par lesquels Napo-
léon ouvrait sa victorieuse carrière, et où les cupidités européennes
cherchaient à se satisfaire, la Russie se recueillît véritablement, se
consacrât à un travail de réformes intérieures, et se fît au dehors
une politique plus élevée, dégagée de tout esprit de violence et de
conquête. Il aurait voulu qu'en face de Napoléon et de ses menaces
d'ambition dictatoriale en Europe, Alexandre se fit un arbitre de
paix, un médiateur désintéressé protégeant les faibles , s'armant de
toutes les idées de droit public et d'équité. Il traçait tout un plan
de politique qu'il a reproduit depuis dans son Essai sur la diplo-
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LE UBÉBAUSME B08SE EN POLOGNE. 273
matit^ où la grandeur de la Russie se liait à une pensée de justice/
de reqiect du droit des peuples et des nationalités violentées, où il
bisait reluire habilement l'émancipation des Grecs et des Slaves.
Le nom de la Pologne n'était pas prononcé, mais il venait sur les
livres, et le rétablissement de la nation polonaise se laissait entre-
voir dans l'ombre comme le couronnement du système. *
Le plan de ce curieux ministre polonais des affaires moscovites
n'èCait-il qu'une chimère? Le prince Adam s'en est douté depuià,
je crois; il s'est aperçu plus tard qu'aucun Russe, fût-ce le plus
libéral, ne se laisse placer de son plein gré et sans arrière-pensée
ea &ce d'une résurrection possible, même lointaine, de la Pologne.
Le jour où comme ministre il développa son système dans le conseil,
il ne trouva que faveur et applaudissemens tant qu'il ne parla que
de la. grandeur, du i-ôle prépondérant de la Russie. Dès qu'il en vint
as bat, aux obligations de ce rôle, aux droits des autres peuples,
aiuL principes de justice, les visages se rembrunirent; l'attitude des •
ajwiHtans devint contrainte et froide, et on se tut. L'empereur seul
fui cbanné. Ce plan parlait à son ambition secrète et à ses senti-
meiu; il lui souriait d'autant plus qu'il était d'une réalisation éloi-
gnée, qu'il laissait le champ libre à l'imagination et à toute sorte de
oombioaisons sans exiger une décision ou tout au moins une action
inmiédiate. Seulement, en subissant le charme, Alexandre entrait
dans cet ordre de vues avec sa nature impressionnable et mobile, en
homme toujours partagé entre les inspirations d'un ministre qu'U
aimait et les influences russes qui l'assiégeaient chaque jour davan-
tage. II oe fit rien même pour s'acheminer de loin vers le but, et le
rére finit par la guerre de 180&, où la Russie n'était qu'une puissance
de plus dans une coalition organisée contre la France, une puissance
ne sachant pas même bien au juste où elle allait et ce qu'elle voidait.
Le prince Adam aurait voulu, puisqu'on était en guerre, que dès
rentrée en campagne on s'armât des tergiversations de la Prusse et
de ses condescendances craintives envers la France pour la sommer
de se prononcer, lui passer sur le corps au besoin, et lui prendre ses
provinces polonaises, qui, réunies à celles que possédait la Russie,
auraient formé un royaume distinct sous le sceptre d'Alexandre. Ce
n'était pas la première fois que cette idée passait dans les entre-
tîeiis de l'empereur et du prince Adam; c'était la première fois
qa'dle prenait une forme saisissable et que l'occasion s'offrait.
Alexandre parut un moment donner dans ce projet, puis il ne ré^
âsta pas à la séduction d'une amitié récemment formée avec le roi
etsortoot avec la reine de Prusse. A toutes ses indécisions, il ajouta
le tiHt plus grand encore peut-être de céder, lui aussi, au goût de
la |^(ûre militaire, d'eiQbarrasser de sa présence la responsabilité
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27i RETUE DES DEUX MONDES.
de ses généraux, et il alla se faire battre piteasement à Austerlitz.
Ce n'était pas la faute du prince Adam, dont aucune des idées n'a-
vait été suivie et dont l'influence avait déjà diminué; c'était la faute
d'Alexandre, qui, flottant entre toutes les idées et tous les systèmes,
blessant l'orgueil de Napoléon sans se rendre compte de ce qu'Q
faisait, s'était lancé dans cette aventure sans avoir rien prévu ni
rien préparé, pour en revenir mécontent de tout le monde et de lui-
même, plus que jamais rejeté pour le moment dans l'incertitude et
répétant avec amertume : « On ne m'y reprendra plusl »
Or la campagne d' Austerlitz conduisait à la guerre de Prusse, qui
allait éclater un an après, et la guerre de Prusse elle-même, en
étendant les conflits, en les portant vers le nord de l'Europe, était
de nature à créer une situation nouvelle où cette question de Po-
logne, devant laquelle Alexandre venait de reculer, pouvait se ré-
veiller tout à coup dans des conditions inattendues. On l'entre-
voyait déjà. Tant que le prince Adam avait cru à demi à la possibilité
d'une réparation par la Russie et qu'il avait été soutenu dans cette
idée par l'amitié et la confiance intime de l'empereur, il était resté
au poste ingrat où un caprice de bienveillance souveraine l'avait
placé. Dès que la confiance impériale diminuait à la suite d' Auste